Chapitre 1
La précampagne
La première réunion de l’équipe de choc — surnommée le war room dans les partis — n’est commencée que depuis 10 minutes au siège du PLQ, dans Griffintown, à Montréal, lorsque la discussion bifurque sur la façon de coincer le chef de la Coalition Avenir Québec, François Legault. Il est 7 h en ce lundi 13 août, et même si la campagne ne démarre que dans 10 jours, la quinzaine de stratèges libéraux sont déjà en mode « réaction rapide ».
Dans les jours précédents, le PDG d’Hydro-Québec a émis des doutes sur la rentabilité du projet éolien Apuiat, sur la Côte-Nord, piloté par les Innus et la société Boralex. Et François Legault a pris fait et cause pour lui. « On va répliquer que Legault a une position antiéconomique envers les régions, que ça va nuire à des milliers de travailleurs et à leurs familles », explique Daniel Desharnais, directeur de cabinet adjoint de Philippe Couillard. Pendant la campagne, ce stratège dans la quarantaine dirige le petit groupe « InTact » (« information tactique »), un commando de 12 personnes qui déterrent les informations compromettantes dans les campagnes adverses, fouillent les antécédents judiciaires des candidats et élaborent les tactiques de communication. Des gens discrets. Peu de personnes ont accès à leur réunion quotidienne, qui se tient à l’aurore.
« On va acheter de la pub ciblée sur Facebook pour faire passer notre message dans les cinq circonscriptions de la Gaspésie et de la Côte-Nord où l’éolien est important », dit Maxime Roy, 38 ans, qui dirige le volet numérique de la campagne libérale. « On devrait faire sortir nos députés de ces régions-là pour attaquer Legault et l’inviter à débattre pendant la campagne. » Il réfléchit quelques secondes : « On enregistre une pub pour les radios locales ? » Le directeur général du parti, le vétéran Sylvain Langis, qui tient les cordons de la bourse, donne le feu vert.
Le directeur de la campagne, Hugo Delorme, un grand mince dans la trentaine, interpelle Josée Lévesque au téléphone. L’organisatrice en chef se trouve en Estrie, où la bataille contre la CAQ promet d’être épique. « Est-ce qu’on peut mobiliser sur la Côte-Nord ? demande-t-il. Si Legault se rend là-bas, est-ce qu’on peut avoir du monde qui manifeste ? » La voix de Josée Lévesque grésille dans l’appareil : « On peut organiser ça. » Parfait, répond Hugo Delorme. « Et s’il n’y va pas, on dit qu’il se cache encore ! »
Un petit silence permet à chacun de prendre une bouchée du pain aux bananes qu’a cuisiné Brigitte Fortier, responsable des événements spéciaux. Sur l’immense écran qui permet de communiquer avec la moitié de l’équipe restée à Québec, la gâterie fait des jaloux. « Demain, on va en avoir nous aussi ! » rigole une bénévole de la capitale.

Cette équipe et les conseillers qui accompagnent le chef en tournée représentent le cœur de l’organisation qui tente de procurer un deuxième mandat à Philippe Couillard, et ainsi marquer l’histoire. Une cinquième victoire en six élections générales depuis 2003 ferait du PLQ la force politique la plus dominante du Québec depuis l’Union nationale, entre 1936 et 1960.
Le début de la campagne est crucial, estime-t-on au quartier général. « Je dois casser la vague de Legault dès le départ, explique Charles Robert, directeur des relations avec les médias. Si j’y arrive, je peux avoir un avantage sur le terrain, avec ma machine et mes bénévoles dans les circonscriptions serrées, parce que la CAQ a moins de bénévoles. Dans une bataille qui se gagne par 200 votes, ça compte. »
À la permanence de la CAQ, près du pont Victoria, dans le sud-ouest de Montréal, Brigitte Legault, organisatrice en chef, et Martin Koskinen, directeur de cabinet de François Legault, sont bien décidés à passer à l’histoire à leur façon, en hissant au pouvoir un nouveau parti pour la première fois depuis 1976. Brigitte Legault, 38 ans, connaît bien le libéral Hugo Delorme, puisqu’ils ont tous deux grandi dans le système politique des jeunes libéraux fédéraux. « Je vais le manger tout cru ! Il n’a pas assez d’expérience », s’amuse-t-elle.
Le samedi 11 août, leur machine se met en marche. Près de 1 500 bénévoles sont mobilisés dans les 125 circonscriptions pour faire du porte-à-porte et des appels afin d’alimenter la Coaliste, la base de données élaborée pour un coût de 500 000 dollars. « On veut savoir où sont nos sympathisants, mais aussi s’assurer que nos bénévoles comprennent l’application mobile », explique Brigitte Legault, la petite fourmi de la CAQ, qui travaille sans relâche depuis 2011 pour asseoir l’organisation sur des bases solides.
Dans le local des candidats de Laval, derrière un centre commercial, une cinquantaine de personnes font connaissance autour de Timbits et de café en attendant les directives de Daniel Lebel, adjoint à la mobilisation pour les régions de Laval et d’Abitibi. « Est-ce qu’on est prêts ? On va savoir ça aujourd’hui ! » lance-t-il de sa grosse voix avant de donner le go à ses équipes de porte-à-porte. « Des bénévoles, il faut envelopper ça dans la ouate, c’est précieux. Ils peuvent partir quand ils le veulent », raconte Daniel Lebel en les regardant se diriger vers leurs voitures avec des centaines de dépliants destinés aux familles, tel un père qui regarde ses oisillons quitter le nid. Beaucoup donnent du temps pour la première fois de leur vie.
Le groupe « InTact » du PLQ est un commando de 12 personnes qui déterrent les informations compromettantes dans les campagnes adverses, fouillent les antécédents judiciaires des candidats et élaborent les tactiques de communication.
Dans la circonscription de Mille-Îles, dans l’est de Laval, le candidat Mauro Barone grimpe au pas de course les marches des maisons cossues du quartier Val-des-Brises sous un soleil de midi qui fait perler son front. Son neveu Emmanuel, téléphone en main, vérifie dans la Coaliste les adresses où le candidat doit se rendre et les endroits à éviter — les maisons que les organisateurs estiment réfractaires à la CAQ.
Chaque équipe de bénévoles a son trajet, établi en fonction du profil sociodémographique des résidants. « Je sais qu’on fait ça pour être plus efficaces, mais si c’était juste de moi, je cognerais à toutes les portes pour jaser ! » dit Mauro Barone. En cette belle journée, ce verbomoteur au début de la cinquantaine n’a pu s’empêcher de frapper à quelques portes imprévues. « Ne le dites à personne ! » me lance-t-il avec le sourire.
