
Quand le président de l’Assemblée nationale, Michel Bissonnet, a annoncé l’automne dernier que le premier ministre Charest ne pouvait traiter le chef de l’ADQ, Mario Dumont, de « girouette », il est devenu assez injustement pendant quelques jours la cible des commentateurs et des caricaturistes, qui se sont bien moqués de ce nouvel ajout au volumineux lexique des mots prohibés dans l’arène parlementaire. Cet épisode n’a fait que renforcer l’opinion de bien des Québécois, pour qui la période de questions à l’Assemblée nationale n’est qu’une mascarade pendant laquelle, pour citer le chroniqueur Patrick Lagacé, de La Presse, « l’opposition fait semblant d’être très, très, très scandalisée en posant des questions à un gouvernement qui emploie beaucoup, beaucoup, beaucoup de mots pour passer à côté de la question ».
Dans quelques jours, quand la session parlementaire ouvrira à Québec, les députés seront saisis une fois de plus de quelques propositions pour réformer leur mode de travail — propositions qui, pour la plupart, traînent depuis des années.
Il faut savoir que le projet d’une réforme parlementaire est dans le paysage politique québécois depuis 1963, année où le premier ministre Jean Lesage avait demandé au juriste Jean-Charles Bonenfant de réfléchir sur le fonctionnement archaïque de l’Assemblée nationale.
J’ai présidé le Parlement du Québec pendant six ans, de 1996 à 2002, et j’ai proposé à trois reprises un train de modifications, presque toutes restées lettre morte ou abandonnées peu après mon départ. Mes prédécesseurs Jean-Noël Lavoie, en 1972, et Richard Guay, en 1984, s’étaient aussi sérieusement activés pour réformer l’institution centrale de notre démocratie. Les changements, particulièrement ceux portant sur le fonctionnement des commissions parlementaires, n’ont pas dépassé le stade des intentions louables. La portée effective des réformes a été réduite sous la férule du tout-puissant cabinet du premier ministre, désireux de garder le contrôle sur les dossiers potentiellement délicats, et des deux leaders parlementaires, jaloux de leurs prérogatives de meneurs de jeu des travaux de l’Assemblée.
Au printemps 2004, le président de l’Assemblée, Michel Bissonnet, a déposé à son tour une réforme détaillée, reprenant la plupart de mes propositions en faveur de l’autonomie et de l’initiative des députés ainsi que de l’accroissement de l’efficacité de leur travail, y compris l’introduction du vote libre et l’abolition du « bâillon » — la motion de suspension des règles de procédure. À ce jour, aucune n’a été adoptée !
Pendant combien de temps encore va-t-on refuser de passer à l’action ?
La conjoncture actuelle — un gouvernement minoritaire et trois partis d’égale force, tant dans l’opinion publique qu’à l’Assemblée nationale —est idéale pour procéder à une révolution parlementaire. Afin de guider nos députés et surtout leurs chefs, voici trois suggestions, deux reprises des réformes que j’ai déjà proposées au tournant du millénaire et une inédite.
1. Abolition de la période quotidienne de questions
Reconnaissons-le, cette pratique n’est pas ce qu’elle prétend être, soit un moment privilégié, pour les élus, de remplir honorablement deux de leurs principales tâches : la surveillance et le contrôle de l’administration gouvernementale ainsi que la reddition de comptes. La période de questions tourne le plus souvent à la foire d’empoigne, et ces joutes partisanes discréditent l’ensemble de la classe politique.
L’abolition de cette pratique parlementaire, une suggestion inédite, ne vise pas à faire disparaître les questions adressées aux ministres par les députés, surtout ceux de l’opposition. Au contraire. Je propose plutôt d’avoir recours au mécanisme actuellement utilisé pour l’étude annuelle du budget de dépenses des ministères. Chaque semaine ou toutes les deux semaines, selon de nouvelles règles à établir, les ministres ainsi que le premier ministre se retrouveraient en commissions parlementaires pour répondre, assez longuement, aux questions des députés. On pourrait également valoriser l’interpellation hebdomadaire d’un ministre, ce qui, actuellement, n’intéresse pas beaucoup les médias. En fait, les seuls qui perdraient au change seraient les journalistes de la Tribune de la presse, pour qui la période quotidienne de questions est le meilleur show en ville ! La démocratie, elle, en sortirait gagnante.
