Charest prise 2

Jean Charest a probablement raison sur le fond. Il est temps de revoir le fonctionnement de l’État québécois. Mais les Québécois, dissipés et rebelles, ne l’écoutent pas. Pourquoi?

Le génie des alpages est une bande dessinée européenne qui raconte les mésaventures de Romuald, le bélier d’un troupeau ingérable. Romuald croit qu’il est le chef, le leader, le patron, mais les brebis se sont unilatéralement proclamées troupeau autogéré et l’envoient promener. Imbu de ses responsabilités, Romuald enjoint aux bêtes de son troupeau de se comporter en moutons, de rester groupées, de penser au bien commun et de le suivre. Mais les brebis, individualistes, égoïstes et têtes de cochon, en font à leur guise, dans le plus grand désordre, au désespoir de leur chef, qui en mange ses bas de frustration.

C’est le Québec de Jean Charest.

Le premier ministre a appris, à la dure, pendant sa première année au pouvoir, ce que René Lévesque, Robert Bourassa ou Lucien Bouchard ont découvert avant lui: les Québécois ne suivent leur chef que si celui-ci les mène là où ils veulent aller – et à leur rythme.

Alors, pour ce qui est de la révision radicale de la Révolution tranquille et de la «réingénierie» totale de l’État québécois, annoncées sur toutes les tribunes il y a moins d’un an, il semble maintenant qu’on devra patienter…

Poussez-le un peu, et le Québécois moyen – même péquiste ou syndiqué des Travaux publics – admettra que Jean Charest a probablement raison sur le fond et qu’il est temps de revoir le fonctionnement de l’État, de repenser le modèle québécois, que la Révolution tranquille a fait son temps et qu’il faut réviser nos attentes et nos façons de faire. Les Québécois se sont déjà «mondialisés» dans leur économie, leur culture, leur vie de quartier. Seul leur style de gouvernement semble avoir échappé à cette modernisation.

Mais quand Jean Charest, fort de son «mandat de changement», a voulu s’attaquer à la «réingénierie» de l’État québécois, le troupeau autogéré s’est braqué et s’est mis à ruer dans toutes les directions. Jean Charest s’y est mal pris avec son troupeau, faut croire.

Un an après son élection, le premier ministre a, de façon très publique, pris la mesure d’une des grandes différences entre la politique fédérale, où il a appris le métier, et la scène québécoise, où il l’exerce maintenant. «La balle rebondit beaucoup plus vite au provincial, dit-il. Nous sommes au niveau du terrain, beaucoup plus près des gens, et c’est vers nous qu’ils se tournent. Le fédéral ne finance que 16% des soins de santé, et c’est la source du problème, mais c’est au provincial que les contribuables protestent contre les listes d’attente.»

Rompant avec la tradition, Jean Charest a quitté le building d’Hydro-Québec, repaire habituel de ses prédécesseurs, pour installer son bureau montréalais au quatrième étage d’une tour de la rue Sherbrooke, face à l’Université McGill. C’est dans ce bureau élégant, mais modeste, qu’il m’accordait une entrevue sollicitée… plus de six mois auparavant.

Une autre chose qu’il comprend mieux, Jean Charest, après sa difficile première année au pouvoir: la politique québécoise est pleine de pièges qu’on ne trouve pas ailleurs. Elle baigne dans un contexte identitaire et nationaliste où, dit-il, les symboles sont plus importants et touchent les gens de façon plus personnelle. «Parfois, les réactions sont davantage liées aux personnalités qu’aux idées; on peut se draper dans le drapeau et refuser le débat parce qu’on ne veut pas adhérer à la démarche», dit-il de la stratégie des syndicats qui l’accusaient, cet hiver, de saboter le Québec et sa culture. «J’ai dû apprendre.»

Jean Charest a consacré six ans de sa vie à faire la difficile transition entre le fédéral et le provincial, puis fut élu avec le slogan «Nous sommes prêts». Mais il n’était pas prêt, et son Cabinet non plus, reconnaît-il aujourd’hui. «Il n’existe pas de cours préparatoire où faire l’apprentissage de ce qui nous attend au gouvernement.» Et les Québécois, semble-t-il, n’étaient pas prêts non plus à le laisser bousiller les «acquis» de la Révolution tranquille.

