C’est un rocher. Qui domine majestueusement le détroit de Gibraltar. L’une des portes d’entrée de la Méditerranée. Aux confins de la péninsule ibérique, face au Maroc, l’enclave de Gibraltar, n’appartient plus à l’Espagne. Depuis 1713 et à la suite du traité d’Utrecht, c’est la couronne britannique qui a pleine souveraineté (à perpétuité, dit le traité) sur ces presque 7 km2 de territoire, 30 000 habitants, à seulement 14 km des côtes marocaines.

Article 10 [traduction française] du traité d’Utrecht |
Le Roi Catholique, en son nom et celui de ses héritiers et successeurs, cède par ce Traité à la Couronne de Grande-Bretagne la pleine et entière propriété de la ville et des châteaux de Gibraltar, conjointement à son port, défenses et forteresses qui lui appartiennent, donnant ladite propriété de manière absolue afin qu’elle l’ait et en jouisse de plein droit et pour toujours, sans exception ni aucun empêchement. |
Source : https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/Utrecht-1713-ESP-GB.htm |
Mais voilà. Le torchon brûle. Une fois de plus. Le Guardian, rappelle opportunément que Juan Carlos avait boycotté le mariage de Charles et Lady Di en 1981 car les nouveaux époux prévoyaient de commencer leur lune de miel sur le Rocher).
Au cœur du problème cette fois-ci, la question de la pêche dans les eaux territoriales qui revêt les atours d’une bataille rangée autour de la souveraineté sur les eaux territoriales qui entourent le rocher : Le gouvernement gibraltarien revendique une zone de trois mille nautiques le long de ses côtes tandis que le gouvernement espagnol estime que le traité d’Utrecht n’a en aucun cas inclus dans la cession les eaux territoriales et l’espace aérien.
Or la construction d’un récif artificiel au large de Gibraltar (au moyen de 70 blocs de ciment pour être exact) pour (officiellement) permettre de régénérer les fonds marins et notamment les ressources halieutiques a été interprétée par les pêcheurs espagnols désormais interdits de pêche dans ces eaux comme une provocation. Il existait pourtant un accord, vieux de moins d’une quinzaine d’années, permettant aux Espagnols de pêcher dans la zone, que les autorités de Gibraltar ont remis en cause en mai dernier.
Les représailles du gouvernement de Madrid ne se sont pas faites attendre et l’arme du contrôle frontalier a été rapidement brandie : délais accrus, perspective de mettre en place un péage coûteux à la frontière, embouteillages monstres pour entrer et sortir de Gibraltar, menaces de renégocier certains accords commerciaux. La Reine a répliqué lors d’un discours devant le Parlement britannique affirmant qu’elle défendrait la souveraineté de la Couronne sur ce confetti d’empire comme elle l’avait fait en son temps (et encore aujourd’hui) aux Malouines. C’est alors que le gouvernement madrilène a laissé entendre qu’il pourrait s’allier aux Argentins et déposer un recours devant l’ONU et la CIJ. Depuis, des navires de la Royal Navy (dont le HMS Westminster) ont pris la mer, même si cela était semble-t-il prévu de longue date, pour aller effectuer des manœuvres au large du détroit, en Méditerranée.
Globalement la géographie de ce conflit demeure complexe. L’isthme qui relie le rocher britannique à l’Espagne et sur lequel est placé l’aéroport de Gibraltar est… espagnol.
En outre, il en est pour rappeler, au Royaume-Uni, de façon fort opportune, qu’enclave pour enclave, l’Espagne ferait peut-être mieux de modérer son ire : elle aussi détient des enclaves similaires, fortifiées, des bases navales d’importance stratégique mais de taille relative, et dont la souveraineté fait fréquemment l’objet d’âpres discussions. Ainsi au Maroc les enclaves espagnoles de Melilla mais particulièrement de Ceuta sont au cœur de frictions avec le Royaume alaouite.
Le Royaume Marocain pourrait ainsi voir dans l’insistance espagnole une opportunité de renégocier le statut de Ceuta et Melilla mais aussi le risque de perdre des marchés lucratifs qui passent par le rocher (paradis fiscal, au demeurant). Et pour l’Union européenne, Gibraltar est un point d’entrée dans l’espace Schengen (auquel n’appartient pas le Royaume Uni) et pour les migrants d’Afrique subsaharienne, un véritable cimetière.

Pour le Royaume-Uni, il s’agit d’une base stratégique qui a d’ailleurs plusieurs fois joué un rôle central dans des conflits de grande ampleur – comme la Seconde guerre mondiale -, d’un levier diplomatique. Et pour le gouvernement madrilène, aux prises avec une crise économique sans précédent et un scandale de corruption, le moyen peut-être, en soufflant sur les braises du nationalisme, de détourner l’attention du peuple espagnol, qui pourrait à défaut bien vouloir se retourner contre ses dirigeants.
Professeure associée au département de géographie de l’UQAM et directrice de recherches à la Chaire @RDandurand @UQAM
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