Aux États-Unis, les ministres comparaissent devant les commissions parlementaires, où les échanges sont nettement plus sérieux. On dira qu’ils ne sont pas élus, mais cela n’a rien à voir : en France non plus les ministres ne sont pas membres du Parlement, et pourtant une période de questions semblable à la nôtre existe, avec les mêmes effets toxiques sur la crédibilité de la classe politique. Rien ne nous empêche de nous inspirer du modèle américain.
2. Introduction du vote libre
L’un des principaux problèmes de notre vieux système politique britannique est qu’il rend impossible la nécessaire séparation des pouvoirs entre le gouvernement et le Parlement — une séparation fondamentale, comme en font foi les lois constitutives de l’Assemblée nationale et du Conseil exécutif. En d’autres termes, le fait que le chef du gouvernement et ses ministres soient issus de l’ensemble des députés, et qu’ils continuent d’y appartenir après leur nomination, a pour conséquence que les députés, surtout ceux du côté ministériel, ne sont que des acteurs secondaires serviles, sans pouvoir véritable. La rigide ligne de parti et l’ambition des simples députés d’accéder un jour au saint des saints — l’influent et prestigieux Conseil des ministres — obligent les représentants du peuple à agir d’abord comme porte-étendards de leur formation politique et des volontés de leur chef.
Il n’est pas nécessaire d’instaurer un système présidentiel et de séparer vraiment les pouvoirs exécutif et législatif — ce qui serait souhaitable, cependant. De nombreuses propositions ont été formulées au fil des années afin que, dans certaines circonstances, les députés puissent voter librement tant à l’Assemblée que dans ses commissions. Reste à les adopter et à instaurer une nouvelle culture politique, qui ferait que les dissidences cesseraient d’être présentées dans les médias comme des signes de profondes dissensions internes. On pourrait ainsi décider que seuls les votes sur le budget, les motions de censure et les votes directement issus des engagements électoraux majeurs seraient soumis à la ligne du parti. Pour le reste, les représentants du peuple auraient la liberté de voter selon leur conscience ou la volonté de leurs électeurs.
3. Abolition définitive du bâillon
C’est en 1992, à la demande du premier ministre Robert Bourassa, que le leader parlementaire d’alors, Michel Pagé, a proposé — et obtenu du président de l’époque, Jean-Pierre Saintonge — que l’on puisse réduire à presque rien le temps de parole alloué aux députés, sous prétexte d’une fausse urgence d’agir. C’est ainsi qu’est né le bâillon, cet empêchement à la liberté d’expression, selon le Petit Robert. Pas moins de 28 lois ont alors été adoptées en 24 heures. Du jamais-vu !
Il faut préciser que le bâillon n’a rien à voir avec la nécessité occasionnelle d’agir rapidement pour solutionner une crise socioéconomique majeure. Dans pareille situation, l’urgence d’agir est incontestable.
Au printemps 2001, après que j’eus menacé de modifier unilatéralement la procédure — en ramenant la nécessité de prouver l’urgence —, l’Assemblée nationale a consenti à ma proposition. Le gouvernement pouvait dès lors accélérer l’adoption d’un seul projet de loi à la fois, après avoir entendu les députés de l’opposition pendant un temps raccourci, certes, mais raisonnable.
Sur le coup, cette réforme a été saluée par tous. Mais Jean Charest, qui avait pourtant dénoncé à cor et à cri l’usage du bâillon, refusa que cette mesure devienne permanente. Elle a donc obtenu le statut de projet-pilote, à reconduire à chaque session. Et dès leur arrivée aux commandes de l’État, les libéraux ont mis de côté cette réforme à l’essai et fait adopter tous leurs projets de loi controversés sous le bâillon !
Aujourd’hui chef d’un gouvernement minoritaire, Jean Charest ne dispose plus de la majorité parlementaire nécessaire pour faire usage du bâillon. Il doit maintenant négocier et accepter de tenir compte des points de vue de ses « amis d’en face ». Toutefois, tant que le bâillon n’aura pas été définitivement mis au rancart, n’importe quel gouvernement majoritaire pourra de nouveau dans l’avenir en faire usage et « tasser » le Parlement.
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L’auteur a été président de l’Assemblée nationale du Québec de 1996 à 2002. Il a publié son autobiographie, À découvert (Fides), en 2007.