«À quelques occasions au cours de la 42e législature, le Sénat et le gouvernement Trudeau se sont trouvés en opposition, ce qui a attiré l’attention des médias et sans doute contribué à façonner la perception populaire d’une Chambre haute plus active. Le hasard a voulu que je sois mêlé à certains de ces dossiers.
Au printemps 2016, le ministre des Finances, Bill Morneau, dépose le projet de loi C-29 qui officialise plusieurs des mesures annoncées dans le budget 2016. C’est ce qu’on appelle un projet de loi « omnibus », c’est-à-dire qui comprend un grand nombre de mesures touchant des secteurs divers. C-29 contenait notamment un nouveau régime de protection des consommateurs des banques. Jusque-là, pas de problème : qui peut s’opposer à une meilleure protection pour les clients des institutions financières ?
Le projet de loi C-29 a cheminé sans bruit pendant des semaines à la Chambre des communes et devait arriver au Sénat début décembre 2016. Je n’y portais pas vraiment attention jusqu’à ce que je lise ceci dans Le Journal de Montréal :
« Les lois québécoises seront affectées et les consommateurs perdants si le projet de loi C-29, présentement à l’étude à Ottawa, est adopté, selon Willie Gagnon, coordonnateur du Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MEDAC) et président d’Option consommateurs.
Ce projet de loi propose des modifications importantes à la Loi sur les banques. Elle confirme la prépondérance du gouvernement fédéral sur les gouvernements provinciaux en matière de protection des consommateurs de produits et services bancaires, et de pratiques commerciales des banques. Si le projet de loi est adopté, les lois et règlements fédéraux s’appliqueront. […]
“Concrètement, dit Willie Gagnon, les Québécois ont des garanties avec la Loi sur la protection du consommateur qui n’auront plus effet. Enlever les banques de cette loi, ça n’a pas de sens.” »
Autrement dit, si l’interprétation de M. Gagnon était juste, les Québécois se verraient privés de la protection supérieure offerte par la loi québécoise, au profit de règles fédérales moins exigeantes pour les banques.
En ce dimanche matin de l’automne 2016, je vais tout de suite lire la partie du projet de loi C-29 concernée. J’y trouve l’article suivant : « Sauf disposition contraire prévue sous son régime, la présente partie vise à avoir prépondérance sur les dispositions des lois et règlements provinciaux relatives à la protection des consommateurs et aux pratiques commerciales visant ceux-ci. »
C’est limpide : le fédéral affirme que le nouveau régime de protection des clients des banques aura préséance sur les lois et règlements provinciaux, dont évidemment la loi québécoise sur la protection des consommateurs, et ce, même si cette dernière est plus favorable aux consommateurs. Cela me paraît aller à l’encontre non seulement du partage des compétences prévu par la Constitution, mais aussi du bon sens.
Du point de vue constitutionnel, le fédéral est-il dans son droit ? Non. Dans un jugement rendu en 2014 dans l’affaire Marcotte, la Cour suprême a conclu que, les banques étant de juridiction fédérale et la protection des consommateurs étant, elle, de compétence provinciale, la protection des clients des banques relève des deux ordres de gouvernement. Nous sommes donc de toute évidence en présence d’un projet de loi par lequel le gouvernement fédéral tente de chasser les provinces d’un domaine de compétence partagée.
Je m’empresse d’écrire un courriel au représentant du gouvernement au Sénat, Peter Harder : « Peter, nous avons un problème. » J’alerte aussi les autres sénateurs du Québec, tous partis confondus. Je leur fais valoir, notamment, que la protection des compétences des provinces est au cœur de la mission du Sénat.
Dans les heures et jours suivants, je communique avec divers experts en droit des consommateurs et sur les questions constitutionnelles pour y voir plus clair. Plus j’ai d’informations, plus l’interprétation des organisations québécoises de protection des consommateurs se confirme.
