Parce que les libéraux et les conservateurs ont dirigé le Canada à tour de rôle depuis les débuts de la Confédération, il est convenu de les décrire comme les représentants de vieux partis. Mais point n’est besoin de remonter jusqu’en 1867 pour voir que les deux principales formations en présence sur la scène fédérale ne ressemblent guère à leurs incarnations précédentes.
À bien des égards, le gouvernement de Justin Trudeau se démarque radicalement de celui de Jean Chrétien.
L’équilibre budgétaire avait été au centre des préoccupations du gouvernement libéral aux commandes de 1993 à 2006. Le PLC de Justin Trudeau s’est fait élire en 2015 en promettant des déficits. À ce jour, c’est une ligne de conduite à laquelle il n’a jamais dérogé.
Nonobstant les professions de foi libérales à l’égard de la Charte des droits et libertés, sous Jean Chrétien et Paul Martin, le droit à l’avortement n’a jamais fait partie des dogmes du parti. Les députés élus sous sa bannière avaient le choix d’appuyer ou non des motions ou des projets de loi imposant des restrictions aux femmes qui voulaient mettre un terme à une grossesse.
Pendant la même période, la majorité des libéraux ont voté pour affirmer que le mariage était, par définition, réservé exclusivement aux couples hétérosexuels. Le caucus libéral de l’époque s’est également prononcé catégoriquement contre l’aide médicale à mourir.
De leur côté, les députés de Justin Trudeau sont tenus de faire écho, au moment des votes, à la jurisprudence relative à la Charte des droits.
Le gouvernement Chrétien s’intéressait peu ou pas à la question environnementale. Bien sûr, en fin de règne, il a ratifié le protocole de Kyoto. Mais c’était un geste gratuit, qui ne s’accompagnait d’aucune réflexion réelle sur la suite des choses.
Et aucun gouvernement libéral n’a fait une aussi large place au dossier autochtone que celui de Justin Trudeau.
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C’est la cuisante défaite subie par le Parti libéral en 2011 qui a accéléré cette évolution. Le fait d’être relégué en troisième place, derrière le Nouveau Parti démocratique, a suscité une crise existentielle au sein de l’organisation.
À défaut de se rallier à l’idée d’une fusion avec les néo-démocrates, les libéraux de Justin Trudeau se sont installés dans plusieurs de leurs platebandes.
La cohabitation actuelle des libéraux minoritaires aux Communes et des néo-démocrates pourrait-elle mener, à l’issue des prochaines élections, à un véritable gouvernement de coalition ?
De telle sorte qu’aujourd’hui, un ancien chef du NPD comme Ed Broadbent, qui a dirigé le parti de 1975 à 1989, retrouverait, parmi les politiques phares de Justin Trudeau, davantage des créneaux qu’il a défendus à son époque que l’ex-premier ministre Jean Chrétien.
Au-delà du strict intérêt politique, cela explique en grande partie pourquoi la cohabitation actuelle des libéraux minoritaires aux Communes et des néo-démocrates de Jagmeet Singh se passe plutôt bien.
L’expérience pourrait-elle mener, à l’issue des prochaines élections, à un véritable gouvernement de coalition, lequel verrait des néo-démocrates siéger au sein du cabinet libéral ? Il est trop tôt pour le prédire, mais cela s’inscrirait assurément dans une certaine logique. Même l’évolution du Parti conservateur finit par militer en faveur d’un rapprochement des forces progressistes canadiennes.
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C’est également une défaite historique qui a mené le Parti conservateur à son incarnation actuelle. Après que le Parti progressiste-conservateur eut été réduit à deux sièges en 1993, la faction pure et dure du mouvement conservateur canadien s’est lentement mais sûrement installée aux commandes, et a ainsi délogé l’aile plus progressiste de la formation.
D’anciens ministres des Finances de l’époque de Brian Mulroney, comme Michael Wilson ou Don Mazankowski, vivraient un malaise dans un parti dont le chef fait la promotion du bitcoin et promet de congédier le gouverneur de la Banque du Canada.
Le gouvernement Mulroney avait été le premier à donner ses lettres de noblesse au mouvement conservateur en environnement, notamment en s’impliquant dans la lutte contre les pluies acides.
Le Parti conservateur d’aujourd’hui se distingue plutôt, depuis sa réincarnation en 2004, par son peu d’intérêt pour la lutte contre les changements climatiques et pour les traités internationaux qui l’encadrent. Sous les chefs conservateurs qui se sont succédé depuis, la couleur verte a été et est toujours presque aussi décriée que le rouge libéral.