Manifestement, la CAQ lui a prévu des arrêts chez tous les électeurs d’origine italienne. « Qui habite ici ? » demande-t-il chaque fois à son neveu. Le candidat tente alors de deviner, en fonction du nom, de quel coin de l’Italie est originaire son prochain interlocuteur. Très souvent, il vise juste et se trouve un lien de parenté, même éloigné. « Les Italiens, au Québec, on se connaît tous un peu, même si on ne se connaît pas ! » dit-il en rigolant.
Son père a fait fortune dans la construction. « Je suis chanceux, je viens d’une famille honnête qui a fait de l’argent. Je suis là pour aider ceux qui ont eu moins de chance que moi », dit souvent Mauro Barone aux électeurs, avant de leur laisser son numéro de cellulaire, au cas où ils auraient des questions.
La communauté italienne, depuis longtemps fidèle aux libéraux, hésite à appuyer son chef, un ancien ministre péquiste. « Je me fais massacrer sur le terrain parce que les anglophones pensent que Legault a des intentions cachées en faveur de la souveraineté. Je dis et redis que je suis moi-même un ancien libéral, que je fais confiance à mon chef et qu’il n’y aura pas de référendum, mais ça reste un handicap. » Mauro Barone touche toutefois une corde sensible lorsqu’il dit que le Québec a besoin de changement et qu’il faut baisser les taxes et les impôts.

L’opération de la CAQ prend fin vers 14 h 30. Plus de 5 300 données — noms de sympathisants et de non-sympathisants, enjeux locaux, numéros de téléphone, adresses courriel, etc. — ont été ajoutées dans la Coaliste. « On a identifié 1 500 sympathisants, c’est correct. On a eu quelques bogues avec le système, qu’il faudra corriger avant la prochaine grande opération, le 3 septembre », explique une semaine plus tard Brigitte Legault. « Le 3, c’est la fête du Travail, est-ce une bonne date pour avoir du monde ? » relance Caroline Dussault, l’une des organisatrices. « On est en campagne électorale, on s’en fout des congés ! » répond Brigitte Legault du tac au tac.
Tous les partis doivent relever des défis de recrutement de bénévoles : les gens accordent moins de temps à la politique et l’âge moyen des bénévoles grimpe. Dans les circonscriptions qui en comptent moins, la CAQ a recours à des entreprises privées afin de multiplier les appels de pointage et entrer les informations dans sa base de données. « Tout ce qu’on recueille comme information, c’est ce que le citoyen veut bien nous donner. On est très prudents pour respecter la vie privée », dit Brigitte Legault.
Québec solidaire, à la caisse moins garnie que les autres partis, procède autrement. La formation de gauche a ciblé quelques circonscriptions stratégiques et y a déployé ses organisateurs d’expérience. Josée Vanasse, 71 ans, qui a aidé Amir Khadir à l’emporter en 2008 dans Mercier et qui a contribué à la victoire de la députée fédérale néo-démocrate Hélène Laverdière en 2011, dirige la campagne de Vincent Marissal dans Rosemont. Alexandre Boulerice lui a d’ailleurs laissé plusieurs de ses bons organisateurs pour donner un coup de main. Les militants de Projet Montréal sont aussi nombreux auprès de QS dans Rosemont, où le chef du PQ, Jean-François Lisée, tente de se faire réélire. Josiane Brochu, qui a piloté la campagne de Manon Massé en 2014, a été jumelée à la candidate Catherine Dorion dans Taschereau, à Québec. « On a mis du monde qui a gagné dans des circonscriptions qu’on peut gagner », raconte Stéphanie Guévremont, responsable des relations avec les médias.
QS s’est inspiré de la campagne du démocrate Bernie Sanders aux États-Unis pour créer la plateforme Mouvement, qui permet aux militants d’organiser des activités dans leur quartier sans l’intervention du parti. Ce logiciel permet également à un membre, avec l’accord de la direction, de faire des appels n’importe où au Québec sans avoir à se déplacer dans un local électoral. Le logiciel fournit même quelques pistes de conversation.
Une force de frappe qui permet à des dizaines de personnes de participer à des opérations téléphoniques éclair dans une circonscription clé, alors qu’il serait impossible d’installer rapidement 60 personnes au même endroit avec des lignes téléphoniques. « On est capables de lancer un blitz en quelques heures. Aucun autre parti ne peut en faire autant », explique Stéphanie Guévremont.
Chapitre 2
Le déclenchement
Dans la salle de réunion de l’équipe numérique du Parti québécois, une pièce sans âme aux murs gris avec des tables et des chaises pliantes louées, les sept spécialistes — six gars et une fille — enregistrent une moyenne d’âge de 24 ans. Le « vétéran » qui dirige le groupe, Yanick Grégoire, a 30 ans.
Pour s’amuser, les « geeks du PQ », comme ils se surnomment, allument une ampoule rouge au-dessus de la porte de leur local lorsqu’ils sont en réunion ou qu’il y a une tempête à gérer sur les réseaux sociaux — un bonjour spécial à la candidate Michelle Blanc. « La lumière rouge, ça fait plus sérieux ! » lance Yanick Grégoire, qui en est à sa troisième élection générale.
En ce mercredi 22 août, veille du déclenchement de la campagne, le groupe fait le point sur les publicités Web des adversaires. Ils ont remarqué que, sur Facebook, la CAQ fait seulement la promotion de ses candidates. « Ils avaient un petit retard à combler dans le vote des femmes », rappelle Lucas Medernach, responsable des stratégies numériques et Français d’origine — qui n’a pas encore le droit de vote au Québec ! QS ne fait presque pas de publicité sur les réseaux sociaux, alors que le PLQ semble chercher quel message va atteindre sa cible : six variantes du premier ministre demandant un nouveau mandat circulent. « On a droit à toutes les nuances de Philippe Couillard ! » rigole Yanick Grégoire.

Pour l’équipe numérique, la journée est importante. Le chef du PQ, Jean-François Lisée, se rend dans la cuisine de son candidat dans Verdun, Constantin Fortier, pour annoncer la première promesse : la prise en charge par l’État des dîners des enfants du primaire. La proposition devrait plaire aux familles, particulièrement aux mères, souvent responsables de ce petit défi quotidien.
Quelques minutes après, l’opération « lunch » démarre sur Facebook, la plateforme publicitaire chouchoute des partis. L’équipe de Yanick Grégoire y achète de l’exposition auprès des familles de la banlieue au nord et au sud de Montréal, où plusieurs circonscriptions serrées sont en jeu. Ceux qui ont moins de 18 ans ou plus de 40 ans sont exclus. La publicité, où l’on peut lire « Libérez-vous des lunchs » sur un sac brun, atteindra 54 678 personnes. Pour quelques centaines de dollars.
