
Il y a exactement 50 ans, le 7 mai 1964, lors d’un discours devant des étudiants de l’Université de l’Ohio, le président américain Lyndon Johnson énonçait pour la première fois son rêve d’une «Grande société» (Great Society), où pauvreté et exclusion raciale seraient choses du passé.
La suite devait montrer que ce discours était davantage que simple rhétorique.
Après une victoire décisive lors des élections de novembre 1964, et aidée par un contexte favorable, l’administration Johnson put lancer un ambitieux programme législatif libéral, dont les droits civiques et la lutte à la pauvreté furent les deux principaux axes.
En rétrospective, la Great Society incarne sans contredit le dernier grand moment progressiste de la politique américaine.
1963-1966 : Une «tempête parfaite»
La mise en place des ambitieuses réformes progressistes de la Great Society fut rendue possible par une «tempête parfaite» qui souffla sur les États-Unis à partir de la mort de John F. Kennedy, le 22 novembre 1963. Johnson sut profiter de l’élan de sympathie envers le président disparu, en insistant sur l’importance de mener à bien les idéaux promus par ce dernier.
Qui plus est, aux élections de novembre 1964, les démocrates remportèrent une victoire sans appel qui leur conférait d’importantes majorités dans les deux chambres du Congrès.
Ayant une fine connaissance du Congrès et de ses membres — résultat de 24 années passées au sein de cette institution en tant que représentant et sénateur —, Johnson sut exercer son influence et faire avancer son ambitieux programme législatif, notamment grâce à l’entretien de liens personnels avec les élus et par l’utilisation du fameux «Johnson Treatment», qui consistait en un mélange de pression, d’intimidation et de privautés envers les plus récalcitrants d’entre eux.
Le 89e Congrès, qui siégea en 1965 et 1966, est considéré par plusieurs comme le plus productif de l’histoire des États-Unis. Les lois qui y furent adoptées, notamment en regard des droits civiques et de la lutte à la pauvreté, contribuèrent à améliorer le sort de plusieurs millions d’Américains.
L’avènement d’une citoyenneté de plein droit
Au début des années 1960, la société américaine était traversée par de nombreux tumultes qui vont profondément bouleverser le pays. Les mouvements de contestations des Afro-Américains dans le Sud ségrégationniste, avec Martin Luther King comme figure de proue, vont devenir l’emblème de cette révolte sociale.
Dès le printemps 1964, des débats ont été entamés au Congrès afin d’abolir, à l’échelle nationale, les mesures de discrimination basées sur des considérations raciales et/ou de genre.
Le Civil Rights Act a été adopté le 2 juillet 1964. Le Voting Rights Act, voté en 1965, vint quant à lui compléter les réformes des droits civiques en permettant aux Afro-Américains d’exercer librement leur droit de vote.
Afin de favoriser l’accès à l’égalité des chances aux minorités, des mesures de discrimination positive («affirmative action») ont été mises en place par l’administration Johnson.
Grâce à ces dispositions, le pourcentage d’Afro-Américains appartenant à la classe moyenne a quadruplé en l’espace de 40 ans, passant de 13,4 % en 1960 à 51 % au début du XXIe siècle. Une avancée qui s’inscrit dans cette guerre contre la pauvreté lancée par Johnson.
Des avancées dans la guerre contre la pauvreté
Lors de son premier discours sur l’état de l’Union, en janvier 1964, Johnson avait annoncé que son administration déclarerait une guerre inconditionnelle à la pauvreté.
Tout comme son prédécesseur, John F. Kennedy, Johnson avait été impressionné par la lecture du livre de Michael Harrington, The Other America, qui affirmait qu’au sein de la prospère Amérique de l’après-guerre, 25 % des Américains vivaient dans la pauvreté.
Lui-même issu d’un milieu modeste, le président était particulièrement sensible à cet enjeu. Son administration mit en place l’Office of Economic Opportunity, qui fut responsable de la gestion de la plupart des programmes de lutte contre la pauvreté.