De telles métamorphoses ne font forcément pas que des gagnants. Parmi les perdants, il y a un groupe important d’électeurs de centre droit qui ne trouvent ni chez Justin Trudeau ni chez Pierre Poilievre la modération qu’ils recherchent pour un futur gouvernement fédéral.
Si le Parti conservateur veut renouer avec le pouvoir, il a tout intérêt à séduire ces orphelins politiques. On en reparlera !
Cette chronique a été publiée dans le numéro de mai 2023 de L’actualité.
Se pourrait-il que le Québec ait trouvé dans la CAQ, le moyen de rallier tous les centres qu’ils soient de gauche ou de droite? À l’exception du PQ, les autres partis, PLQ, QS, PCQ, demeurent l’expression de réalités locales ayant peu de chances de s’étendre à l’ensemble du Québec.
Lorsqu’on compare les déclarations d’un Mulroney et celles d’un Poilièvre, il y a tout un univers. Le Canada demeure divisé et aucun parti ne peut rallier cette diversité.
Grand Merci pour vos propos. Exposés ainsi, il est permis de croire que l’élection d’un parti minoritaire sera le lot des prochains gouvernements ce qui est loin de me déplaire.
Bonjour.
En ces temps de grands changements, autant politique qu’environnemental, les partis politiques ont tout intérêt à orienter les électeurs vers les vrais problèmes, il faut régler le manque de main d’oeuvre, le manque de logements, le système de santé doit se refaire une santé, je dirais ceci aux politiciens, au lieu de dénigrer vos adversaire, montrer votre savoir faire, les électeurs voteront pour le plus sensé.
Citoyenne Hébert,
Même au Canada – où les deux grands partis ont longtemps eu pour tradition de faire campagne qui en lorgnant vers la gauche, qui en lorgnant vers la droite, mais de gouverner au centre une fois élus – même au Canada, dis-je, la tendance à la polarisation se fait sentir. Ailleurs dans le monde, elle se fait sans doute sentir plus fortement, mais ici aussi.
Cela dit, rassurez-vous tout de suite, madame Hébert : la droite qui va sans cesse plus à droite tandis que la gauche va sans cesse plus à gauche, ça n’a rien d’inédit, ça s’est déjà vu. Par exemple, dans l’Italie de 1914-1922 : la gauche parlementaire (Parti socialiste, avec Bissolati et Turati) est de plus en plus dépassée sur sa gauche, d’abord par les Maximalistes, eux-mêmes supplantés dans l’enflure verbale par les Extrémistes, qui eux-mêmes cèdent le pas au Parti communiste italien, fondé en 1921. Idem de l’autre côté de la Chambre : le premier ministre libéral Giovanni Giolitti, un des très rares dirigeants européens – sinon le seul – à s’opposer à l’entrée de son pays dans la Première Guerre mondiale, commence à être dépassé sur sa droite par les Interventionnistes et les libéraux plus conservateurs (Sidney Sonnino), qui vont prendre le dessus et entraîner l’Italie dans la guerre.
Au même moment, un tribun incendiaire d’extrême-gauche rompt avec le pacifisme « internationaliste » de son camp pour faire campagne en faveur de l’intervention ; puis il prend (en mars 1919) la tête d’un curieux mouvement où la pire phraséologie de gauche et la pire phraséologie de droite sont mélangées dans une sorte de bouillie. « Nous nous permettons le luxe d’être aristocrates et démocrates, conservateurs et progressistes, réactionnaires et révolutionnaires, légalistes et illégalistes, selon les circonstances, le lieu et le cadre dans lequel nous sommes contraints de vivre et d’agir », lance l’individu en question.
Voilà. Il y a des précédents à la polarisation dans une démocratie, donc dormez sur vos deux oreilles. Quoique bon, puisque vous êtes commentatrice et tout ça, peut-être pourriez-vous garder un œil sur les transfuges en tant que symptôme. Pas n’importe quelle sorte de transfuge : ainsi – pour en revenir au gentil Canada, au gentil Québec – quand Jean Lapierre passe du Bloc québécois au Parti libéral, ou quand Lucien Bouchard passe du Parti conservateur au Bloc québécois, c’est respectivement un séparatiste conditionnel qui passe au fédéralisme et un conservateur conditionnel qui passe au séparatisme. L’un et l’autre sont foncièrement des modérés. Tandis qu’un certain avocat de Québec, lui, passera de l’aile la plus maniaque du séparatisme (prônant l’élection référendaire, la déclaration unilatérale d’indépendance) à l’aile la plus maniaque du camp opposé (prônant la contre-séparation préventive et posthume, a.k.a partitionnisme). Il y eut aussi, à la même époque, un clown du Parti égalité qui passa au Parti québécois ! C’est à ce genre-là de transfuge que vous devez être attentive – en faisant bien sûr la transposition de la polarité fédéralisme-indépendantisme à la polarité gauche-droite.