Pour la première fois, les partis vont dépenser plus de 40 % de leur budget publicitaire de campagne sur Internet, particulièrement sur les réseaux sociaux. Les formations ont toutefois des concurrents en cette rentrée scolaire. « Facebook met ses espaces de pub aux enchères et on est très nombreux à vouloir cibler les familles ces temps-ci. Je ne me bats pas seulement contre les autres partis, mais aussi contre Bureau en gros et Walmart ! Ça fait monter les prix », explique Sébastien Fassier, vice-président de l’entreprise Data Sciences, embauchée par le Parti libéral pour la campagne, et pour diriger la collecte d’informations de la base de données Lib Contact, en fonction depuis moins d’un an.
Pour l’opération « lunch » du PQ, l’équipe de Yanick Grégoire achète sur Facebook de l’exposition auprès des familles de la banlieue au nord et au sud de Montréal. La publicité atteindra 54 678 personnes, pour quelques centaines de dollars.
C’est Sébastien Fassier, qui a aussi travaillé avec les libéraux de Justin Trudeau en 2015, qui teste les publicités de Philippe Couillard sur Facebook. « On cherche à savoir ce qui marche le plus auprès de différents publics. On essaie les photos et les slogans. Quand ce sera plus clair, on va foncer avec un nombre restreint », m’explique-t-il au siège du Parti libéral.
Le jeudi 23 août, c’est le grand jour. Philippe Couillard se rend chez le lieutenant-gouverneur pour lui signifier que le Québec sera en élections.
Dès 6 h 30, les sept membres du war room de la CAQ tiennent une réunion téléphonique, la moitié de l’équipe étant à Montréal et l’autre avec le chef, qui lance sa tournée dans la capitale. La fébrilité est palpable. « On attend ce moment depuis longtemps. On est stable dans les sondages, ce qui est bien, je pensais que nous aurions perdu du terrain pendant l’été », dit Martin Koskinen.
Le directeur de cabinet prévient toutefois que la campagne sera longue. « On va se faire matraquer de partout. C’est difficile, être en tête. Ce qui fera changer les choses, c’est notre capacité de gérer les imprévus, de faire face à l’adversité », dit-il. Et en ce jeudi ensoleillé à Québec, l’imprévu, c’est Gertrude Bourdon.
L’ancienne PDG du CHU de Québec, pressentie par la CAQ pour devenir ministre de la Santé, se lancera en politique avec le Parti libéral. Son choix sera l’un des sujets chauds de cette première journée. Les conseillers de François Legault discutent de stratégie. « Il faut avoir de la hauteur », propose Martin Koskinen. « Je suis d’accord, il ne faut pas avoir l’air abattu », ajoute Guillaume Simard-Leduc, directeur des relations avec les médias, au début de la trentaine, qui accompagne le chef depuis des mois.

Gertrude Bourdon a rencontré François Legault trois fois et Martin Koskinen quatre fois. Elle a fait des demandes que le chef a jugées irréalistes. Le directeur de cabinet dit à ses collègues que si elle minimise son « flirt » avec la CAQ en conférence de presse, il n’hésitera pas à la contredire. « Je n’ai pas de problème à mettre mon intégrité en jeu là-dessus », dit-il. Le samedi suivant, la CAQ rendra publics certains échanges de textos entre Bourdon et Koskinen.
Au PQ, on met la touche finale à « l’opération rassemblements » de la première semaine. Chaque soir, la caravane de Jean-François Lisée terminera sa course avec une assemblée de militants dans une région différente. « On veut montrer que notre base est mobilisée et qu’on est prêts pour la bataille », raconte Alain Lupien, directeur général du parti, de sa voix éraillée. Le parti veut attirer l’attention en ce début de campagne. « Troisième dans les sondages, on se bat contre l’indifférence », dit-il.
Le point d’orgue de cette première semaine sera un rassemblement, le jeudi 30 août, dans un parc de Pointe-aux-Trembles, à l’extrême est de l’île de Montréal, où Jean-Martin Aussant mène une chaude lutte contre la caquiste Chantal Rouleau. L’équipe s’assure que tout sera en ordre pour recevoir près de 1 000 personnes à ce concert en plein air. « J’ai loué le terrain de soccer pas loin de la scène pour éviter qu’il n’y ait un match en même temps ! Il me reste encore quelques artistes à convaincre », explique Marie-Anne Alepin, responsable des événements spéciaux.
Chapitre 3
Le cœur de la campagne
Dans le centre nerveux des opérations de la CAQ, près du pont Victoria, les cravates et le moral sont en berne. Le marathon électoral en est au tiers de la distance et les derniers jours ont été difficiles.
Le parti a été embarrassé par plusieurs controverses : le président de la formation, Stéphane Le Bouyonnec, a démissionné avant d’être la cible de publicités négatives du PLQ portant sur son passé d’entrepreneur ; le député Éric Caire a dû expliquer sa cosignature pour un prêt consenti par un maire de sa circonscription ; et le candidat dans Saint-Jean, Stéphane Laroche, propriétaire de bar, a dû être remplacé après la découverte de démêlés avec la Régie des alcools et d’infractions à la Loi sur l’équité salariale.
En tête des sondages depuis des mois, le parti de François Legault est la seule cible des recherchistes d’élite des autres partis, dont l’équipe « InTact » du PLQ, qui fouillent les moindres recoins du Web et sillonnent les circonscriptions à la recherche d’informations compromettantes. Ils sont à l’origine des controverses médiatiques sur les candidats de la CAQ. « Le PQ ne s’occupe plus des libéraux et les libéraux ne s’occupent plus du PQ. Toutes leurs ressources sont consacrées à nous ! » s’exclame Stéphane Gobeil, directeur des communications de la campagne caquiste.
Barbe poivre et sel de quelques jours et chemise bleue à moitié sortie des jeans, Stéphane Gobeil, 50 ans, encaisse les coups. Il a beau en avoir vu d’autres — il en est à sa 10e campagne, toutes au sein du Bloc québécois et du PQ —, les sondages internes montrent que la CAQ a perdu tout le terrain gagné depuis le début de la campagne. « Si tu savais le nombre de bombes qu’on a désamorcées. Nos adversaires ont donné plein de faux tuyaux aux journalistes. »
Au siège opérationnel des libéraux, quelques rues plus loin, on se frotte les mains. La mission de déstabilisation des candidats de la CAQ s’est bien déroulée. « On a des gens d’expérience ici, on sait comment faire et quand », dit simplement Hugo Delorme, assis dans son petit bureau, le sourire aux lèvres en ce jeudi ensoleillé de septembre. Le PLQ, deuxième dans les intentions de vote, souhaitait désorienter son adversaire. « Avant que les électeurs reviennent vers nous, il faut fragiliser leur opinion. C’est à ça que servent les opérations négatives. Le moment de la séduction n’est pas encore arrivé, ça viendra à la fin », déclare-t-il, confiant.
