C’est la faute à la troisième vague

La vraie plateforme libérale était le premier budget Freeland, et ses 101 milliards de nouvelles dépenses. Faute d’élections printanières, Justin Trudeau s’est vu obligé d’allonger un autre 78 milliards en promesses, cinq mois plus tard.

Nathan Denette / La Presse Canadienne / Montage L'actualité

Le Parti libéral du Canada (PLC) a dévoilé sa plateforme électorale mercredi matin, faisant de lui le dernier des quatre principaux partis à s’exécuter, mais le premier à présenter aussi son cadre financier. Et ce que ce cadre financier nous apprend, c’est qu’il pleuvra encore des milliards si Justin Trudeau est reporté au pouvoir.

Au total, les libéraux promettent pour 78 milliards de dollars en nouvelles dépenses en cinq ans, somme qui s’ajoute aux 101 milliards de relance sur trois ans qui avaient déjà été annoncés dans le budget du printemps dernier dûment adopté. 

Les nouveaux revenus, eux, sont trois fois moins importants : 25 milliards de dollars en cinq ans. Et encore, la moitié de cette somme proviendrait de la proverbiale lutte à l’évasion fiscale, dont les résultats ne sont jamais garantis. 

On mesure l’écart par la mise en page du cadre financier : les nouvelles recettes tiennent sur 12 lignes, tandis que les nouvelles dépenses s’étalent sur un peu plus de trois pages ! Inévitablement, les déficits annuels gonfleront donc encore : de 19 milliards supplémentaires pour l’année en cours (pour s’établir à 157 milliards), de 20 milliards l’an prochain (pour s’établir à 63 milliards) et ainsi de suite. Même rendu en 2025-26, année où se tiendrait la prochaine élection si le prochain gouvernement est majoritaire, le déficit s’établirait encore à 32 milliards de dollars, ajoutant 70 milliards de plus aux 265 milliards de dettes supplémentaires budgétées dans le dernier exercice financier du gouvernement Trudeau.

Le chef libéral Justin Trudeau a eu de la difficulté à justifier cet endettement additionnel, répétant sa formule habituelle que le Canada possède « une des meilleures situations fiscales ». « C’est un plan responsable et prudent tout en étant extrêmement ambitieux », a-t-il soutenu. Quand un journaliste lui a demandé si c’était encore important d’équilibrer le budget, il a répondu sans sourciller qu’il « est important de vivre selon nos moyens ».

Cela ne devait pas se passer comme ça. C’est un secret de Polichinelle que les libéraux pensaient déclencher les élections au printemps dernier. Le plan était simple : présenter un budget de relance postpandémie, puis mener une campagne en faisant mousser chacune des nouvelles dépenses qu’il contenait. La plateforme libérale devait donc se limiter à ces quelque 101 milliards. Mais voilà, la troisième vague a frappé, les libéraux ont remballé leur élection, le budget a été adopté et les nombreuses mesures qu’il contenait sont devenues autant de « vieilles nouvelles ». 

C’est la raison pour laquelle la justification libérale de cette élection automnale — il faut laisser l’électeur décider à quoi l’après-pandémie ressemblera — sonne un peu faux : plusieurs de ces décisions ont déjà été prises. Et c’est la raison pour laquelle les libéraux se retrouvent obligés aujourd’hui de surenchérir : pour avoir quelque chose de neuf à dire pendant les 36 jours de la campagne.

Cela illustre le danger de ne pas se doter de cibles budgétaires. La ministre des Finances Chrystia Freeland a été critiquée en avril dernier, car son premier budget ne contenait aucun ancrage. Tout au plus s’est-elle engagée à ce que le ratio dette-produit intérieur brut (PIB) diminue (de 51,2 % en 2021-2022 à 49,2 % en 2025-2026). Comme on prédit une activité économique accrue au cours des prochaines années, il est possible de s’endetter encore plus tout en respectant cette cible. L’absence d’un quelconque plafond à l’endettement (absolu ou relatif aux revenus de l’État) permet de multiplier pratiquement à l’infini les promesses dans cette campagne. 

