Jason Kenney… ou la mort du progressisme conservateur

Figure marquante du mouvement conservateur en Alberta et au Canada, Jason Kenney a été poussé à la porte de son parti. S’il est perçu comme trop modéré, comme son ancien patron Stephen Harper, par les militants conservateurs, qu’est-ce que ça dit sur l’état de la droite canadienne ? Analyse de notre collaborateur.

Jason Franson / La Presse Canadienne / montage : L’actualité

L’auteur a travaillé pendant près de 20 ans sur la colline parlementaire à Ottawa, notamment à titre d’attaché de presse principal de Jack Layton, de secrétaire principal de Thomas Mulcair, puis comme directeur national du NPD. En plus d’agir en tant que commentateur et analyste politique, il est président de la Fondation Douglas-Coldwell et président de Traxxion Stratégies.

Il était évident depuis un certain temps que le Parti conservateur uni de l’Alberta n’avait d’uni que le nom. Le départ de Jason Kenney, chef et premier ministre, annoncé après qu’il n’eut obtenu que 51,4 % lors d’un vote de confiance des militants la semaine dernière, n’est pas vraiment une surprise. Ni une nouveauté chez les conservateurs de l’Alberta.

Les fissures dans l’armure conservatrice avaient commencé à apparaître sous Ralph Klein. Remontons à 2006, quand, après quatre majorités consécutives, le chef conservateur et premier ministre annonça en mars son intention de quitter son poste… près de 18 mois plus tard. On le poussa finalement à la porte plus rapidement. Il fut néanmoins le dernier chef du parti à demeurer en poste pour un mandat complet. Ses successeurs, Ed Stelmach, Alison Redford, Jim Prentice et maintenant Jason Kenney, n’ont jamais réussi à faire de même.

Les troubles au sein des progressistes-conservateurs ont coïncidé avec la montée du Wildrose dans les années 2000. Ce parti, fermement campé à droite, gagna en puissance et déstabilisa l’ordre politique établi en Alberta, ce qui mena à la victoire du Nouveau Parti démocratique (NPD) de Rachel Notley en 2015 et mit fin au règne de l’Association progressiste-conservatrice de l’Alberta, qui durait depuis 1971.

Des socialistes au pouvoir en Alberta ? Une hérésie ! Pour défaire Notley, il fallait donc l’union de la droite. La recette avait fait ses preuves au Canada avec la fusion du Parti progressiste-conservateur et de l’Alliance canadienne. Le Parti conservateur uni (PCU) est ainsi né de cette nécessité politique absolue.

Après son élection à la tête du parti (en 2017), Jason Kenney a semblé dissiper les doutes sur l’unité et la vigueur de ce nouveau parti conservateur. Sa victoire électorale a été convaincante deux ans plus tard. Mais force est de constater que l’ancienne coalition conservatrice albertaine n’est pas vraiment ressuscitée derrière le paravent du PCU.

Le mariage est presque contre nature. Les divisions au sein du parti sont demeurées présentes et profondes. Les idéologies divergent fondamentalement : les néo-libéraux contre les conservateurs sociaux, les députés ruraux contre les députés urbains, les négationnistes climatiques contre les conservateurs verts, les autonomistes contre les fédéralistes. La COVID-19 a ajouté une couche à ce clivage : les partisans de la liberté contre les partisans de la santé publique.

Difficile de savoir ce qui serait arrivé sans pandémie. Il est plus facile d’affirmer que n’importe quel chef conservateur aurait mordu la poussière. Pris en étau entre ses militants et députés anti-mesures sanitaires — qui vociféraient au nom de la liberté — et les citoyens qui voulaient un gouvernement responsable et protecteur, Jason Kenney a tenté de ménager la chèvre et le chou. Au final, personne n’était content : Kenney a perdu l’appui de son parti… et le NPD trône en tête des intentions de vote depuis 18 mois.

Au fédéral, Andrew Scheer et Erin O’Toole se sont aussi cassé les dents en tentant de ménager la chèvre et le chou. Ils n’ont pas convaincu les Canadiens qu’ils menaient un parti modéré et se sont fait mettre à la porte par l’aile réformiste radicale pour manque de pureté idéologique. On veut peut-être gagner, mais on veut surtout avoir raison.