Le PLQ souhaite forcer François Legault à sortir de sa zone de confort. Le chef de la CAQ se débrouille bien lorsqu’il est à l’offensive, mais beaucoup moins lorsqu’il doit se défendre. « Il n’est pas solide, il faut le provoquer un peu », lance le directeur de la campagne libérale. D’où les sorties des candidates Marwah Rizqy et Christine St-Pierre sur le présumé « sexisme » de François Legault. Une attaque toutefois trop appuyée, où le chef de la CAQ a été comparé à Donald Trump. « Les commentateurs ont dit que c’était du salissage et de la panique. Ça ne nous a pas aidés », convient Hugo Delorme.
Dans les locaux électoraux du Parti québécois, près de la tour de Radio-Canada, à l’est du centre-ville de Montréal, on mise plutôt sur l’inquiétude du monde agricole, alors que se négocie à Washington la nouvelle mouture de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Les stratèges estiment que cet enjeu est important dans 40 circonscriptions sur 125. Le PQ concocte une publicité ciblée où l’on aperçoit une vache, avec le slogan « Soyons ferme », un jeu de mots destiné aux producteurs laitiers, mais aussi à ceux qui s’intéressent aux produits du terroir et qui privilégient la nourriture locale.

En ce mercredi matin 5 septembre, l’équipe de communication de Yanick Grégoire prépare la suite de l’opération, qui a déjà atteint près de 100 000 personnes sur Internet. Le PQ enverra des vidéastes et des photographes à la manifestation des jeunes agriculteurs prévue le lendemain à Montréal, devant les bureaux du premier ministre du Canada, Justin Trudeau. Des partisans du PQ y seront, avec des chandails et des pancartes aux couleurs du parti. « On ne fait pas la manif à leur place, mais il faut être visibles », explique Yanick Grégoire à son groupe de jeunes soldats numériques. Les photos et vidéos de la manif seront envoyées aux mêmes électeurs ciblés sur le Web afin de montrer que le PQ passe de la parole aux actes dans la défense de leurs intérêts.
Quelques jours plus tard, la tempête semble passée à la CAQ. Le retour de la vedette économique Christian Dubé, député de Lévis de 2012 à 2014, devenu premier vice-président de la Caisse de dépôt, et le décollage du débat sur l’immigration ont permis au parti de remonter auprès de l’électorat francophone, vital lors de toutes les élections. « On a montré qu’on a du ressort, qu’on ne se laissera pas abattre », dit Stéphane Gobeil, de nouveau souriant.
La réunion de l’équipe de pointage de la CAQ du lundi 10 septembre, dirigée par l’organisatrice en chef Brigitte Legault, témoigne d’une confiance tranquille. Les milliers d’appels effectués chaque jour dans la province pour sonder les sympathisants signalent que la situation s’est stabilisée. « Pour l’instant, ça va bien aux endroits où ça doit bien aller », explique-t-elle à son équipe de quatre personnes, en parlant des « comtés A » — les 26 circonscriptions cruciales pour l’emporter le 1er octobre, situées dans la banlieue de Montréal et dans les régions de Québec, de l’Estrie et de la Mauricie.
Les libéraux prennent néanmoins un malin plaisir à jouer dans la tête des stratèges de leurs adversaires. Début septembre, un organisateur du PLQ a mis la main sur la première publicité télé de la CAQ, quelques jours avant sa mise en ondes. On y voit un train qui franchit un passage à niveau et des gens qui le regardent passer : un agriculteur, une mariée, un jeune couple…
Rapidement, le PLQ reprend le concept et produit une publicité destinée au Web, où l’on voit le « train libéral de la prospérité » qui circule entre monts et vallées, avec les images d’un agriculteur, d’une mariée et d’un jeune couple, dans le même ordre que la publicité de la CAQ ! Pour être en mesure de sortir sa publicité 24 heures avant l’autre camp, le PLQ a acheté des images tournées à l’étranger par des agences. « La guerre psychologique est importante pendant une campagne. On voulait qu’ils doutent, qu’ils se demandent comment on a eu accès à leur pub. Est-ce qu’ils ont une taupe à l’interne ? » s’amuse Hugo Delorme.
Mathieu Noël, 33 ans, directeur du volet numérique de la campagne de la CAQ, a grimacé en voyant que le PLQ avait copié la publicité du parti. « J’imagine qu’un acteur ou un technicien a laissé filtrer notre concept aux libéraux. Ça arrive », dit-il en haussant les épaules. La CAQ a répliqué en accusant le PLQ de ne pas avoir embauché des comédiens québécois dans sa pub, ce qui a valu un article négatif pour le parti de Philippe Couillard dans Le Journal de Montréal. « On n’allait pas rester les bras croisés ! » lâche Mathieu Noël en riant.
La bataille entre les deux partis de tête s’intensifie à mesure que la campagne progresse. Quelques jours avant le premier débat des chefs, la CAQ lance une opération de marketing pour séduire un électorat généralement favorable aux libéraux : les gens qui valorisent la sécurité publique. Dans une publicité diffusée sur Facebook auprès des policiers, des pompiers, des militaires, des agents de sécurité, ainsi que de leurs familles, la CAQ fait valoir son candidat dans Vachon, sur la Rive-Sud, Ian Lafrenière, ancien porte-parole du Service de police de la Ville de Montréal. Il y figure avec cette formule : « Le respect de la loi et de l’ordre, c’est important. Ça prend quelqu’un qui le comprend. » Le succès est immédiat : 194 000 personnes verront le message en quelques jours.
Avant le débat du 13 septembre, la CAQ a acheté pas moins de 100 000 combinaisons de mots-clés sur Google, allant de « PLQ », « Couillard » et « Lisée » jusqu’à « Québec province » en passant par « allocation famille » et « maison des aînés ».
Moment fort de la campagne, le premier débat télévisé des chefs approche. La bagarre à l’écran se jouera aussi en coulisses, où les machines politiques s’apprêtent à appuyer leurs chefs.
La CAQ a acheté pas moins de 100 000 combinaisons de mots-clés sur Google, allant de « PLQ », « Couillard » et « Lisée » jusqu’à « Québec province » en passant par « allocation famille » et « maison des aînés ». Le parti veut profiter du fait que les recherches sur Google grimpent pendant un débat, à mesure que les électeurs souhaitent en apprendre davantage sur un sujet. La CAQ a acheté ses mots-clés sur Google pour certaines régions seulement, afin d’inciter les résidants des « comtés A » à consulter les pages Web créées par le parti pour l’occasion — avec le logo de la CAQ au bas de l’écran.
