Directeur parlementaire du budget: ça se corse entre Mulcair et Fréchette

Les deux hommes ne sont pas sur la même longueur d’ondes en ce qui a trait aux moyens à prendre pour forcer la main au gouvernement.

Le chef du NPD Thomas Mulcair a formellement demandé au nouveau directeur parlementaire du budget (DPB) de s’adresser à la Cour fédérale pour défendre le droit du DPB d’avoir accès aux renseignements nécessaires pour procéder à l’analyse d’impact des compressions budgétaires du gouvernement Harper demandée par M. Mulcair en 2012.

C’est ce que révèle un nouvel échange de lettres entre le chef néo-démocrate et le DPB Jean-Denis Fréchette, dont j’ai obtenu copie.

«Je vous demande […] formellement de porter la cause devant la Cour fédérale afin de défendre votre droit d’obtenir les renseignements et mon droit d’en faire l’analyse», écrit M. Mulcair.

Cette demande de recours judiciaire met donc le nouveau DPB sur la sellette, exigeant de lui qu’il affronte le gouvernement dès le début de son mandat, ce qui n’est pas sans risque. Ne pas le faire pourrait jeter un doute sur son indépendance. Aller de l’avant pourrait lui mettre le gouvernement à dos dès le début de son mandat.

Son prédécesseur en sait quelque chose. Populaire et combatif, le dernier DPB Kevin Page n’a jamais hésité à prendre le gouvernement à rebrousse-poil. Ce dernier n’a pas apprécié, mettant sans cesse en doute la crédibilité et l’impartialité de M. Page. Le gouvernement a donc tout fait pour s’assurer que le nouveau DPB soit une personne plus discrète et plus accommodante.

Au moment de la nomination de M. Fréchette, tout le monde s’est dit prêt à donner la chance au coureur, mais M. Mulcair n’a pas attendu pour le mettre à l’épreuve. Dès le 3 septembre, jour d’entrée en fonction du nouveau DPB, le chef néo-démocrate lui a fait parvenir une lettre lui demandant où en était sa demande d’analyse des compressions budgétaires de 2012 et ce qu’il entendait faire pour y donner suite.

L’échange épistolaire qui a suivi et dont le dernier épisode date d’hier (18 novembre) avec cette lettre de M. Mulcair montre que les deux hommes ne sont pas sur la même longueur d’ondes en ce qui a trait aux moyens à prendre pour forcer la main au gouvernement.

Dans sa première réponse à M. Mulcair, datée du 5 septembre, M. Fréchette disait vouloir y aller plus doucement, même si 30 organisations refusent toujours de fournir les renseignements demandés.

Il disait vouloir continuer à discuter avec ces ministères et agences «pour trouver d’autres solutions de rechange à l’impasse actuelle». (Ma traduction) Il ajoutait: «Il semble que mes prédécesseurs et moi avons épuisé les moyens disponibles pour obtenir les données dont mon personnel a besoin pour procéder à l’analyse demandée. Cependant, je peux vous assurer que j’explore actuellement différents moyens pour faire face aux échecs futurs de fournir l’information.» (Ma traduction)

(L’ancien directeur Kevin Page a tenté de donner suite à la demande de M. Mulcair, sans succès, le gouvernement l’accusant d’outrepasser son mandat. Il s’est donc tourné vers la Cour fédérale pour faire préciser ce dernier. Le jugement, mi-figue mi-raisin, a été rendu le printemps dernier.)

Insatisfait de la première missive de M. Fréchette, M. Mulcair lui demandait dès le lendemain d’expliquer comment il en était arrivé à la conclusion que les moyens disponibles avaient été épuisés, de lui fournir la liste de ces moyens et de préciser la nature des solutions de rechange envisagées pour résoudre l’impasse.

Il ne manquait pas de rappeler un jugement de la Cour fédérale, rendu le printemps dernier, qui disait que le DPB a droit, en vertu de la loi, d’avoir accès en temps opportun à l’information financière et économique nécessaire à la réalisation du mandat que lui a confié le Parlement et qu’en cas d’impasses, il pouvait s’adresser aux tribunaux. Thomas Mulcair voulait donc savoir si M. Fréchette envisageait cette possibilité.

La réponse est venue cette semaine, lundi le 16 septembre, pour être précise. M. Fréchette écrit qu’il comprend les préoccupations du chef néo-démocrate, rappelle certains faits et un passage du jugement de la Cour fédérale qui note que le DPB a plusieurs recours à sa disposition au sein de l’institution parlementaire et que la Cour pourrait décider de ne pas entendre une cause avant que ces derniers n’aient été épuisés.

