Comprendre les émeutes grâce au jeu vidéo

Quelles décisions auriez-vous prises en tant que policier pendant le Printemps arabe? Comment auriez-vous agi comme émeutier après la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois? Voilà le genre de questionnement que veut susciter le créateur du jeu vidéo Riot – Civil Unrest, Leonard Menchiari. Entretien.

Maxime Johnson : Comment est né Riot – Civil Unrest?

Leonard Menchiari : Un ami m’a emmené à une manifestation contre la construction d’une station de train à haute vitesse en Italie en 2012. Je ne connaissais rien sur la cause, mais j’ai vu de mes propres yeux les violences perpétrées par les agents de police sur les manifestants.

Les reportages que j’ai vus par la suite à la télé sur la manifestation étaient complètement faux. Quand j’en parlais avec mes amis ou ma famille en Italie, ceux-ci préféraient croire la télé plutôt que moi, même si j’avais été sur place. Je me suis mis à me demander s’il y avait une meilleure façon de propager l’information, et c’est ce qui m’a mené au jeu vidéo.

Le développement du jeu a pris plusieurs années, à cause de différents problèmes et de divergences dans l’équipe. Le jeu final n’est pas exactement ce que j’avais en tête au départ, mais je crois quand même qu’il accomplit ce qu’il devait accomplir.

Riot permet de revivre des émeutes historiques en tant que policier ou en tant que manifestant. Ce qui est intéressant, mais qui frustre certains joueurs, c’est que chaque personnage est doté de sa propre intelligence artificielle. Les manifestants et les policiers peuvent influencer les gens autour d’eux selon les émotions qu’ils vivent, comme la peur, la paix d’esprit ou la colère.

Comme joueur, on essaie de les contrôler, mais ce n’est pas toujours évident, surtout dans le cas des manifestants. Les policiers sont plus ordonnés, mais ils sont aussi dotés de leur propre volonté. Je voulais mettre l’emphase sur le fait que les participants des deux côtés sont tous des humains, mais habillés avec des costumes différents.

MJ : Les émeutes sont-elles présentées d’une façon réaliste dans le jeu?

LM : Oui, toutes les émeutes sont représentatives de la réalité, du moins dans la campagne principale. J’ai effectué des recherches pour savoir ce que portaient les manifestants, de quels outils les policiers étaient équipés et quel était l’état d’esprit dans les deux camps. En Égypte, pendant le Printemps arabe par exemple, la police était agressive et hors de contrôle, alors qu’elle était super structurée lors d’une manifestation en Corée.

MJ : Comment avez-vous choisi les manifestations présentées dans le jeu?

LM : Au départ, je voulais faire le jeu seulement sur la manifestation à laquelle j’avais participé, mais nous en avons finalement sélectionné une trentaine. Nous avons choisi les plus importantes, ou encore les plus intenses, les plus politisées et celles qui n’avaient pas été assez couvertes par la télévision.

Les joueurs sur les consoles [le jeu a été lancé au début février sur PS4, Switch et Xbox One, NDLR] n’ont que ces manifestations, mais ceux sur PC peuvent recréer leurs propres émeutes et les partager avec la communauté [des joueurs ont déjà reproduit les émeutes des Gilets jaunes à Paris, NDLR]. Ils peuvent inscrire des liens qui expliquent le contexte historique, et les autres joueurs votent pour déterminer quelles sont les meilleures. J’espère que la fonctionnalité sera utilisée le plus possible, car c’est vraiment important pour un jeu de la sorte.

MJ : Qu’espérez-vous que les joueurs retireront de leur expérience?

LM : Personnellement, la création du jeu m’a fait comprendre que la société met généralement trop l’accent sur qui avait raison et qui avait tort pendant les émeutes, et pas suffisamment sur ce qui a poussé les manifestants à la rue. Quand il y a un affrontement, c’est que quelque chose de grave s’est passé. Et au lieu de régler le problème à la source, le gouvernement tend à envoyer des policiers. Ça apaise la crise temporairement, mais ça ne résout rien à long terme.

Mais mon but n’est pas de faire passer un message. En présentant aux joueurs de l’information objective et en leur permettant de vivre leur propre aventure, j’espère qu’ils arriveront à leurs conclusions personnelles.

Je crois d’ailleurs que les meilleures leçons ne seront pas les miennes, mais celles qui seront tirées par des joueurs qui vont méditer longtemps sur le sujet après y avoir joué.

MJ : Est-ce que le jeu vidéo est un bon média pour faire réfléchir de la sorte?

LM : Si le jeu est conçu pour être le meilleur possible, et non seulement pour faire de l’argent, je crois que oui. Mais il faut que ce soit bien fait, par une équipe qui y croit et qui se dépasse.

À mon avis, le jeu vidéo est meilleur pour faire réfléchir que la plupart des autres médias linéaires où tu ne fais qu’écouter ce qu’on te raconte. Dans la plupart des médias, tu ne tires pas tes propres conclusions, tu acceptes ou non celles de l’auteur. Avec le jeu vidéo, tu apprends selon ce que tu vois et ce que tu vis.

Le jeu vidéo a des limites, mais elles sont très subtiles. La plus grande limite, c’est toi-même, comme développeur, selon ce que tu es capable de faire et d’y inclure. Le potentiel des jeux vidéo est tellement grand, que je crois même que c’est le média avec le moins de limites d’entre tous.

MJ : Quels sont à votre avis les meilleurs jeux à faire réfléchir?

LM : Il y a tellement de bons jeux que la liste pourrait être longue!

J’ai particulièrement aimé Papers, Please, qui nous fait entrer dans la peau d’un contrôleur de passeports. Il y a aussi Cart Life, qui nous permet d’incarner des personnages comme une mère célibataire et un homme seul avec son chat. On doit faire des choses simples de la vie quotidienne comme travailler et passer du temps avec notre famille. Le jeu nous donne la sensation qu’il y a quelque chose de malsain dans la société, qui nous fait travailler fort pour peu d’accomplissements.

Les gens devraient aussi jouer à NEO Scavenger, un jeu de survie qui se déroule dans un futur rapproché. Le titre nous fait comprendre comment on se sent lorsque l’on est un sans-abri, et il modifie notre perspective par rapport à l’itinérance.

C’est ça, au fond, la plus grande force du jeu vidéo. C’est un média qui peut nous faire changer notre façon de voir les choses, sans nous passer un message directement. On vit le jeu, et c’est ce qui le rend aussi efficace.