Dans ces régions, une recherche avec les mots-clés « PLQ » ou « Couillard » propose une page où la CAQ demande aux internautes s’ils souhaitent « quatre ans de plus avec un gouvernement libéral ». Des hyperliens mènent à des articles de journaux qui abordent les enquêtes de l’UPAC sur le Parti libéral ou ses anciens ministres. Au bas de l’écran, on peut lire : « Non merci ! » Les mots-clés « PQ » ou « Lisée » mènent à une page Internet qui affirme que le chef du Parti québécois est « dur à suivre », ayant souvent changé d’idée sur la laïcité et le port du voile.
Une telle opération d’achat de mots sur Google et la création des pages Web « prend du temps et coûte assez cher », convient Stéphane Gobeil, qui refuse d’en dévoiler la somme, alors que nous soupons dans la cuisine commune de la CAQ, environ une heure avant le débat télévisé du 13 septembre, à Radio-Canada.
La quarantaine d’employés qui s’activent dans les locaux de la campagne sont nourris par la mère et le père de l’organisatrice en chef, Brigitte Legault — aucune parenté avec le chef du parti. Le couple cuisine deux repas par jour pendant 39 jours, desserts compris, à titre bénévole, afin de faciliter le casse-tête que représente la nourriture pour un groupe qui travaille 16 heures par jour ! « Josée », comme tout le monde appelle la mère de Brigitte, est rapidement devenue la personne la plus populaire de l’état-major de la CAQ ! « Son cheese-cake est merveilleux, on va tous prendre 10 livres d’ici la fin ! » dit un bénévole, qui se sert un morceau avant d’aller écouter le débat.
Pendant l’épreuve télévisée, les stratèges libéraux se rendent compte de la tactique caquiste et tentent de la contrer en se procurant à leur tour les mots-clés « PLQ », « libéraux » et « Couillard », afin de diriger les internautes vers leurs propres sites. Puisque Google fonctionne par enchères pour ses mots-clés, la soirée sera une bataille numérique constante entre les deux camps, jusque tard dans la nuit, pour garder la mainmise sur certains mots — particulièrement sur la « ligne de front » que représentent les régions de Laval et de l’Estrie, ainsi que la circonscription de Châteauguay, où la CAQ tente de déloger le ministre Pierre Moreau. « Ç’a joué dur par moments ! » constate Stéphane Gobeil, tandis qu’il émerge d’un petit local où une demi-douzaine de jeunes guerriers du Web, gros écouteurs sur les oreilles, semblent épuisés par des heures de combats virtuels.
À la fin du débat de Radio-Canada, les conseillers de François Legault lèvent les bras en guise de victoire, convaincus que leur chef s’est bien tiré d’affaire, étant donné qu’il a été la cible de toutes les attaques. « On a eu notre match nul », dit Stéphane Gobeil. Les sondages internes confirment que tout est au beau fixe.

Moins de 48 heures plus tard, le samedi 15 septembre, le leader de la CAQ trébuche. Il peine à répondre à une question simple sur le processus d’accès à la citoyenneté canadienne. Une bourde qui se répète le lendemain. Dans les coups de sonde du parti, les intentions de vote partent en vrille. La compétence perçue du chef tangue. La CAQ vacille.
Le lundi, à la réunion hebdomadaire avec ses organisateurs, Brigitte Legault prépare son équipe pour le vote par anticipation, qui doit se dérouler dans moins d’une semaine, du 21 au 24 septembre. « On n’a pas de très bonnes journées, c’est assez clair, mais il faut garder le cap. La politique, ça change vite », dit-elle à son équipe par vidéoconférence.
Pour garder à bord les sympathisants caquistes, Brigitte Legault exige de ses organisateurs qu’ils mobilisent davantage de bénévoles pour des opérations de porte-à-porte dans les circonscriptions, quitte à délaisser les appels téléphoniques aux électeurs. « Le contact humain est important. C’est plus de travail, mais c’est plus payant. »
À Québec solidaire, c’est dans les universités et les cégeps que le parti joue la carte de la proximité. Il est à peine 7 h 30 en ce 18 septembre, et dans l’entrée du centre des opérations du parti, rue Ontario, à Montréal, une douzaine de jeunes bénévoles s’apprêtent à s’entasser dans trois minifourgonnettes pour se rendre devant le pavillon Jean-Brillant, de l’Université de Montréal. Ils vont y distribuer des dépliants sur la gratuité scolaire et encourager les étudiants à voter au bureau de scrutin qui sera installé sur leur campus à la fin du mois. Le député sortant de Mercier, Amir Khadir, est conscrit pour « l’opération campus ». Il regarde la liste des endroits à visiter dans la journée : Université de Montréal, UQAM, collège Ahuntsic, cégep du Vieux-Montréal… « Tiens, il n’y a pas HEC Montréal ! » dit-il à la blague.
Dans les jours suivants, les cégeps et les universités situés près des 12 circonscriptions visées par QS — à Montréal, Québec et Sherbrooke, notamment — seront aussi pris d’assaut par les bénévoles. Le parti de gauche grimpe en popularité chez les 18-34 ans depuis le début de la campagne, récoltant jusqu’à un tiers du vote dans certains sondages. « Chez les plus vieux, le vent de changement, c’est la CAQ. Chez les plus jeunes, c’est nous », affirme Ludvic Moquin-Beaudry, responsable des élections au comité stratégique de QS.
Au début de la trentaine, cheveux blonds courts et chandail rouge à l’effigie de Manon Massé, Ludvic Moquin-Beaudry est de retour en terrain connu sur les campus. Il est l’un des nombreux anciens étudiants qui, en 2012, ont dirigé le mouvement historique de grève et sont aujourd’hui au service de QS, à l’image du co-porte-parole Gabriel Nadeau-Dubois. « Le tandem Massé-GND, ça marche très fort chez les jeunes. Ils incarnent une manière différente de faire de la politique. Ça nous porte. Il reste à les convaincre d’aller voter ! » raconte Ludvic Moquin-Beaudry, qui a été porte-parole de la CLASSE pendant le conflit.
Pendant « l’opération campus » à Montréal, ils sont trois anciens de la CLASSE, l’association étudiante la plus militante en 2012, à accompagner les jeunes bénévoles. Ils connaissent les meilleurs endroits pour distribuer les tracts aux étudiants pressés qui se rendent à leurs cours. Ils calibrent le message de QS avec la précision chirurgicale de ceux qui savent comment pense la génération montante. Et ça fait mouche. Les appuis sont importants. « On vote déjà pour vous » est une phrase qui revient constamment dans la bouche des jeunes lorsqu’ils lèvent les yeux de leur cellulaire pour accepter un dépliant. La répartie d’Amir Khadir est prête : « Il faut maintenant convaincre vos parents ! » lance invariablement le franc-tireur. « On dérange les puissants, les élites, les riches, c’est pour ça que vous entendez autant de mauvaises choses sur nous », dit-il à une étudiante qui hésite.
