L’auteur a été journaliste, puis sénateur. Il est aujourd’hui professionnel en résidence à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.
Selon les déclarations du premier ministre François Legault avant et pendant la récente campagne électorale, l’État québécois doit absolument obtenir plus de pouvoirs d’Ottawa en matière d’immigration, sans quoi l’avenir du français serait compromis. Cependant, quand on demande au gouvernement du Québec quels pouvoirs il réclame exactement et à quelles fins, la réponse n’est pas aussi limpide qu’attendu.
Il y a deux semaines, j’ai fait parvenir à l’attaché de presse de M. Legault, Ewan Sauves, une liste de questions précises à ce sujet. La réponse de M. Sauves fut pour le moins sibylline :
« La nouvelle ministre de l’Immigration va faire le tour de ses dossiers. Son cabinet pourra vous revenir éventuellement. »
L’attaché de presse poursuit :
« Nos positions sont connues et bien établies : plus d’immigration francophone, meilleur arrimage avec le marché du travail, plus d’immigrants en région (notamment à Québec), plus de pouvoirs de sélection dans les programmes d’immigration autant temporaire que permanente, rapatrier la réunification familiale, etc.
Merci ! »
En attente de la réponse « éventuelle » de la nouvelle ministre, décortiquons les « positions connues et bien établies » du gouvernement Legault :
- Plus d’immigration francophone.
Cela dépend essentiellement du gouvernement du Québec, qui choisit déjà 60 % des immigrants qu’il reçoit sur son territoire. Seulement 60 % des immigrants de la catégorie « immigration économique », sous l’autorité de Québec, connaissent le français ; qu’est-ce qui empêche la province d’accroître cette proportion ?
- Meilleur arrimage avec le marché du travail.
Encore là, cela dépend pour l’essentiel du gouvernement du Québec, lequel, en vertu de l’entente sur l’immigration conclue avec Ottawa en 1991 (l’accord Gagnon-Tremblay–McDougall), est responsable de la sélection des immigrants économiques et de l’intégration des immigrants à la société québécoise. Sur le plan de l’intégration économique, le Québec a bien fait, puisque le taux de chômage des immigrants a sensiblement diminué au cours des dernières années, rattrapant en partie celui des travailleurs nés au Canada. Pour ce qui est des travailleurs temporaires, des ajustements aux programmes actuels ont été conclus l’an dernier avec Ottawa. Selon Québec, ces ajustements « permettront de répondre aux besoins du Québec et des entreprises aux prises avec une rareté de main-d’œuvre ».
- Plus d’immigrants en région.
Encore une fois, il s’agit d’une responsabilité du Québec. Selon une récente note de l’Institut du Québec, « force est d’admettre que les efforts et les sommes investies pour attirer les immigrants dans les régions du Québec n’ont pas porté leurs fruits » puisque 85 % des immigrants s’établissent toujours dans la grande région de Montréal.
- Plus de pouvoirs dans les programmes d’immigration autant temporaire que permanente.
Je reviendrai plus loin sur l’immigration temporaire. Pour ce qui est de l’immigration permanente, comme on l’a déjà dit, le Québec choisit lui-même la majorité des personnes qui viennent s’établir ici pour des raisons économiques, en plus des réfugiés sélectionnés à l’étranger. Deux volets de l’immigration permanente lui échappent : les réfugiés reconnus alors qu’ils sont déjà au Québec et le regroupement familial. Le Québec ne demande pas d’avoir compétence sur les réfugiés reconnus sur place, probablement pour deux raisons : cela relève du droit international, et il serait injuste de poser comme condition de cette reconnaissance que le demandeur d’asile maîtrise le français.
Quant au regroupement familial, un immigrant permanent sur cinq au Québec se situe dans cette catégorie. La moitié d’entre eux parlent français, 30 % parlent anglais et 20 % ne parlent aucune des deux langues officielles du Canada. Si le fédéral tient à avoir compétence sur cette partie de l’immigration, c’est qu’elle aussi est protégée par le droit international, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’article 16 affirme que « la famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État ».