Dans un autre contexte, un parti politique proposant de financer ses promesses électorales à coup d’emprunts annuels de 20 milliards aurait droit à de sévères remontrances. Mais là… Ce faisant, toutefois, les libéraux se privent d’une ligne d’attaque contre leurs rivaux progressistes. Ils ne pourront pas dire des cadres financiers à venir du NPD ou du Parti vert qu’ils sont irréalistes sans se faire répondre : « Vingt milliards de plus ou de moins, quelle différence ? »

Pensée magique

La publication du cadre financier libéral n’est pas une bonne nouvelle pour le Parti conservateur, qui n’a toujours pas publié le sien. La raison : les conservateurs ont demandé au Directeur parlementaire du budget de chiffrer de manière indépendante chacune de leurs promesses et attendent une réponse. Mais déjà, leurs intentions font l’objet de critiques.

Les conservateurs promettent de rétablir l’équilibre budgétaire d’ici 10 ans et jurent qu’ils y parviendront sans amputer les dépenses de l’État. « Même avant la pandémie, Justin Trudeau a fait croître les dépenses de 6,5 % par année. Nous augmenterons les dépenses dans seulement quelques secteurs clé, comme la santé, et les contrôlerons partout ailleurs », a dit le chef Erin O’Toole mardi. Il a ajouté que son parti allait « faire croître l’économie de sorte qu’on retrouve l’équilibre budgétaire de manière responsable et équitable sans restrictions ». Le programme conservateur table sur une croissance économique « de 3 % ou plus par année » au cours des 10 prochaines années. La plupart des économistes jugent une telle cible irréaliste. Le Directeur parlementaire du budget a estimé en juin dernier que la croissance annuelle moyenne du PIB serait de 1,7 %. Le chef conservateur n’a rien trouvé à répondre à cela aujourd’hui. « Nous atteindrons notre objectif de 3 %. »

Quant aux compressions qui ne surviendront pas, une nuance s’impose : des promesses libérales pourraient ne pas voir le jour. Erin O’Toole l’a bien expliqué en début de campagne : s’il n’entend pas honorer les ententes négociées avec les provinces pour la création du réseau national de services de garde, c’est justement pour se créer de la marge de manœuvre. À lui seul, ce programme coûtera 6 milliards de dollars par année.

Des arguments pour museler l’adversaire

Le programme libéral contient quelques nouveautés qui susciteront l’intérêt. Par exemple, les libéraux répondent à la demande du Québec en confiant aux provinces, et non plus seulement aux villes, le droit d’interdire les armes de poing. Par contre, il contient une nouvelle intrusion dans les compétences provinciales, soit un programme de nutrition dans les écoles.

Quelques propositions s’inspirent des conservateurs (créer un programme d’assurance-emploi pour les travailleurs autonomes) ou visent à séduire leurs électeurs (une enveloppe de 2 milliards pour la transition économique des provinces pétrolières). D’autres ont pour objectif de placer le PCC sur la défensive : avec un nouveau mandat, le gouvernement Trudeau clarifierait la loi permettant à Ottawa de retenir des transferts destinés à une province n’offrant pas assez de services d’avortement, et déposerait une loi qui prémunirait contre toute poursuite judiciaire les employeurs imposant la vaccination à leurs employés.

Il y a aussi quelques mesures dans cette plateforme qui devraient plaire à la gauche très assumée, notamment la gratuité des produits hygiéniques pour femmes et l’interdiction pour la GRC de recourir aux balles de caoutchouc et aux gaz lacrymogènes pour contrôler les foules. La plateforme évoque aussi un impôt minimum de 15 % sur tous les revenus des contribuables très riches qui réussissent, grâce à une comptabilité créative, à réduire à presque zéro leur revenu imposable.

Les libéraux tentent ainsi de s’adresser à un auditoire le plus large possible. Reste à voir si les électeurs seront attirés par les promesses ou rebutés par la facture à venir.