Ils sont trois anciens de la CLASSE, l’association étudiante la plus militante en 2012, à accompagner les jeunes bénévoles sur les campus montréalais. Ils calibrent le message de QS avec la précision chirurgicale de ceux qui savent comment pense la génération montante.
Vers 9 h 30, Amir Khadir s’arrête quelques secondes et regarde le flot d’étudiants qui sourient aux bénévoles de QS aux portes de l’Université de Montréal. Beaucoup acceptent avec entrain de porter un macaron aux couleurs du parti. Son visage se fend d’un large sourire. « Il se passe quelque chose », lâche-t-il.
Le dernier débat des chefs à TVA approche. La tension dans les cellules de décision des partis augmente. Tout pourrait se jouer lors de cette soirée, alors que près de 40 % des électeurs disent pouvoir encore changer d’idée. La CAQ et le PLQ se partagent la tête des intentions de vote, mais l’équipe péquiste n’a pas encore dit son dernier mot. Le groupe de Yanick Grégoire a préparé à l’avance des tweets et des photos avec des phrases-chocs que le chef, Jean-François Lisée, a le mandat de déclarer durant le débat. « On va renforcer le spin sur les réseaux sociaux autour de certains thèmes », dit-il. Sa cible première n’est pas tant l’électeur moyen, peu présent sur Twitter, mais les influenceurs qui peuvent déterminer qui a gagné le débat. « Les gens écoutent l’analyse qui suit l’émission. Ils veulent savoir ce que Mario Dumont pense ! C’est lui et ses collègues qu’on vise. »
Dans les groupes de discussion que tiennent les libéraux chaque semaine à Québec, Bécancour et Sherbrooke, des régions cibles, et qui réunissent des électeurs caquistes qui pourraient encore changer d’idée, on sent l’hésitation. Legault y est décrit comme « brouillon ». Des électeurs pensent revenir au PLQ. Les stratèges libéraux sentent qu’ils peuvent gagner.
Un surprenant sondage CROP-Cogeco place même le PLQ devant la CAQ. Lors d’une conférence téléphonique avec tous les candidats, le mercredi soir 19 septembre, Hugo Delorme leur demande de ne pas partager ce coup de sonde sur les réseaux sociaux le lendemain. D’abord, il ne concorde pas avec les chiffres du parti, qui sont plus bas. Ensuite, il y a le danger de grimper trop haut, trop vite, et d’apparaître confiants ou arrogants. Au PLQ, on semble souhaiter l’emporter par la porte arrière, sans que personne s’en rende compte. « Si les gens pensent qu’on va gagner, la volonté de changement, encore présente, pourrait revenir à l’avant dans la dernière semaine, et ce n’est pas bon pour nous », explique Hugo Delorme.
Le jour du débat, le 20 septembre, le siège opérationnel du PLQ est secoué par sa plus importante controverse depuis le début de la campagne. Le matin, à Radio Énergie, au 94,3 FM, Philippe Couillard a déclaré qu’il était possible de nourrir une famille de trois personnes avec 75 dollars par semaine. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, partagée des dizaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. Le chef du PLQ y apparaît déconnecté de la réalité de la classe moyenne. À la réunion de 15 h 30 du war room libéral, la décision est prise : Couillard va préciser sa pensée, mais inutile de tenter de corriger le tir. « C’est un side show, on ne veut pas lui donner du gaz et traîner ça pendant deux jours », dit Hugo Delorme. Dans les heures suivantes, les sondages montrent un fléchissement des appuis.
Après un repas d’ailes de poulet et de pizzas froides commandées chez un traiteur, le groupe numérique des libéraux, une trentaine de jeunes attablés devant leurs ordinateurs, se prépare pour la bataille de la soirée. Au fond de la pièce, deux immenses téléviseurs permettront de suivre le débat. Au centre, assis à une table haute, Maxime Roy et Sébastien Fassier dirigent les opérations. Ce dernier, consultant de Data Sciences au service du PLQ pour la campagne, exige le silence et harangue les troupes. « Il reste 12 minutes avant le débat. C’est le temps du dernier pipi ou de la dernière patch de nicotine. C’est le dernier débat de la campagne. On va botter des culs ! Le chef a besoin de nous ! »
Quelques cris de joie, et Maxime Roy, directeur de la campagne numérique, grimpe le son de l’amplificateur. Les notes d’« Eye of the Tiger », la chanson-thème du film de boxe Rocky, résonnent à fond. La bagarre peut commencer. Un bénévole plus âgé sourit. « Ils sont tellement jeunes, la plupart ne doivent même pas savoir ce qu’est Rocky ! »

Le débat démarre et la machine rouge aussi. Dans une discipline toute militaire, Sébastien Fassier commande le groupe dit « proactif », et Maxime Roy, l’autre moitié de l’équipe, qui s’occupe du « réactif ». Le premier rend publiques au bon moment sur les réseaux sociaux les « lignes du chef » — des phrases préfabriquées pour marquer l’imaginaire — avec des photos et des vidéos associées aux thèmes abordés à la télé. Le deuxième est responsable des contre-attaques liées aux propos des autres chefs.
Lorsque le chef du PLQ aborde la question du traitement des aînés dans les CHSLD, dans le premier bloc du débat, Sébastien Fassier pousse un retentissant « E111 » à son équipe, qui cherche alors dans le fichier central la case E111 afin d’en extraire en quelques secondes la bonne image, avec la phrase appropriée, pour la mettre sur Twitter. Il en sera ainsi toute la soirée.
Pour augmenter sa force de frappe, le PLQ utilise deux atouts. D’abord, plus de 500 « ambassadeurs numériques » sont conscrits pour relayer les messages du parti pendant la soirée. Des candidats, des employés, des militants, des influenceurs Web… Ensuite, le parti s’est doté du logiciel Sentinel, qui permet, d’une seule touche, de prendre les commandes des comptes Twitter et Facebook de presque tous les candidats, et de certains employés de la campagne, afin de donner une grande exposition médiatique à un message précis. Par exemple, lors de la passe d’armes sur l’éolien entre Couillard et Legault pendant le débat, le parti a pu se servir des réseaux sociaux de ses candidats et militants les plus touchés par cet enjeu en Gaspésie et sur la Côte-Nord, alors qu’il était inutile de recourir aux comptes des candidats à Montréal. « On utilise Sentinel seulement pour les messages positifs, précise Maxime Roy. Les candidats ne voudraient pas qu’on commence à utiliser leurs comptes pour se bagarrer en ligne ou répondre à des tweets des adversaires. »
À la fin du débat, Philippe Couillard est toujours debout, mais il a été dans les câbles pendant une bonne partie de l’affrontement, alors que Jean-François Lisée a trébuché en attaquant Manon Massé. Celle-ci et François Legault s’en sont bien tirés. L’équipe numérique découvre que le sondeur Jean-Marc Léger et le spécialiste des projections électorales Bryan Breguet font un petit coup de sonde non scientifique sur leurs pages Facebook et sur Twitter pour connaître le pouls des électeurs sur le débat. « Go, go, go ! On passe le message, on y va ! » exhorte Sébastien Fassier, qui mobilise ses centaines de militants en ligne pour noyer les sondages amateurs afin de cliquer sur « Philippe Couillard » comme gagnant de la joute.