Cela étant, j’indique à Peter que je vais tenter d’amender C-29 pour en retirer l’article litigieux. Je me suis assuré d’avoir l’appui des conservateurs, alors majoritaires au Sénat et dirigés par Claude Carignan. Celui-ci, évidemment, a vite saisi l’occasion de faire d’une pierre trois coups : défendre les intérêts du Québec, gagner des points pour son parti dans la province et embarrasser le gouvernement. Avec l’appui des conservateurs et celui de quelques indépendants, la victoire est assurée.
Le dossier est délicat pour le gouvernement. C’est la première fois que se dessine un affrontement entre lui et le « nouveau Sénat » qu’il a conçu. Pire, le gouvernement se voit associé à la défense des intérêts des banques, tandis que le Sénat se retrouve du côté des consommateurs. Je ne manque pas de le répéter dans mes entrevues sur la question : « Si le gouvernement préfère prendre le parti des banques au lieu de celui des consommateurs… » Un peu démagogique, j’en conviens. Mais efficace. Je fais aussi remarquer que le gouvernement de Justin Trudeau agit ici en authentique centralisateur, alors qu’il avait promis une période d’accalmie avec les gouvernements provinciaux (les « voies ensoleillées »). L’opinion, en particulier au Québec, se range rapidement du côté du Sénat dans cette affaire.
Je rencontre le ministre des Finances à son bureau quelques heures plus tard. Je croyais que c’était pour discuter, négocier. Le ministre m’a plutôt fait venir pour me sermonner. L’homme est grand, mince, impeccablement mis, sûr de lui : « Les institutions financières ont besoin de normes nationales uniformes. Sinon, ça n’a pas de sens ; il y a 13 normes différentes ! »
Le gouvernement accentue la pression sur les sénateurs indépendants. On leur dit que le Sénat n’a pas le droit d’amender un projet de loi budgétaire (c’est faux) ; que les banques sont de juridiction fédérale (oui, mais…) ; que le nouveau régime de protection des consommateurs sera à l’avantage des consommateurs (ça dépend des provinces).
Un mardi matin, à l’aube, alors que j’arrive à Ottawa en pleine tempête de neige, un conseiller politique du ministre Morneau, Robert Asselin, m’appelle :
— Serais-tu disposé à rencontrer le ministre ?
— Bien sûr.
Les choses se corsent.
Je rencontre le ministre des Finances à son bureau quelques heures plus tard. Je croyais que c’était pour discuter, négocier. Le ministre m’a plutôt fait venir pour me sermonner. L’homme est grand, mince, impeccablement mis, sûr de lui : « Les institutions financières ont besoin de normes nationales uniformes. Sinon, ça n’a pas de sens ; il y a 13 normes différentes ! »
Pas question de modifier le projet de loi. Cependant, M. Morneau est disposé à signer une lettre disant que le gouvernement n’a pas l’intention de s’ingérer dans les compétences provinciales. Je n’ai pas le temps de réfléchir à cette nouvelle proposition que le ministre nous ordonne, à M. Asselin et moi : « Bon, allez rédiger ça. » La rencontre est terminée.
Une fois sorti du bureau du ministre, je dis à Robert que cette proposition est insuffisante, que peu importe ce que soutiendrait la lettre, c’est le contenu du projet de loi qui compte et ce contenu affirme clairement la prépondérance de la loi fédérale sur les lois et règlements provinciaux : « Je ne peux pas accepter ça et les autres sénateurs québécois ne l’accepteront pas non plus. » Il fallait que les articles litigieux soient retirés du projet de loi omnibus.