«C’est gros, oui, c’est gros ce que je propose et ça fait peur. On a pris des habitudes, c’est un confort qui s’est installé pour certains et qui soudainement est remis en question.

Jean Charest comprend peut-être mieux les enjeux culturels des changements qu’il propose, mais le mal est fait. Les électeurs se comportent avec lui comme les gérants d’estrade au hockey quand les Canadiens de Montréal jouent mal. Les bras croisés, ils ronchonnent contre le gouvernement et prennent un malin plaisir à le voir s’enliser davantage, réalisant ainsi leurs pires prédictions.

En d’autres termes, Jean Charest a complètement raté son entrée. Ses adversaires prévisibles, les syndicats du secteur public, la mouvance socioculturelle péquiste, se sont mués en ennemis farouches, hargneux, parfois violents. Ses partisans conditionnels, la banlieue, la jeune classe moyenne, sont devenus sceptiques. Les électeurs se sont rangés, à 70%, dans le camp des insatisfaits. Les attaques sont devenues personnelles. Un site Web appelé «Destituons Patapouf» fait circuler une pétition réclamant son départ; des manifestantes de la Journée internationale des femmes vilipendaient «le petit gros frisé» le 8 mars dernier. «Il a une côte à remonter», dit un de ses conseillers.

L’entourage de Jean Charest a tiré la sonnette d’alarme en janvier, après qu’un sondage de Léger Marketing – coiffé d’une manchette assassine à la une du Devoir: «Charest détourne son mandat» – eut montré que plus de 60% des gens étaient mécontents du gouvernement, chiffre qui a continué de grimper depuis.

Jean Charest, qui était jusque-là de toutes les tribunes, de tous les débats et à tous les téléjournaux, s’est subitement fait très discret. «Ils l’ont entré au garage pour une mise au point complète», dit un observateur chevronné du gouvernement à Québec.

Le diagnostic des experts libéraux: problème de communication. Un euphémisme, très certainement.

Le gouvernement a décidé de tout reprendre depuis le début: scène 1, prise 2. C’est un Jean Charest «réingénierié», si on peut dire, qui s’est remis en piste à la mi-mars, pour convoquer tout le monde à des forums régionaux et préparer l’opinion au budget du 30 mars. Voyez comme il a adouci le ton, s’efforce de sourire, ne montre plus personne du doigt, ne veut plus faire peur au monde. Avant le dépôt du budget, le premier ministre annonçait plutôt un nouveau plan de lutte contre la pauvreté, une nouvelle politique familiale. Il parlait de consulter la population, sur la base d’un nouveau programme – «Briller parmi les meilleurs», slogan un peu flagorneur flairant la rhétorique péquiste.

Surtout, Jean Charest a changé de vocabulaire. Plus question de renier le modèle québécois, de défaire ou refaire la Révolution tranquille, de «réingénierier» le gouvernement. On laisse maintenant les vaches sacrées tranquilles. Sa description de la problématique québécoise s’est remarquablement simplifiée: la population vieillit, les coûts des services montent plus vite que les revenus de l’État et on ne peut augmenter les taxes. Alors que faire?

Le premier ministre a raté son entrée, mais la conjoncture lui est quand même favorable. Le Parti québécois est en débandade, l’ADQ, de Mario Dumont, n’a pas vraiment repris pied après l’élection, le gouvernement fédéral est embourbé dans ses propres scandales et ne veut surtout pas de chicane avec le Québec. Et Jean Charest a au moins trois ans devant lui avant la prochaine élection. Il a «de la glace». «Je n’accepte pas la prémisse selon laquelle je n’ai pas le mandat de faire ce que je fais. Dans notre système parlementaire, on doit juger le gouvernement à la fin de son mandat sur ce qu’il a réalisé ou pas… Je n’avais aucun doute sur l’importance des changements que nous proposons et sur les résistances qu’ils susciteraient. La contestation, j’en suis certain, a influé sur l’opinion, mais je suis persuadé qu’à la fin du mandat nous arriverons avec un système de santé vraiment centré sur les soins, et non pas sur des structures.»

L’actualité a consulté un certain nombre de spécialistes en stratégie, communication et marketing pour avoir une idée de ce que les experts de Jean Charest ont pu lui dire lors de son passage au garage, en février.