À 22 h 45, les bières commencent à circuler dans la pièce. On baisse le son des deux télés. « Bravo la gang, beau travail, lance à la ronde Hugo Delorme. On a 15 000 mentions de Couillard sur Twitter, c’est autant que Legault et Lisée réunis. On a occupé l’espace. » Il prend une courte pause et regarde son équipe, assise devant les ordinateurs portables, les traits tirés. « Il reste une semaine, on lâche pas. »
Chapitre 4
La dernière ligne droite
En ce dimanche 23 septembre qui sent bon l’automne, jour de vote par anticipation, ça bourdonne dans l’ancienne boutique de la rue Saint-Denis, près de l’autoroute Métropolitaine, où Québec solidaire a installé son bureau électoral dans Laurier-Dorion. Le candidat Andrés Fontecilla affiche un air radieux lorsqu’il passe saluer ses quelque 70 bénévoles. Le dernier débat télévisé a galvanisé les troupes. « Depuis deux jours, c’est la folie ! On a plein de nouveaux bénévoles qui débarquent. Les passants s’arrêtent pour prendre des pancartes et les mettre sur leur balcon », raconte Keena Grégoire, directeur de la campagne de QS dans cette circonscription.
La performance de Manon Massé a fait bondir les appuis. Dans cette circonscription montréalaise, la rivalité n’est pas avec le PQ, mais avec le PLQ. Le député sortant, Gerry Sklavounos, tombé en disgrâce à la suite d’allégations d’inconduites sexuelles, ne se représente pas. Son ex-attaché politique, George Tsantrizos, souhaite prendre la relève, mais dans cette circonscription traditionnellement rouge, on sent l’imposante communauté grecque plus ambivalente qu’à l’habitude. Si ses électeurs sont nombreux à bouder le jour du vote, par insatisfaction envers le PLQ, les organisateurs de QS estiment pouvoir l’emporter.
Dans l’arrière-boutique, séparés par un rideau blanc, quatre jeunes bénévoles écoutent les directives de Keena Grégoire sur le fonctionnement du logiciel qui permet de contacter par texto les électeurs qui ont donné leur numéro de cellulaire au parti lors d’une activité partisane, lorsqu’ils ont fait un don ou répondu aux questions des bénévoles pendant la campagne. Pendant les prochaines heures, ils inciteront ainsi quelque 2 000 sympathisants à aller voter par anticipation. « C’est une circonscription assez jeune ici, alors on a beaucoup de cellulaires », raconte-t-il.
Surnommé « le gars qui gagne » au sein des solidaires, Keena Grégoire, 27 ans, était responsable de la mobilisation et de l’élargissement de la grève étudiante au sein de la CLASSE en 2012. Ce proche de Gabriel Nadeau-Dubois a fait ses premières armes politiques en codirigeant la campagne d’Amir Khadir en 2014. Barbe noire et crâne qui commence à se dégarnir, Keena Grégoire n’a pas l’intention de faire mentir son surnom. « C’est le fun, les réseaux sociaux, mais ce n’est pas comme ça qu’on gagne, me dit-il entre deux textos. C’est avec le travail sur le terrain, avec des bénévoles, du porte-à-porte, des appels, de la distribution de tracts… J’ai gagné des votes de grève par 10 voix en 2012. Ce qui fait la différence, c’est l’huile de bras, l’effort. »
Le taux de réponse par message texte dépasse les 90 %, ce qui en fait un moyen efficace pour s’assurer que leurs partisans iront voter. Dans la mesure du possible, QS — comme le PLQ d’ailleurs — l’utilisera à grande échelle le jour J.

La bénévole Maïka Sondarjee, étudiante au doctorat, s’amuse à ajouter un émoji de lion à la fin de ses échanges avec les électeurs. « C’est fort, c’est gagnant, un lion ! » clame-t-elle. Le petit groupe éclate de rire. Cette correspondance personnalisée semble plaire aux sympathisants du parti. Un grand nombre, voyant que de vrais bénévoles sont au bout du clavier, les encouragent à continuer leur travail ou offrent à leur tour du temps le 1er octobre. D’une simple touche, leurs disponibilités sont enregistrées. Ils seront contactés dans les jours suivants.
Vers 11 h 30, le bénévole Lazlo Bonin reçoit une réponse inattendue à son texto. Une femme dit qu’elle ne pourra aller voter par anticipation. « Impossible », écrit-elle en joignant une photo. On y voit une femme dans la vingtaine… avec son nouveau-né à l’hôpital ! Les quatre bénévoles poussent un « ohhhhh » attendri. Quelques minutes plus tard, une électrice écrit être retenue par des funérailles. « Mes sympathies », lui répond le bénévole Jonathan Durand Folco. « Y a pas à dire, on est proche de notre monde ! » lance Keena Grégoire.
Le 27 septembre, lors de la réunion matinale quotidienne du comité technique du Parti québécois, au 11e étage d’une tour de bureaux du boulevard René-Lévesque, à Montréal, la sortie tonitruante de Gilles Duceppe contre Manon Massé, la veille, retient l’attention. L’ancien chef du Bloc québécois lui a notamment reproché son « souverainisme à temps partiel » et son français déficient. Le groupe d’une dizaine de personnes est découragé. Dans une fin de campagne difficile, faire de Manon Massé une martyre n’est pas l’idée du siècle. « Qui a commandé ça ? Trop, c’est comme pas assez ! » lance une organisatrice. Le silence s’installe autour de la table. Alain Lupien, le directeur général du PQ, calme le jeu de sa voix rauque. Ce n’était pas une mission commandée. « Duceppe est un adulte, il fait ce qu’il veut », lâche-t-il, visiblement aussi déçu que son équipe.
Pour remonter le moral des troupes, Alain Lupien annonce que malgré des sondages peu encourageants, la machine du PQ a fait bonne figure lors du vote par anticipation, quelques jours plus tôt. Les très fidèles sont encore au rendez-vous, comme en témoigne le succès de la campagne de financement auprès des 60 000 membres depuis le début août : 1,5 million de dollars amassés, soit 151 % de l’objectif.
