L’électorat n’est pas tendre en ce moment envers le premier ministre Justin Trudeau et son équipe libérale, comme le montrent deux nouveaux sondages estivaux, dont la publication est passée quelque peu inaperçue la semaine dernière, alors que les yeux étaient rivés sur le remaniement ministériel attendu à Ottawa. Ces deux sondages, des maisons Léger et Abacus Data, accordent en effet une claire avance au Parti conservateur du Canada (PCC) dans les intentions de vote à l’échelle du pays.
Le prochain scrutin n’est prévu qu’en octobre 2025, mais le gouvernement minoritaire des libéraux ne tient qu’à un fil, soit le soutien que lui a promis Jagmeet Singh du Nouveau Parti démocratique (NPD). Des élections hâtives pourraient donc être déclenchées à tout moment — d’où l’intérêt de suivre en continu le pouls des électeurs.
Selon le plus récent sondage Léger (mené du 7 au 10 juillet 2023), si des élections avaient lieu cet été, le PCC récolterait l’appui de 37 % des électeurs canadiens, une avance de neuf points sur le Parti libéral (PLC), qui glisse à 28 %. Il s’agit de la plus importante avance du PCC sur le PLC dans un sondage Léger depuis le dernier scrutin fédéral, en septembre 2021.
Le NPD, quant à lui, fait du surplace à 17 % (soit un point sous son résultat de 2021).
Les chiffres récoltés par Abacus Data d’un océan à l’autre, du 20 au 25 juillet, sont quasi identiques à ceux de Léger : 38 % pour le Parti conservateur contre seulement 28 % pour les libéraux (ainsi que 18 % pour les néo-démocrates).
Deux sondages consécutifs de maisons reconnues qui mesurent des tendances similaires ? Bien peu probable qu’il ne s’agisse que de simples fluctuations statistiques.
Alors, en quoi ces derniers coups de sonde changent-ils le portrait politique des derniers mois ? Certains lecteurs pourraient affirmer que le PCC est en tête des intentions de vote depuis le Nouvel An, selon de nombreux sondages. C’est vrai. Toutefois, les sondages de l’hiver et du printemps donnaient généralement au PCC une avance d’un à cinq points — et non de neuf ou dix points. Et si les libéraux pouvaient naguère se convaincre qu’ils étaient en bonne posture grâce à leur avance dans les provinces de l’Atlantique et en Ontario, ces deux derniers sondages montrent que le PLC est désormais en difficulté dans ces deux régions.
En Atlantique, libéraux et conservateurs seraient à égalité statistique. Et en Ontario ? Les deux sondages accordent une nette avance au PCC. Selon Abacus Data, les conservateurs mèneraient par six points chez les Ontariens. Selon Léger, cette avance serait de neuf points.
De tels chiffres, s’ils devaient durer jusqu’au prochain scrutin (ils ont amplement le temps de bouger d’ici la prochaine campagne, évidemment), bousilleraient complètement la fameuse « efficacité » du vote libéral (le PLC a remporté une pluralité de sièges au pays même s’il a perdu au suffrage universel en 2019 et 2021). Ils pourraient faire basculer plus d’une trentaine de circonscriptions vers les conservateurs.
Au Québec, même si la base libérale semble tenir le coup pour l’instant (en se maintenant près du seuil de 30 %), c’est le Bloc québécois (BQ) qui est en tête, avec deux points de plus que les libéraux selon Abacus et trois points de plus selon Léger. Certes, il s’agit encore d’une égalité statistique entre les deux formations, mais le PLC ne pourrait pas compter sur des gains au Québec pour compenser ses pertes ailleurs au pays avec de tels appuis.
En considérant ces nouvelles données, la dernière mise à jour de la projection fédérale Qc125 place le PCC à une moyenne de 162 sièges —juste sous le seuil des 170 sièges nécessaires pour une majorité à la Chambre des communes. Quant au PLC, la projection ne lui donne en moyenne que 117 députés.
Dans un tel scénario, il serait virtuellement impossible pour Justin Trudeau de demeurer au pouvoir, car en plus de devoir compter sur l’appui du NPD, la survie de ce gouvernement de coalition dépendrait aussi… du Bloc québécois.
Il y a un précédent récent en politique canadienne, et son dénouement n’a rien de joyeux pour les libéraux. Les observateurs de la scène fédérale se souviennent peut-être de la tentative ratée de coalition des libéraux de Stéphane Dion et du NPD de Jack Layton après le scrutin fédéral de 2008, lors duquel le conservateur Stephen Harper avait remporté une pluralité de sièges, mais pas une majorité. Une des causes de l’échec de cette coalition était qu’elle dépendait du soutien du Bloc québécois de Gilles Duceppe (qui l’avait emporté dans 49 circonscriptions cet automne-là). Or, avant que cette coalition à trois puisse faire tomber le gouvernement Harper à l’occasion d’un vote de confiance aux Communes, le premier ministre conservateur avait martelé en Chambre que les Canadiens n’avaient pas voté pour une coalition dont la survie dépendait « des séparatistes » voulant briser le Canada. L’opinion publique a alors radicalement changé et les appuis au Parti conservateur ont grimpé à plus de 40 % dans les sondages. La coalition a sombré avant même d’arriver au port.
Un tel scénario étant susceptible de se reproduire aujourd’hui, Justin Trudeau ne peut pas compter sur le Bloc. Il serait donc étonnant que le premier ministre brise l’entente conclue avec le NPD, car cet arrangement assure la survie de son gouvernement à Ottawa et lui offre le luxe du temps. Les prochaines élections fédérales ne sont prévues qu’en octobre 2025, alors bien de l’eau coulera sous les ponts d’ici là.
Notons aussi que les chiffres de Léger et Abacus Data ont été recueillis avant le remaniement ministériel de la semaine dernière. Même si on peut douter qu’un tel brassage estival puisse changer l’humeur des Canadiens à court terme, il pourrait apporter du sang neuf et redonner un peu de souffle à un gouvernement qui a connu un printemps pour le moins mouvementé.