L’une des questions posées à l’attaché de presse du premier ministre visait à comprendre ce que ferait le gouvernement du Québec si Ottawa lui cédait l’autorité sur la réunification familiale : si un réfugié ukrainien voulait faire venir sa conjointe, ses parents ou ses enfants, le Québec lui refuserait-il ce droit parce que les parents en question ne maîtrisent pas le français ? C’est apparemment ce que souhaite le premier ministre Legault, selon qui « il faut absolument que la catégorie regroupement familial, que la sélection se fasse par le gouvernement du Québec, parce qu’encore aujourd’hui, la moitié de ces immigrants […] ne parlent pas français ».
La volonté du gouvernement du Québec est-elle vraiment de rendre conditionnel à la maîtrise du français le droit fondamental à la réunification familiale ? J’espère que non. Et si la réponse est non, le fait pour Québec d’avoir compétence sur les regroupements familiaux ne changera strictement rien à la situation actuelle.
Voilà le portrait pour l’immigration permanente : en gros, Québec en maîtrise une très large part, et il lui revient en premier lieu de faire mieux à cet égard.
Hausse de l’immigration temporaire
En bonne partie par la volonté du gouvernement du Canada, mais aussi par celle du Québec, le nombre de travailleurs étrangers temporaires et d’étudiants étrangers est en forte hausse depuis quelques années. Ainsi, au Québec, le nombre de travailleurs étrangers temporaires est passé, entre 2014 et 2019, de 45 000 à 63 000. L’augmentation du nombre d’étudiants étrangers durant la même période est encore plus spectaculaire, de 30 000 à 56 000. Parce que ces immigrants temporaires sont en grande partie choisis par le gouvernement fédéral, et parce que ceux-ci tendent à obtenir ensuite le statut de résident permanent, l’économiste réputé et chroniqueur à L’actualité Pierre Fortin conclut qu’on assiste à « la perte de contrôle du Québec sur sa propre politique d’immigration ».
Pierre Fortin a mené pour le gouvernement du Québec une étude très détaillée de la question, et sa compréhension de ce dossier complexe est bien plus approfondie que la mienne. Néanmoins, je me permets de mettre un modeste bémol à cette conclusion dramatique.
D’abord, le Québec a un mot à dire sur une bonne partie des immigrants temporaires, travailleurs et étudiants, pour lesquels il doit délivrer un Certificat d’acceptation du Québec (CAQ). Il n’y a actuellement aucune condition de nature linguistique pour ces immigrants temporaires ; rien n’empêche le Québec d’exiger la connaissance du français dans les situations où il le juge à propos, sinon l’indignation prévisible des employeurs et des collèges et universités.
Il est vrai que les travailleurs étrangers admis par le fédéral en vertu du Programme de mobilité internationale, qui vise à admettre des immigrants temporaires aux fins du développement économique du Canada, n’ont pas besoin d’obtenir un CAQ. Deux choses :
- 40 % de ces nouveaux venus au Québec sont français ;
- Tous ces immigrants temporaires, le jour où ils réclameront leur résidence permanente, devront obtenir un Certificat de sélection du Québec (CSQ). Or, pour le recevoir, ils devront démontrer le niveau de connaissance du français déterminé par le gouvernement du Québec.
D’ailleurs, à son article 22, l’entente Canada-Québec sur l’immigration est très claire :
« Le consentement du Québec est requis avant l’admission dans la province :
a) de tout étudiant étranger qui n’est pas choisi dans le cadre d’un programme du gouvernement canadien d’assistance aux pays en voie de développement ;
b) de tout travailleur temporaire étranger dont l’admission est régie par les exigences du Canada touchant la disponibilité de travailleurs canadiens. »
Bref, je trouve que parler d’une « perte de contrôle » par le Québec de sa politique d’immigration est un peu excessif. S’il y a perte de contrôle, c’est surtout parce que Québec, comme Ottawa d’ailleurs, est submergé de demandes. Pour régler ce problème, Québec doit de toute urgence accorder des ressources additionnelles au ministère de l’Immigration, au-delà des augmentations de budget déjà prévues.