Ce sont les mêmes divisions profondes que l’on voit dans la course à la direction du Parti conservateur. Le mariage des réformistes-alliancistes avec les progressistes-conservateurs a fonctionné sous Stephen Harper, qui a mis fin au règne libéral Chrétien-Martin. Le Parti conservateur du Canada était aussi né d’une nécessité politique absolue : l’union de la droite. Mais depuis le départ de Stephen Harper, nous en sommes à une troisième course à la direction, trois luttes pour « l’âme du parti ».

Or, comme son cousin en Alberta, ce parti n’a pas d’âme. Il en a deux. En philosophie chinoise, les âmes cohabitent en dualisme jusqu’à la mort. Une âme po, corporelle, substantielle, yin. Et une âme hun, spirituelle, immatérielle, yang.

Cela dit, dans les sondages menés tant en Alberta que dans le reste du Canada, la tendance qui semble se dessiner est que les citoyens ont soif de yin progressiste-conservateur et ont peu d’intérêt pour le yang réformiste-alliance-Wildrose. Mais au sein du PCU, c’est le contraire qui se produit. Ce sont les réformistes qui ont pris les rênes du parti.

Plus militants, plus revendicateurs, plus mobilisés et mobilisables, ils découragent et repoussent tranquillement, mais sûrement, les modérés. À force de mettre en avant des concepts radicaux, à force d’augmenter le volume et la stridence des dénonciations des « élites », à force de s’abreuver chez les républicains américains et de flirter avec la droite chrétienne.

Le meneur de la course chez les conservateurs fédéraux, Pierre Poilievre, est issu de cette mouvance réformiste et il y va à fond de train. Par exemple, il vient de déclarer que ses ministres ne participeraient plus au Forum économique mondial à Davos. Ce sommet, rempli « de communistes et de socialistes », voudrait « contrôler les gouvernements » et « contrôler nos vies ». Il truquerait même les élections ! Un délire complotiste qui fonctionne bien sur les réseaux sociaux et auprès de la base plus militante du parti. C’est d’ailleurs un délire qui ferait de Stephen Harper un paria, lui qui était un participant actif à Davos. Si Stephen Harper est maintenant trop modéré pour les conservateurs…

En Alberta, les progressistes-conservateurs sont aussi une espèce menacée au sein du Parti conservateur uni. Le départ de Jason Kenney, qui pourtant n’était pas le plus progressiste, a donné le signal d’une nouvelle course à la direction. Coïncidence ? Sur la ligne de départ, il y a seulement les deux derniers chefs du Wildrose, Danielle Smith et Brian Jean. Pour l’instant, les modérés, les progressistes-conservateurs, ne sont pas au rendez-vous. Entre le yin et le yang, les jeux sont faits ?

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L’extrême gauche (NPD) , et la gauche (Libéral) , ne s’entendent pas toujours non plus. Mais l’existence de ces différences ne conduit jamais à une analyse destructrice de la situation de la gauche au Canada. Pourquoi? Je vous invite à examiner le filtre que vous utiliser pour vos analyses.

Il semble que les 2 extrêmes du spectre idéologique gauche-droite fassent beaucoup de bruit et certainement des gains, malheureusement, parce que la grande majorité, avec ses penchants tantôt plus à gauche, tantôt plus à droite, semble rechercher plutôt l’approche plus modérée, avec toutes ses nuances.

La polarisation extrême des convictions idéologiques n’est pas rassembleuse de la majorité et peut créée plutôt à long terme le vide du centre et les affrontements parfois violentes à cause de la perte d’écoute possible de chaque partie parce que le compromis est perçu comme étant trop loin de la conviction de l’extrême idéologie. C’est ce qu’on voit aux États-Unis. Le résultat pourrait être la perte de la sacro-sainte démocratie et même la possible cessation de l’état lui même. Quand tout un groupe croit ne plus partager ses valeurs profondes avec ses autre compatriotes (qui croit aussi la même chose du 1er groupe), la question de simplement redessiner le territoire ou l’union refait surface.

Les conflits chez les conservateurs depuis l’époque Mulroney reflètent la dérive vers les extrêmes dans un cadre politique de plus en plus polarisé à l’image des ÉU. Aujourd’hui mettre ensemble les mots «progressiste» et «conservateur» est devenu un oxymoron et cela va se vérifier de plus en plus avec la radicalisation de la droite canadienne souvent axée vers une théocratie de pouvoir. Le contexte est bon puisque même la notion de liberté de religion est rendue la valeur prédominante au Canada anglais par rapport à la laïcité québécoise, voire même à l’égalité des sexes.