«Sur le plan de l’image, le travail est à refaire depuis le début, parce que Jean Charest a raté l’occasion qu’il avait de faire une bonne première impression», dit Jean-Jacques Streliski, expert en publicité et communication de l’agence Taxi.

Selon lui, Jean Charest a commis plusieurs erreurs dans les premiers mois. Des erreurs qui lui coûtent cher. «Il n’a pas encore émergé comme premier ministre dans l’esprit des gens. Il s’est mêlé personnellement de toutes les batailles, et les gens l’ont vu comme un problème, un facteur de division. Comme le chef de l’opposition. Ce que les Québécois cherchent dans leur premier ministre, c’est plutôt une espèce de père de la nation, qui est au-dessus de la mêlée.»

Jean-Marc Léger est connu pour ses sondages d’opinion, mais il est avant tout un spécialiste de la mise en marché. «Après un an, Jean Charest est devenu un produit difficile à vendre, parce qu’il a créé un préjugé défavorable. Les gens ne voient pas de valeur ajoutée qui les ferait acheter ce produit maintenant.»

La principale erreur du premier ministre? «Il a joué au Bonhomme Sept-Heures, poursuit le président de Léger Marketing. Pendant les premiers mois, il a lancé tout plein de nouvelles alarmantes: il y a un déficit budgétaire, on augmente les tarifs d’électricité et de garderie, il faut réduire la taille de l’État, il n’y aura peut-être pas de réduction d’impôts. Pas une bonne nouvelle n’est sortie de son Cabinet. Quand on fait peur aux gens, ils se braquent.»

Le président de BDDS Weber Shandwick, Yves Dupré, spécialiste en communication et en politique, estime que l’erreur de Jean Charest fut d’adopter une attitude de leadership trop autoritaire et de négliger de rallier le public à ses idées, en lui expliquant son plan d’action en long et en large. «Alors, les syndicats ont défini son programme à sa place, et avec une efficacité remarquable.»

Un ancien conseiller de Robert Bourassa va dans le même sens: «Jean Charest a proposé une rupture assez radicale, mais n’a pas dit en vue de quoi exactement. Il n’a pas exposé de solution de rechange crédible au modèle québécois qu’il critiquait. Il s’est même aliéné des gens pourtant d’accord avec son programme, mais qui n’aiment pas le trouble et les turbulences sociales.»

Surtout si le gouvernement semble en être la source.

Qu’ils aient été fédéralistes ou indépendantistes, les prédécesseurs de Jean Charest qui ont su rester en poste contre vents et marées étaient tous passés maîtres dans l’art de flatter le peuple dans le sens du poil, de comprendre les symboles qui l’émeuvent et d’en jouer avec dextérité. Robert Bourassa mettait un soin méticuleux à évaluer jusqu’où le peuple serait prêt à le suivre. Lucien Bouchard a élevé la recherche du consensus au rang des beaux-arts.

Dans ce domaine extrêmement sensible de la culture politique, le gouvernement Charest a clairement manqué de finesse. On n’essaie pas d’imposer une centrale thermique aux «Hydro-Québécois». On ne balance pas la Révolution tranquille comme on le fait d’une vieille bécane. On n’arrive pas au pouvoir avec un programme idéologique qui dérange et fait peur quand on est un gouvernement libéral. On laisse l’activisme aux péquistes, aux néo-démocrates, et on gère le changement en douce. «Regardez comment Jean Chrétien gouvernait, dit Jean-Marc Léger: il en disait et en faisait toujours le moins possible, et se faisait réélire.»

Mais Jean Charest, lui, insiste sur le fait qu’il est au pouvoir pour changer les choses. «Je crois à l’action politique. Je suis activiste. Je ne suis pas ici pour occuper le fauteuil, cela ne me dit rien. Je suis ici pour faire des choses. Et je vous ferai remarquer que ce n’est pas moi le conservateur, ce n’est pas nous qui nous battons pour le statu quo. Nous sommes ceux qui contestent le statu quo, ceux qui dérangent en ce moment.»

Mais Jean Charest n’est pas au bout de ses peines, et il le sait. «Notre mission maintenant est de toucher et de convaincre le plus grand nombre. Il nous reste du travail à faire.»