Une des grandes orientations du Parti conservateur est l’équilibre budgétaire. Le fait que Pierre Poilièvre ait passé beaucoup de temps, pendant sa jeunesse, à réfléchir sur les idées exprimés par Milton Friedman, sur l’économie, et sur la politique monétaire, augurerait bien pour le Canada, qui aurait enfin à sa tête quelqu’un avec des notions bien articulées sur ces sujets d’importance.
M. Poilièvre a aussi fait preuve de décence humaine lorsqu’il s’est montré ouvert à rencontrer les gens du convoi de janvier 2022, pour discuter de leurs doléances vis à vis des politiques restrictives du gouvernement. Il savait instinctivement que c’était du bon monde, qui ne demandaient qu’à être écouté.
Je dirais que ce sont des caractéristiques du « centre ».
Rien à voir avec la « décence humaine ». Être vu et électoraliste. Point !
Ce que vous décrivez, c’est la version canadienne d’un mouvement plus large : la droite qui s’en va toujours plus à droite tandis que la gauche s’en va toujours plus à gauche. Je prévois un fort taux d’abstention au prochain scrutin. Entre un Parti conservateur qui accueille à bras ouverts des paranos qui voient des complots là où il n’y en a pas et un Parti libéral qui s’imagine régulièrement voir du racisme là où il n’y en a pas, je crois que je vais rester tranquillement à la maison.
Bien dit sauf que les belles paroles et les promesses ne sont pas toujours mises en œuvre. Vous écrivez «Et aucun gouvernement libéral n’a fait une aussi large place au dossier autochtone que celui de Justin Trudeau.» Vrai, mais ce ne sont que des paroles et même si le Parlement fédéral a voté la loi sur la Déclaration des NU sur les droits des peuples autochtones, cela n’a absolument rien changé sur le terrain et la jeunesse autochtone en a raz le bol des gouvernements qui bafouent allègrement leurs droits.
Par exemple la saga des pipelines dans l’ouest du pays en dit long alors que le gouvernement refuse de consulter les chefs traditionnels, une des conditions claires de la DNUDPA, et choisit d’envoyer sa police équipée en véritables paramilitaires pour forcer le passage des pipelines sur leurs territoires ancestraux, ce qui est incontestable. La gifle aux nations autochtones à cet égard est particulièrement virulente et le prétexte de consulter les conseils de bande ne passe pas car ce sont des institutions strictement colonialistes qui ne sont pas responsables des territoires ancestraux.
Mais en fait, ce que les libéraux de Trudeau font, c’est de faire croire aux Autochtones que des administrations municipales dans des territoires minuscules par rapport à leurs droits ancestraux sont le maximum qu’il sont prêts à considérer. Petite nouvelle les amis, ça ne suffit pas et attendez-vous à des lendemains difficiles pour cause de négligence car les peuples autochtones sont en pleine résurgence et vont se détourner de ces promesses d’ivrognes et reprendre leur avenir en mains sur leurs territoires ancestraux. Il aurait mieux valu pour les gouvernements libéraux et autres d’être honnêtes dans les négociations et être de bonne foi mais cela était au-dessus de leurs moyens et l’honneur de la couronne en a pris pour son rhume.
Les abandonnés de la politique ne sont pas nécessairement ceux auxquels vous pensez et ceux-ci ne vont pas aller chercher leur avenir dans une tente politique, ils vont le reprendre en mains comme c’est leur droit et les politiciens pourront s’en mordre les pouces, faute d’avoir écouté.
100% d’accord. À 42 ans, je me qualifie de progressiste-conservateur, de la même frange que Brian Mulroney. Je n’aurai pas eu la chance de suivre cette époque. Depuis 2004, j’annule mon vote, même si je sais qu’il, ça ne sert à rien. Si seulement on pouvait voter « blanc » comme dans certaines législatures européennes!