Tous les pouvoirs nécessaires
Cela dit, Pierre Fortin en arrive à une conclusion dont je partage l’essentiel : « Le Québec doit chercher à utiliser toutes les possibilités de l’accord Canada-Québec de 1991 afin de s’approprier le contrôle entier, efficace et indépendant de l’immigration temporaire et de reprendre le contrôle direct de l’immigration permanente, qu’il a perdu. »
Selon l’économiste, et il n’est pas le seul à le penser, l’accord de 1991 donne déjà au Québec tous les pouvoirs nécessaires pour contrôler son immigration. Par exemple, si la province estime que les programmes fédéraux mènent à un nombre excessif d’immigrants temporaires, elle peut limiter le nombre de CAQ délivrés aux travailleurs temporaires et étudiants étrangers. Cela ne se fera pas cependant sans susciter la grogne des entreprises, des agriculteurs et des établissements d’enseignement, qui retirent beaucoup d’avantages de la présence de ces personnes au Québec. La controverse entourant la réforme du Programme de l’expérience québécoise, en 2019, montre que de tels changements, qui touchent des milliers d’immigrants déjà installés au Québec, soulèvent de délicats enjeux humains, économiques et politiques.
En vertu de l’accord Gagnon-Tremblay–McDougall, un comité mixte a été mis sur pied pour « favoriser l’harmonisation des objectifs économiques, démographiques et socioculturels des deux parties en matière d’immigration et d’intégration, et de coordonner la mise en œuvre des politiques du Canada et du Québec découlant de ces objectifs ». S’il y a des difficultés dans la mise en œuvre de l’entente, c’est là qu’elles devraient être discutées, bien avant que l’on multiplie les effets de toge constitutionnels et les prédictions apocalyptiques sur la « louisianisation du Québec ».
Bien sûr, une majorité de Québécois appuieront le gouvernement Legault dans sa quête de pouvoirs additionnels, parce que c’est toujours ce que font les Québécois quand il est question du partage des compétences entre Québec et Ottawa. Cependant, dans le cas présent, le gouvernement Trudeau a raison lorsqu’il dit que le Québec possède déjà tous les pouvoirs nécessaires pour contrôler son immigration. Il manque toutefois une phrase dans les déclarations des porte-paroles fédéraux, une phrase qui affirmerait qu’Ottawa est toujours prêt à discuter des modalités de mise en œuvre de l’accord de 1991.
Même si je ne partage pas les craintes excessives exprimées par le gouvernement Legault en ce qui a trait à l’immigration et à la survie du français, il est évident que la vigilance sera toujours de mise à cet égard. Depuis la conclusion de l’entente Canada-Québec de 1991, beaucoup de choses ont changé, notamment les objectifs respectifs des parties en matière d’immigration et la composition de cette immigration. Ne serait-ce que pour cette raison, les deux paliers de gouvernement devraient échanger de façon beaucoup plus active, au plus haut niveau, afin de vérifier si l’accord leur permet toujours d’atteindre l’un de ses principaux objectifs, soit « d’assurer dans la province une intégration des immigrants respectueuse du caractère distinct de la société québécoise ».
Cet objectif a l’avantage d’être parfaitement clair. Malheureusement, la volonté politique de faire avancer le dossier semble faire défaut. Le Québec, en politisant l’affaire à outrance, est le premier responsable de cette impasse. Mais le gouvernement fédéral a aussi une part de responsabilité ; Ottawa doit être plus ouvert à prendre en compte les inquiétudes légitimes du gouvernement du Québec, qui sont celles des Québécois.
Excellente analyse.
Il sera intéresant, dans 10 ou 15 ans, de comparer la situation du Québec, qui limite le nombre d’immigrants, à celle des autres provinces, qui augmentent ce nombre.