Le jour du vote, le PQ mettra à contribution les données qu’il a emmagasinées sur ses sympathisants depuis deux ans avec sa base de données. « On va parler aux gens qui sont intéressés par nos idées. On sait ce qui les fait vibrer », dit Alain Lupien. Les courriels, les appels et les publicités ciblées sur Facebook ne vont pas seulement inciter les partisans à voter pour le PQ, mais également à se déplacer pour défendre les sujets qui leur tiennent à cœur, comme la langue, la souveraineté, l’environnement… « C’est à votre tour de poser un geste », peut-on lire sur les messages.
Le Parti libéral s’est doté du logiciel Sentinel, qui permet, d’une seule touche, de prendre les commandes des comptes Twitter et Facebook de presque tous les candidats, et de certains employés de la campagne.
Tous les partis ont des bénévoles pour offrir le transport jusqu’au bureau de scrutin aux électeurs à mobilité réduite ou pour garder les enfants pendant que les parents vont voter. Le PQ a aussi conseillé à ses sympathisants qui ont des difficultés à se déplacer d’utiliser une option qui gagne en popularité : le vote à domicile. « On a aidé beaucoup de monde à remplir les formulaires requis », raconte Alain Lupien.
Dans le repaire de l’équipe numérique du Parti libéral, une grande pièce où deux téléviseurs géants retransmettent RDI et LCN, Maxime Roy et Sébastien Fassier mettent la touche finale au plan du jour J. Sur le bureau de ce dernier, une bouteille de liqueur aux herbes — le petit remontant de l’équipe tard le soir —, rapportée d’Europe par un bénévole français, est presque vide. « Il est temps que ça finisse ! » rigole Maxime Roy en regardant les dernières gouttes du liquide jaunâtre.
En plus des bagarres contre la CAQ dans les régions qu’il estime cruciales pour se maintenir au pouvoir — Québec, Mauricie, Chaudière-Appalaches et Estrie —, le PLQ tire ses dernières cartouches numériques dans quelques circonscriptions où il y a encore des luttes à trois avec le PQ, notamment sur la Côte-Nord et en Gaspésie. Les rouges y espèrent des gains-surprises. Dans des pubs ciblées sur le Web, les libéraux appellent les fédéralistes à barrer la route aux souverainistes. Une recette éprouvée. « C’est niché, mais si ça se décide par quelques voix, ça pourrait faire changer les choses », estime Sébastien Fassier.
Le marketing sur Facebook, Google ou Instagram défilera jusqu’à la dernière minute. Car contrairement aux publicités dans les médias traditionnels, interdites le jour du vote, la pub sur Internet est permise, à la faveur d’un trou dans la loi électorale.
Dans les dernières semaines, le PLQ a recueilli les coordonnées de 45 000 sympathisants — dont 8 000 numéros de cellulaire. Un courriel adapté à chacune des circonscriptions, avec quelques mots et une photo du chef, les incitera à aller voter. Autour de la table, les huit personnes débattent du meilleur moment : 13 h ? 19 h ? On tranche pour 16 h. « On doit le leur envoyer avant qu’ils quittent le travail. S’ils retournent à la maison avant d’aller voter, on va perdre du monde », affirme Sébastien Lachaîne, directeur de l’organisation pour l’ouest du Québec.

Une inquiétude pointe : le vote par anticipation a été décevant, ce qui est de mauvais augure pour la machine rouge, généralement bien huilée. « Notre vote par anticipation ressemble plus à celui de 2012, quand on a perdu, qu’à celui de 2014, quand on a gagné », dit Sébastien Fassier.
À 10 h le lundi 1er octobre, des dizaines de milliers de sympathisants recensés par la CAQ reçoivent un appel automatisé de François Legault qui les encourage à se rendre aux urnes. Dans la journée, près de 1,3 million d’appels seront faits, entre autres par 2 000 téléphonistes embauchés par la CAQ auprès de sociétés privées. « On a professionnalisé la machine. Ça coûte cher, mais on a un chef qui croit que l’appel de dernière minute a un effet, alors on met le paquet », raconte Brigitte Legault. À la CAQ comme au PQ, le texto est peu utilisé en cette journée cruciale. « On préfère le contact humain », dit-elle.
Dans une suite de l’hôtel Delta, à Québec, à quelques pas du Centre des congrès, où se réuniront les militants de la CAQ pour fêter le soir, l’organisatrice en chef et son équipe suivent en temps réel sur leurs ordinateurs « l’opération sortie de vote ». Les bénévoles assignés aux 2 841 bureaux de scrutin de la province répertorient ceux qui ont déjà voté dans la base de données Coaliste, de sorte que la CAQ peut suivre de près le taux de participation de ses sympathisants.
En fin de journée, lorsque les caquistes d’un secteur clé d’une circonscription n’ont pas voté en nombre suffisant, Brigitte Legault appelle l’organisateur local, qui déploie son « équipe d’urgence » de 10 bénévoles, qui se rend faire une ultime tournée de porte-à-porte pour rappeler aux sympathisants d’aller voter avant 20 h. Ce sera le cas dans plusieurs courses serrées : Jean-Talon, Châteauguay, Sanguinet, Marie-Victorin, Laval-des-Rapides… Pointe-aux-Trembles, circonscription cruciale pour avoir un élu caquiste à Montréal, déploiera même plusieurs bénévoles sur le terrain. « Celle-là, on va la faire à pied au complet s’il le faut. Le vote doit sortir ! Si certains sont déjà en pyjama, je vais les faire rhabiller ! » lance en riant l’organisatrice en chef.
La fermeture des bureaux de scrutin approche. Le taux de participation s’annonce relativement faible. Vers 18 h 30, le chef de la CAQ envoie un texto inquiet à Brigitte Legault. « Comment ça se déroule ? » Il est fébrile. François Legault attend ce moment depuis son retour en politique, lorsqu’il a fondé la CAQ, en 2011. Un projet « complètement fou », a-t-il déjà reconnu, qui l’amène ce soir aux portes du pouvoir. Brigitte Legault a l’œil rivé sur la Coaliste. Tout baigne. C’est la participation des électeurs des autres partis qui risque de souffrir. « Notre vote va tenir », lui répond-elle, confiante.
À 20 h 05, tout s’arrête. La machine caquiste, tendue comme une corde de violon pendant les 39 jours d’une campagne marquée par des hauts et des bas, se relâche. Quelques cris de joie résonnent dans la suite du Delta. Un mélange d’espoir, de confiance et de nervosité. Brigitte Legault se lève et ferme son ordinateur portable. « Advienne que pourra », lâche-t-elle.
Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2018 de L’actualité.