Comment McKinsey et les autres sociétés de consultants rendent les gouvernements dépendants de leurs services

Quelle est l’utilité des cabinets de consultants ? L’opacité des ententes les liant aux gouvernements exige de la part des citoyens de douter fortement de la qualité des services rendus.

Photo : Christian Blais pour L’actualité

Les consultants sont partout. Dominic Barton, l’ancien dirigeant de la firme McKinsey sur la sellette à Ottawa récemment, admettait lui-même, lors de son témoignage en comité parlementaire, que la demande avait « explosé » ces dernières années. M. Barton l’expliquait par les défis complexes que représentent la numérisation et la gestion de la « bombe nucléaire » qu’a été la COVID.

L’appel croissant aux cabinets de consultants remonte pourtant à plus loin que la pandémie, comme pourraient l’attester bien des gens qui les voient à l’œuvre dans le secteur privé depuis la décennie 1990.

Dès 2011, le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), un institut de recherche indépendant, publiait un rapport à ce sujet : La fonction publique fantôme. Il révélait que le coût des consultants avait augmenté de 79 % en cinq ans, atteignant plus d’un milliard de dollars pour l’année financière 2009-2010. De plus, la nature du travail avait changé. Il n’était plus question de répondre à un besoin urgent ou d’apporter une expertise, mais de signer dans certains cas des contrats aux clauses générales s’étendant sur des mois. Déjà en 2010, un contrat sur cinq avec ces cabinets avait une durée de plus d’un an, soulignait le rapport.

Il relevait aussi que les consultants s’étaient mis à travailler dans les mêmes bureaux que le personnel gouvernemental. Ils formaient de fait une fonction publique parallèle échappant au regard public — car les lois d’accès à l’information ne s’appliquaient pas (et ne s’appliquent toujours pas) à leurs services.

Tout cela pour dire que cette manière de faire était déjà bien établie sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, alors au pouvoir. Le rapport prévoyait d’ailleurs que le recours à des consultants extérieurs continuerait d’augmenter. Il ne s’est pas trompé. Selon de récentes estimations, Ottawa leur a versé 11,8 milliards de dollars pour l’année financière 2021-2022 !

Les contrats de très longue durée se sont aussi répandus. Les travaux du comité parlementaire qui se penche sur les activités de McKinsey au sein du gouvernement fédéral (en forte hausse depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau) ont même permis d’apprendre qu’un « arrangement » avec cette firme (le Conseil du Trésor refuse d’employer le mot « contrat ») s’étend jusqu’en… 2100 !

Toutes les règles sont respectées, justifient les principaux intéressés. Dominic Barton soulignait même qu’il est « bien plus difficile de travailler avec le gouvernement qu’avec le privé, car le processus d’attribution des contrats est plus compliqué ». Peut-être, mais confidentialité oblige, on doit les croire sur parole. Le travail de journalistes d’enquête lève pourtant le voile sur des manières de faire douteuses et des coûts exorbitants.

Est-ce que le recours à ces cabinets est au moins efficace ? Il faut faire profession de foi. Le détail des ententes ne peut être divulgué, comme on l’a encore souligné lundi, alors que la ministre fédérale des Services publics et de l’Approvisionnement, Helena Jaczek, et son sous-ministre ont témoigné devant le comité parlementaire consacré à McKinsey.

Au fond, tout revient à la réaction du premier ministre François Legault l’automne dernier, quand Radio-Canada avait révélé le rôle important joué par McKinsey au sein du gouvernement québécois pour gérer la pandémie : ces consultants « sont chers », mais leurs services sont à la hauteur. On en a pour notre argent, a repris sur le même ton la ministre Jaczek cette semaine. Parole d’honneur dont il faut se contenter.

Il est néanmoins permis de douter. Après tout, nous sommes nombreux à avoir vu passer des consultants dans nos milieux de travail. Par exemple, au Canada, McKinsey a notamment pour clients Bombardier, Mastercard, Canadian Tire, Shell et la Banque Toronto-Dominion, selon des informations obtenues par le Globe and Mail (car la liste des clients doit elle aussi rester confidentielle !). On imagine sans peine les employés lever les yeux au ciel pendant que leurs patrons se laissent bercer par de beaux discours et des tableaux colorés présentés par des gens peu soucieux de l’applicabilité de leurs recommandations.

Un ancien cadre de la fonction publique ontarienne et du secteur privé l’exposait fort bien il y a quelques jours dans le Globe and Mail : ces cabinets se spécialisent dans « les exposés, la planification, les analyses comparatives, la gestion de projets, etc. (à noter que je n’ai pas dit l’exécution) ». Et si échec il y a, c’est la faute du client qui n’a pas su réagir à temps.