Plus significatif encore, c’est sous Johnson que furent créés les programmes Medicaid (assurance maladie pour les plus démunis) et Medicare (assurance maladie pour les aînés), deux programmes toujours en vigueur aujourd’hui et auxquels la plupart des Américains demeurent attachés.
Bien qu’il soit difficile de mesurer avec exactitude les effets de la guerre à la pauvreté de l’administration Johnson, il n’en demeure pas moins que le taux de pauvreté aux États-Unis est passé de 17 % en 1964 à 11 % en 1973.
Même si les réformes de la Great Society constituent une victoire progressiste majeure, elles vont également renforcer la polarisation idéologique entre le Nord libéral et le Sud profond des États-Unis. Des divisions qui persistent encore aujourd’hui — en témoignent les luttes partisanes au Congrès, qui mènent bien souvent à l’immobilisme législatif.
2008-2014 : le contexte favorable n’est plus
Malgré des problématiques semblables, le contexte politique washingtonien est moins favorable à l’adoption de grandes réformes qu’il ne l’était il y a un demi-siècle.
Parmi les facteurs à considérer, il importe de s’attarder aux grandes différences qui existent entre Johnson et Obama en ce qui concerne leurs relations avec le Congrès.
Alors que Johnson était connu pour son style sans états d’âme, provocateur et décomplexé, Obama adopte une attitude plus nuancée, en quête de compromis.
De plus, contrairement à Johnson qui, fort de son expérience, connaissait personnellement chaque élu au Capitole, Obama, élu au Sénat en 2004 — soit quatre ans avant son élection à la Maison-Blanche — ne bénéficie pas de cet avantage pour entamer des négociations politiques.
Par ailleurs, alors que Johnson profitait d’une majorité démocrate au Congrès durant les cinq années de sa présidence, Obama a dû, dès la troisième année de son mandat, composer avec une Chambre des représentants à majorité républicaine, au sein de laquelle la polarisation partisane a atteint des niveaux inédits — conséquence, notamment, de l’influence du Tea Party.
En jouant sur la peur, les conservateurs ont su convaincre les Américains que le gouvernement fédéral incarnait la perte des libertés individuelles, emblème de l’«American way of life». Cette attitude est à l’opposé de celle qui présida à l’introduction des réformes de la Great Society.
En somme, en l’absence d’un contexte politique favorable, il est difficile d’imaginer qu’un programme réformiste aussi audacieux que celui de la Great Society puisse trouver un écho positif dans l’Amérique d’aujourd’hui. En témoignent les luttes politiques, législatives et juridiques que continue de susciter la réforme de l’assurance santé, plus connue sous le nom d’Obamacare.
Christophe Cloutier et Amélie Escobar
Chercheurs en résidence, Observatoire sur les États-Unis
Chaire @RDandurand @UQAM
Suivez-les : @CristobalClaver et @AmlieEscobar
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À propos de la Chaire Raoul-Dandurand
Créée en 1996 et située à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques compte plus de 30 chercheurs issus de pays et de disciplines divers et comprend quatre observatoires (États-Unis, Géopolitique, Missions de paix et opérations humanitaires et Moyen-Orient et Afrique du Nord). On peut la suivre sur Twitter : @RDandurand.
Pour ma part, je crois que le retour en force, à partir de la fin des années 70, des influences marquantes du secteur financier sur les politiques économiques et sociales du gouvernement américain sont le plus grand facteur de changement d’orientation idéologique de l’Amérique actuelle…
La mainmise d’une classe ultra puissante sur le congrès et le pouvoir toujours croissant de l’argent (Super Pak) dans le financement des candidats complaisants aux intérêts de cette classe ( « tourniquet » et lobbyisme ) ont complètement bloqué le gouvernememt Obama.
Le « Haut » a persuadé le « milieu » de voir le monde de façon distordue, pour que les mesures servant les intérêts des riches lui paraissent en harmonie avec ses propres intérêts. La Démocratie est mis à mal dans le pays même qui l’avait édifié en principes inaliénables !!!!
Voir: LE PRIX DE L’INÉGALITÉ » par Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie et » PARADIS FISCAUX: la filière canadienne » par Alain Denault.