[Entrevue] Daniel Lemire, le citoyen

À quelques jours des élections municipales, Daniel Lemire publie Harcèlement textuel, une anthologie tirée des quelque 120 numéros qu’il a écrits en 30 ans. Discussion impromptue sur la politique, la langue et l’humour.

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Daniel Lemire – Photo : Joannie Lafrenière

À quelques jours des élections municipales, Daniel Lemire publie Harcèlement textuel, une anthologie tirée des quelque 120 numéros qu’il a écrits en 30 ans. Discussion impromptue sur la politique, la langue et l’humour.

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Que diriez-vous à vos concitoyens pour les inciter à voter aux élections municipales du 3 novembre prochain ?

Avec ce qu’on a appris à la commission Charbonneau, on voit ce que ça donne de ne pas s’occuper de ses affaires ! Ça me fait penser au printemps érable. Certains disaient : « Les jeunes sont tellement gâtés ! » Mais ce n’est pas toi qui les as élevés ? On ne peut pas s’en laver les mains. Alors, même si on n’a pas élu les responsables de tout ce grenouillage, on a accepté qu’ils soient élus en s’abstenant de voter et on les a laissés noyauter les conseils.

Dans le fond, on a les villes qu’on mérite. On loue des voitures qu’on n’a pas les moyens d’acheter. On achète des meubles qu’on paie plus tard. On « patche » les nids-de-poule au lieu de bâtir du solide. À un moment donné, il faut passer à la caisse ! Et après, on se demande pourquoi la ville n’a pas de vision à long terme !

Lequel de vos personnages ferait le meilleur maire ?

Ronnie Dubé [NDLR : le rockeur déjanté vaguement poteux]. Tant qu’à en avoir un dans le champ ! Par contre, lui, les toits verts, il est pour.

Montréal est-elle récupérable ?

Dans mes tournées en région, je perçois un fort ressentiment envers Montréal. Ça m’a frappé il y a deux ans, mais ça s’installe depuis sept ou huit ans déjà. C’est malsain. On n’entend rien de positif sur Montréal. Quand ce n’est pas la corruption, ce sont les nids-de-poule et les gangs de rue. À écouter les gens parler, ça se tire partout. Mais je vis à Montréal et ce n’est pas mon expérience.

Les défis sont énormes à Montréal. Tu mettrais Nelson Mandela comme maire et il en arracherait. La ville a besoin de quelqu’un qui aura de la poigne et qui ne dormira pas au gaz. Bixi est une grande réalisation, mais c’est nettement insuffisant. J’adore le vélo, mais c’est l’hiver six mois par année !

Votre plus récent spectacle remonte à 2010. Trois ans plus tard, de quoi Daniel Lemire a-t-il envie de nous entretenir ?

Je pense à un spectacle sur l’histoire. Je trouve qu’on n’a plus de mémoire, et je m’inclus là-dedans. Ça me choque qu’on dise que l’histoire n’intéresse pas les gens. Je suis allé voir la conférence de l’anthropologue Serge Bouchard. Le public était fasciné. L’histoire fournit de la matière intéressante ; mais faire de l’humour, ce n’est pas faire une thèse universitaire. Alors je cherche ce qui est drôle.

Vous inquiétez-vous de l’avenir de la langue ?

Quand tu parles de ça, tu as l’air d’un curé. Mais je constate que, oui, une certaine désinvolture s’est installée. Pour bien des gens, cette valeur de préserver un bon français n’existe pas, elle ne leur a pas été inculquée. Mais on ne peut pas toujours reprocher ça aux enseignants ou au système. Les parents ont leur rôle à jouer. Si l’enfant ne voit jamais personne lire, il est rare qu’il se mette à lire juste par esprit de rébellion… surtout quand il n’y a pas de livres à la maison ! Mes enfants, qui ont 30, 27 et 24 ans, lisent beaucoup et s’expriment bien. C’était une valeur chez nous. C’est de là que ça part.

Pour mes enfants, le fait français est important, mais ils ne déchireront pas non plus leur chemise en public pour cette cause-là. Ils parlent trois ou quatre langues. Pour eux, l’important est de se comprendre et de communiquer.

Vous faites des spectacles depuis 30 ans et vous préparez votre 10e. Où puisez-vous votre inspiration ?

L’actualité nationale m’inspire moins maintenant. Pauline Marois, Stephen Harper, ça devient redondant. La commission Charbonneau, ça commence à être long. Actuellement, je m’inspire beaucoup de l’actualité internationale — la grande et les faits divers. Dans mon dernier spectacle, il y avait un numéro qui partait d’un entrefilet : j’avais lu que la CIA négociait avec les talibans en leur donnant du Viagra, parce que des chefs assez âgés avaient plusieurs épouses à satisfaire. J’ai trouvé ça comique.

Jusqu’où peut-on aller lorsqu’on fait des blagues sur des sujets sensibles ? Il faut s’y prendre différemment ?

Les tabous ont beaucoup reculé depuis 15 ans, mais cela demeure relatif : les tabous des uns ne sont pas les tabous des autres. Quand mes enfants étaient jeunes, ma censure personnelle était : je veux qu’ils n’aient pas honte quand ils me regardent. Mais ce qui m’intéresse est souvent proche de mon expérience. Le personnage d’Oncle Georges est né quand je suis devenu père. Les émissions pour enfants, je trouvais ça gnangnan. Oncle Georges disait tout haut ce que bien des gens pensaient tout bas. Le principe du « personnage pour enfants qui n’aime pas les enfants » n’a rien de nouveau. Oncle Georges a frappé l’imaginaire collectif, mais jamais en cent ans je n’aurais pensé que ça marcherait autant.

Boris Vian dit que le rire est la politesse du désespoir. Pour vous, qu’est-ce que le rire ?

Un système d’autodéfense. Je viens d’un milieu modeste et, quand j’étais jeune, je n’étais pas très gros. À l’école, je faisais rire les brutes, ça me donnait une sorte de visa. Rire, ça crée un lien, une complicité. L’humour est un égalisateur fantastique. C’est aussi un moyen d’exorciser ses peurs, ses bibittes. Yvon Deschamps me racontait récemment que des gens lui demandent : « Qu’est-ce que ça fait de vieillir ? » Il leur répond : « Pas le choix, tu vieillis ou tu meurs. » Il faut pouvoir rire des choses qui ne sont pas drôles.

L’humour a changé au cours de la dernière décennie. On est parfois plus cru, plus vulgaire, plus méchant. Cette tendance a-t-elle influencé votre écriture ?

La vulgarité n’est pas inhérente au Québec. C’est mondial et cela vient des comiques américains. Mais moi, je n’ai pas le goût de mettre de la vulgarité parce que c’est la mode. J’aime porter attention au texte.

Les temps sont bons ou les temps sont durs pour un humoriste ?

L’offre dépasse la demande depuis quelques années, alors il est moins facile de bien gagner sa vie en humour au Québec. Cette année, il y aura 30 spectacles d’humour sur la route dans la province ! C’est l’effet École de l’humour. Tous ces humoristes doivent trouver leur créneau.