Le comité parlementaire de lundi a bien illustré cette manière de faire. Qu’est-ce que McKinsey offre de si spécial ? demandaient les députés à la ministre Jaczek et à son sous-ministre. Des outils analytiques, des processus, des modèles, des méthodologies absolument uniques qui débouchent sur des données permettant de se comparer, répétaient ceux-ci en insistant sur le mot « comparer ».

Visiblement, la comparaison fait rêver, surtout quand elle provient d’un regard extérieur — indispensable, nous a-t-on dit et redit.

Mais se comparer à qui ? À d’autres pays, pardi ! Sachez toutefois que les données récoltées sont la propriété de la firme, pas du gouvernement-client. C’est logique : il faut bien, n’est-ce pas, que le travail serve ailleurs pour que cette roue sans fin continue de tourner en facturant toujours plus cher au nom de l’exclusivité des données !

Dans le privé, il s’agit aussi de se comparer, cette fois à d’autres organisations. Mais, comme elles le font pour les gouvernements, bien des sociétés montent leurs tableaux sans égard à l’histoire, à la taille ou aux caractéristiques particulières de l’entreprise. Pourquoi s’embêter de produits locaux quand la recette à livrer est standard ?

Et la question de départ reste irrésolue : pourquoi des dirigeants de tout acabit s’entêtent-ils à nous passer des plats aussi artificiellement présentés qu’une photo Instagram et qui s’avèrent fades, indigestes et hors de prix ?

Laisser un commentaire

Les commentaires sont modérés par l’équipe de L’actualité et approuvés seulement s’ils respectent les règles de la nétiquette en vigueur. Veuillez nous allouer du temps pour vérifier la validité de votre commentaire.

Tout ce système, cela s’appelle de l’ ESPIONNAGE, et cela menace ( ce qui, pour une fois, est vrai et évident ) la sécurité nationale ( et internationale ). Et ce stratagème est « librement consenti », de toute évidence, par nos politiciens élus, trop souvent inquiets et doutant de leurs réelles capacités de jugement. Doutant également de la compétence de leur personnel et de la Fonction publique en général… En tout cas, toute cette opacité relève de la trahison, et si l’on était sérieux, mènerait au moins à l’intervention des forces anti-terroristes, et à des poursuites criminelles… Mais, avec le système de justice qu’on a, dans nos « pays démocratiques », combien de temps faudra-t-il pour qu’on engage les services de Firmes de consultants, pour contourner le travail des juges ( qui n’ont manifestement pas assez de jugement pour faire leur travail aussi efficacement que leurs vis à vis des pays totalitaires ou « sans foi ni loi »… Quelle bull-shit !

Répondre

Je crois que l’influence de nos voisins du sud y est pour quelque chose. Juste à regarder à quel point les entreprises privées ont taillés leurs places au sein de la fonction publique sous toutes ses formes et on comprend bien que ce modèle est utilisé chez nous aussi.

Ce qui me fâche c’est, non seulement l’opacité des contrats, mais aussi la très forte probabilité d’absence de closes de performance et de responsabilité dans toutes cette histoire. Les contribuables paient la facture et, si les pots sont cassés, ce sont les véritables fonctionnaires qui doivent recoller les morceaux… sans toutefois avoir toute l’expertise et/ou toutes les informations pertinentes puisque celles-ci sont sous le contrôle d’une firme privée. Nous sommes en train de privatiser la fonction publique, seulement là où on juge bon (et payant) de le faire, au nom de la sacro-sainte expertise et de prétendues réductions de coûts sans obtenir aucune garantie en retour.

Le système de paye Phénix est très probablement un bon exemple: on n’a jamais vraiment obtenu la version complète de cette histoire, mais les contribuables ont payés la note et les fonctionnaires ont dû rectifier le tir. Je ne serais pas surpris de voir, un jour, un « scandale des commandites 2.0 » à propos de toutes ces firmes de consultants. Il doit aussi y avoir des histoires de bon contacts entre haut fonctionnaire et ancien fonctionnaire bien placé, là-dedans. « Un chum, c’t un chum » comme dirait l’autre.

Ce que je viens d’écrire tient peut-être un peu de la théorie du complot, mais sans transparence, disons que je me garde un léger doute raisonnable.

Répondre

L’expertise et l’indépendance de nos fonctions publiques sont les remparts contre la main mise des consultants. Chaque fois qu’on dénigre les experts qui nous servent (les experts syndiqués du gouvernement) dans l’espace public, on donne des munitions à l’exécutif (le gouvernement) pour obtenir des conseils déconnectés de toute imputabilité à long terme.
Et on sait tous que les solutions d’aujourd’hui sont les problèmes de demain. Les gouvernements et leurs consultants passent, les fonctionnaires restent. C’est pourquoi les experts gouvernementaux proposent et défendent les meilleures solutions à long terme parce qu’ils savent que la pensée magique et les solutions trop simples, voire simplistes, vont nous rebondir à la figure rapidement. Cela aussi un prix!

Répondre