Après son avocat lundi, c’était au tour du sénateur Mike Duffy et de son collègue Patrick Brazeau de vider leur sac, hier, dans l’enceinte du Sénat. Et eux ne se sont pas gênés pour viser le premier ministre Stephen Harper.
M. Duffy est revenu sur une conversation qu’il a eue avec le premier ministre, en février dernier, à la sortie d’une réunion de caucus. On savait depuis mai dernier que cet échange avait eu lieu et que M. Harper avait demandé au sénateur de rembourser les notes de frais litigieuses.
Ce qu’on a appris hier est que Nigel Wright, l’ancien chef de cabinet de M. Harper, était présent et que le premier ministre n’a rien voulu savoir des faits et de la version de M. Duffy, qu’il a sommé de rembourser.
«Après la réunion du caucus, le 13 février 2013, j’ai rencontré le premier ministre et Nigel Wright en privé. J’ai eu beau leur expliquer que, quoi qu’en disent les journaux, je n’avais pas enfreint les règles, mais le premier ministre ne voulait entendre ni mes explications ni la vérité. Le problème ne tenait pas à ce que j’avais fait, mais à la perception créée par les médias. ‘Les règles sont inexplicables pour notre base.’ Je me suis défendu, en disant que je ne faisais que suivre les règles comme tous les autres, mais je n’ai pas convaincu le premier ministre, qui m’a ordonné de rembourser l’argent et de ne pas discuter. Nigel Wright était présent pendant toute la rencontre avec le premier ministre», a raconté le sénateur.
Devant sa résistance, une sorte d’étau s’est refermée sur lui pour le forcer à plier. S’en sont mêlés les hauts gradés conservateurs au Sénat, plusieurs membres du personnel du bureau du premier ministre, des dirigeants du Parti conservateur. «Complot», «intimidation», «menace» de lui faire perdre son siège: tout y est passé. Et quand il a mentionné qu’il n’avait pas les fonds nécessaires même s’il voulait rembourser, Nigel Wright a dit qu’il viendrait à sa rescousse.
L’affaire éventée, la grogne a persisté. Pour tenter de la calmer, on a lâché le sénateur en exigeant qu’il quitte le caucus. Comme on l’a fait avec M. Brazeau et Mme Wallin. Et comme cela ne semble toujours pas suffire, on veut les suspendre.
Le sénateur Duffy a invité ses collègues à se tenir debout face au bureau du premier ministre. «Vous êtes aujourd’hui confrontés à ce à quoi j’ai dû faire face en février : ayez l’esprit d’équipe et rangez-vous du côté du cabinet du premier ministre et du leader du Sénat, ou résistez et faites votre devoir constitutionnel. J’aimerais avoir eu le courage, en février dernier, de refuser de me prêter à ce monstrueux stratagème politique lorsqu’il a été ordonné.»
Le sénateur Brazeau n’a pas ménagé ses paroles non plus. «Si c’est de cette façon que le gouvernement Harper perçoit la démocratie et l’exerce, je crois que nous devrions tous être inquiets. C’est une vraie farce. Je tiens aussi à dire à Stephen Harper qu’il a perdu mon vote», a-t-il dit en guise de conclusion.
Ces sorties ne sont pas des accidents, pas plus que celle, attendue aujourd’hui, de la sénatrice Pamela Wallin (je vous en reparlerai). Les trois sénateurs s’étaient faits discrets jusqu’à présent, attendant le résultat des enquêtes de la GRC, déclenchées à la suite d’une demande du Sénat. Ils sont sortis de leur réserve, parce que la haute gomme conservatrice veut maintenant les suspendre du Sénat, sans salaire, jusqu’à la fin de la session, ce qui peut vouloir dire jusqu’à la prochaine élection… s’il n’y a pas de prorogation d’ici là.
M. Harper et son équipe ont visiblement mal géré cette crise au Sénat. La base conservatrice est furieuse et on veut l’apaiser avant le congrès national du parti qui aura lieu à la fin du mois. Alors on improvise, on se met les pieds dans les plats et on réveille les chiens qui dorment.