C’est cette voie qu’il privilégie. Mais ce qui surprend sont ses raisons. Il craint de voir le recours refusé, échoué ou contesté jusqu’en Cour suprême. «Si le DPB demandait la révision judiciaire de la décision, prise par un administrateur général, de ne pas fournir les données demandées, le procureur général soutiendrait probablement que cette décision ne relève pas de la compétence des tribunaux. Si cet argument était admis, la demande de révision serait rejetée, et aucune décision ne serait prise sur le droit d’accès aux données. Même si la demande n’était pas rejetée, il n’est pas certain que le tribunal confirmerait le droit d’accès du DPB. Et s’il confirmait ce droit, le procureur général pourrait interjeter appel auprès de la Cour d’appel fédérale, ne serait-ce que sous l’angle de la justiciabilité; l’affaire pourrait monter ainsi jusqu’à la Cour suprême», écrit-il.

M. Mulcair n’a pas acceptée cette réponse et sa réplique est cinglante. Il soutient que le jugement dit aussi que le DPB peut «avoir recours aux tribunaux, peu importe si un processus parlementaire était en cours». Il accuse M. Fréchette de «penser qu’il est acceptable que la loi soit ignorée sans que les droits des députés soient défendus devant les tribunaux […]. Je soutiens qu’il est inapproprié que vous décidiez par vous-même si cet article de la Loi doit être ou non respecté».

«Vous interprétez à tort ma demande comme étant négociable et sujette à être rejetée, par les présidents ou par le parlement comme tel», comprend M. Mulcair. Or, poursuit-il, le jugement de la Cour fédérale dit bien que le Parlement ne peut retirer à un député le droit d’accéder aux renseignements demandés, à moins de modifier la loi.

«Ma demande a été soumise au mois de novembre de l’an dernier, continue M. Mulcair, et pourtant, après m’avoir indiqué avoir « emprunté toutes les avenues possibles », vous me sommez d’attendre plus longtemps ou d’abandonner ma demande».

Tournant le fer dans la plaie, le chef néo-démocrate rappelle la combativité de Kevin Page qui «a fait des pieds et des mains pour s’assurer de respecter son mandat – celui de servir les parlementaires – et d’ainsi pouvoir fournir aux Canadiens une surveillance fiscale adéquate, comme il en était l’intention en créant le poste de DPB».

Cette affaire n’est pas finie et laisse présager un début de mandat difficile pour M. Fréchette. À suivre.

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Thomas Mulcair et le droit à l’information financière au Canada.
Il faut s’estimer heureux comme Canadiens qu’il y ait une Opposition officielle responsable et courageuse au Parlement. M. Mulcair défend l’intérêt public, le nôtre, devant la défaillance du Directeur parlementaire du budget, qui semble abdiquer de façon incompréhensible ses propres pouvoirs, ses propres devoirs. Non seulement serait-il normal que le Gouvernement lui-même renseigne la population et les élus sur l’état des finances du Canada ; à défaut, il serait normal que le Directeur parlementaire du budget utilise ses pouvoirs pour aller chercher l’information financière, l’analyser et permettre ainsi aux parlementaires de disposer des renseignements et des analyses financières leur permettant de jouer, eux, leur rôle. Normalement, dans une démocratie, il revient au Parlement d’évaluer les mérites et la conformité du budget proposé par le Gouvernement. Le Directeur parlementaire du budget n’existe principalement que pour renseigner les parlementaires à cette fin. Il faut se féliciter que devant l’apparente inaction de ce dernier, le chef de l’Opposition officielle fasse tout pour amener le Directeur parlementaire du budget à faire ce qui est au cœur même de son rôle. Par son existence même, cette institution est en principe une garantie contre l’opacité éventuelle d’un gouvernement qui voudrait proposer au Parlement un budget sans donner aux parlementaires les renseignements nécessaires pour comprendre l’état des finances publiques à un moment donné. En ne jouant pas son rôle, le Directeur parlementaire du budget met le Canada dans une situation pire que si son institution n’existait pas. C’est comme si les enquêteurs refusaient d’enquêter pour renseigner le Procureur général sur une situation donnée, empêchant ainsi le fonctionnement normal de la justice. M. Mulcair et sa ténacité sont notre rempart pour éviter que le Canada perde peu à peu ses attributs démocratiques en vidant de leur sens des institutions et leurs rôles, notamment celui du Parlement. Tout simplement.