De plus en plus d’intervenants appuient notre point de vue, notamment le Barreau du Québec. Mais le gouvernement tient son bout. Cela se manifeste lors du discours de deuxième lecture de Peter Harder, le 8 décembre. Essentiellement, Peter tente de convaincre les sénateurs indépendants — la plupart des recrues au Sénat — que la Chambre haute irait à l’encontre des conventions constitutionnelles si elle amendait le projet de loi C-29 afin d’en retirer l’article sur la prépondérance fédérale. Pour appuyer sa thèse, Harder cite les Pères de la Confédération et moult experts, et conclut : « Dans l’exercice de ses pouvoirs, le Sénat doit agir conformément au rôle qui lui est attribué, à titre d’institution nommée, dans la structure constitutionnelle du Canada. Dans notre Constitution, le Sénat est envisagé comme institution complémentaire de la chambre élue du Parlement, une institution que la population n’a pas chargée de rivaliser avec l’autre endroit, qui est le seul à pouvoir accorder ou retirer sa confiance au gouvernement. […] Bref, ce n’est pas le rôle du Sénat de rejeter un projet de loi d’exécution du budget ou d’y apporter des amendements de fond. »
Puis, Harder sort de son sac une proposition de compromis : une fois le projet de loi adopté — je le souligne —, un comité parlementaire étudiera la question et le gouvernement s’engage à étudier ses recommandations en… 2019, donc trois ans plus tard.
À mesure que Peter parle, je deviens de plus en plus nerveux. Je dois prendre la parole à sa suite et je ne suis pas préparé à répliquer à une telle charge portant sur le rôle du Sénat. Je me contente donc de lire le discours que j’ai préparé, n’improvisant qu’en de rares endroits pour tenir compte de ce que Peter vient de déclarer : « Il y a quelques minutes, le sénateur Harder a dit que le gouvernement croit profondément au fédéralisme coopératif. Eh bien, le fait de dire à ses homologues provinciaux que leurs lois et règlements sont nuls et non avenus n’est certainement pas une bonne façon de vanter le fédéralisme coopératif. Nous sommes ici devant une tentative évidente du gouvernement fédéral d’expulser les provinces d’un champ de compétence qui leur appartient pour le bien des consommateurs canadiens. Il ne s’agit pas d’une bataille de pouvoirs. Certaines provinces se sont dotées d’un régime solide de protection des consommateurs, conformément au désir de leur population. D’autres provinces pourraient vouloir le faire dans l’avenir. Afin de créer l’uniformité d’un océan à l’autre, le gouvernement du Canada ne devrait pas priver les consommateurs de ces provinces de cette protection, surtout pas devant des acteurs aussi puissants que les banques. »
Si la pression sur les sénateurs indépendants augmente, celle sur le gouvernement, venant des électeurs et du gouvernement québécois, est également très forte.
Le 7 décembre, le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, dans un geste inédit, lance un appel au Sénat : « Nous interpellons le Sénat canadien à jouer son rôle de représentant des régions du Canada, et à se lever et à dire qu’il n’est pas question d’entériner une encoche ou une amputation des responsabilités du Québec. »
Cet appel ne tient pas du hasard. Durant tout ce temps, Claude Carignan et moi sommes en contact régulier avec le ministre québécois des Affaires intergouvernementales, Jean-Marc Fournier.
Cinq jours plus tard, le 12 décembre, le Comité des finances nationales se réunit pour voter sur les différentes dispositions du projet de loi. C’est l’occasion pour moi de proposer, en amendement, de retirer du projet de loi la partie sur les consommateurs. Je suis sur le point de le faire lorsque Peter Harder arrive, essoufflé, le manteau et le chapeau couverts de neige. « Je vais moi-même proposer de retirer la section 5, m’a-t-il dit. Es-tu d’accord ? »
J’étais évidemment d’accord. En proposant lui-même l’amendement, le gouvernement, d’une certaine façon, sauvait la face et évitait le précédent qui aurait été créé si le Sénat, de sa propre initiative, avait modifié le projet de loi de mise en œuvre du budget.
J’étais content du résultat et fier de notre coup. Ce que j’ignorais, c’est que cette victoire n’augurait pas d’autres gains du genre. Je découvrirais assez vite que, même dans ce « nouveau Sénat », faire reculer le gouvernement était beaucoup plus difficile que l’impression que m’en avait donnée l’épisode de C-29. »

Sénateur, moi ? par André Pratte
Les Éditions La Presse, 352 p.
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2020 de L’actualité.