Pour justifier la suspension proposée, le leader du gouvernement au Sénat, le sénateur Claude Carignan, soutient que les trois sénateurs ont fait preuve de «négligence grossière» dans la gestion de leurs ressources parlementaires, mais il ne vise pas un fait précis. C’est l’ensemble de l’oeuvre qui justifie à ses yeux d’imposer une sanction disciplinaire à ces trois personnes.
La solution sent tellement l’arbitraire que de nombreux sénateurs — libéraux ET conservateurs — se sont portés à la défense de leurs trois collègues ou, pour être précise, de leur droit à un processus juste, équitable et impartial qui respecte le droit à la présomption d’innocence et celui à une défense pleine et entière.
Le débat se poursuit aujourd’hui. Les libéraux ont proposé de confier à un comité le mandat d’examiner l’affaire. Comme je l’écrivais ce matin dans Le Devoir, Stephen Harper démontre une fois de plus que son flair stratégique l’abandonne quand il fait face à une crise. Son réflexe revanchard prend le dessus, intimidation en prime, et il n’a aucune gêne à larguer des employés ou collaborateurs qu’il vantait la veille.
Cette fois, il a mal mesuré la réaction de ses cibles. Les trois sénateurs ont décidé de ne pas se laisser faire, ce qui soulève de nouvelles questions que l’opposition n’hésite pas à poser. Le premier ministre persiste à répéter les mêmes réponses, ce qui ne fait qu’empirer l’impression de camouflage. Est-ce que cela peut lui permettre d’avoir tout le monde à l’usure? J’en doute, parce que trois sénateurs n’ont aujourd’hui plus rien à perdre.
Ces sénateurs ont été sacrifiés prématurément sur l’autel de l’opinion publique. Comme on lynch une victime désignée par la foule en colère, peu importe qu’il soit coupable ou non. On veut du sang.
M. Harper aime bien cette mentalité de Far West américain. Si c’est américain, c’est bien.
Dieu merci, un vent de révolte monte de ses rangs. Des gens un peu plus équilibrés, réservés font entendre des voix discordantes et sensées. Voilà qui est rassurant.
Il faut enlever les ambiguïtés qui corrompent les textes et rendent possibles ces diverses interprétations déroutantes.
Quand à M. Harper, l’histoire le jugera. Ce ne sera pas beau. J’en mets ma main au feu.
« La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique ; il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice ; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures on est échec, quelquefois mat. » — Jean de La Bruyère
La situation à laquelle nous assistons n’est pas sans rappeler la vie de Cour, telle qu’elle se pratiquait encore au 18ième siècle dans les monarchies de type absolutistes. On s’imagine parfois que les choses ont changées si ce n’est que les démocraties modernes forment des monarques ou de petits despotes temporaires, qui passent pendant quelques années, puis par la suite remplacés.
Il n’en reste pas moins que pendant ce temps là tout l’univers gravite autour du souverain. Et donc tous les membres de la « Cour » doivent se soumettre à la volonté du chef ou en subir les conséquences. Au fond le sénateur Duffy et quelques autres auraient dû comprendre cela. On ne s’engage pas en politique à la légère et si on est léger mieux vaut ne pas s’y engager.
Pour moi, l’une des phrases clefs dans ce débat est bien celle-là : « Le problème ne tenait pas à ce que j’avais fait, mais à la perception créée par les médias. ‘Les règles sont inexplicables pour notre base.’ » Ici deux mots m’interpellent : perception et base. Cela montre qu’il faut plaire à une base, qui ne se donne probablement pas le temps de réfléchir et d’analyser (que la base est essentiellement dépourvue de cœur et d’intelligence) lorsque c’est la perception de toute chose qui prime sur la vérité, la réalité et les faits.
— Vraiment la chose politique reste bien ingrate encore par les temps qui courent.