De trois à quatre fois par semaine, beau temps, mauvais temps, Rick Hillier inscrit un gros « X » au feutre noir dans son agenda, au début de l’après-midi. Il troque alors son uniforme militaire contre des vêtements de sport, enfile ses chaussures de course et sort du quartier général de la Défense nationale, un gros édifice gris du centre-ville d’Ottawa. Le iPod à la ceinture, du Johnny Cash à fond dans les oreilles, il s’élance le long du canal Rideau, puis de la rivière des Outaouais. Pendant une bonne heure, il laisse derrière lui ses responsabilités de grand patron de l’armée canadienne.
Les jours de tension intense, Rick Hillier délaisse le country pour la pop entraînante du défunt groupe suédois Abba. « J’ai un peu honte. Mais au rythme d’Abba, ça court vraiment bien ! » dit-il, avant d’éclater de son grand rire qui résonne comme l’écho des espaces de sa province natale, Terre-Neuve-et-Labrador.
« Si je pouvais, je courrais tous les jours », dit Rick Hillier, 52 ans. Encore aujourd’hui, deux ans après son arrivée à la tête des Forces canadiennes, il lui arrive de ressentir un vertige devant ses responsabilités. « Jamais je n’ai voulu être chef d’état-major. Si quelqu’un m’avait dit que je serais là un jour, j’aurais sauté du haut du premier édifice sur mon chemin ! J’aurais été heureux de rester un simple officier de blindé, comme à mes débuts. »
Il s’excuse de son français, qu’il parle difficilement et avec un accent prononcé, et demande à faire l’entrevue en anglais pour être certain d’être bien compris. « Sa difficulté en français l’a toujours rendu mal à l’aise. Il m’a souvent dit qu’il aimerait communiquer plus facilement avec ses soldats francophones », dit un militaire qui l’a côtoyé pendant de nombreux mois.
Celui qui est, à une exception près, le plus jeune chef d’état-major de l’histoire du pays — il fut nommé à 49 ans — tient les rênes des Forces canadiennes dans une période que de nombreux observateurs qualifient de « charnière ». Le Canada est engagé, en Afghanistan, dans sa plus importante mission à l’étranger depuis la guerre de Corée, en 1950. Près de 70 soldats canadiens ont déjà laissé leur vie dans cette mission de l’OTAN qui divise l’opinion publique. En juin dernier, quelques semaines avant le départ des premières troupes de Valcartier pour Kandahar, un sondage Léger Marketing révélait que 70 % des Québécois s’opposaient à la mission. Dans le reste du Canada, 53 % des gens sont contre la mission, alors que 41 % l’approuvent, selon un sondage mené par Strategic Counsel du 12 au 15 juillet dernier.
À Ottawa, l’influence et la vision du monde de Rick Hillier ont redéfini une partie de la politique étrangère du Canada et amené le pays à combattre dans le sud de l’Afghanistan. Sur la scène internationale, il connaît bien les dirigeants de l’OTAN à Bruxelles, a ses entrées au gouvernement afghan, notamment auprès du président Hamid Karzaï, et fréquente des hauts gradés de l’armée américaine. « Il ne ressemble à aucun autre chef d’état-major qu’a connu le Canada », affirme le lieutenant-colonel à la retraite Rémi Landry, expert militaire au sein du Centre d’études et de recherches internationales (CERIUM), à l’Université de Montréal.
Le général Hillier veut que l’armée canadienne joue un rôle moins « superficiel » dans le monde. Il a entrepris, depuis deux ans, de la restructurer pour en faire une armée mobile, bien équipée, efficace au Canada et sur la scène internationale. « Il faut arrêter de faire plusieurs petites missions où l’on n’obtient aucun résultat et aucun mérite. Le Canada doit être à la table des décideurs lorsqu’il participe à une mission. Il faut faire une différence. »
Les conflits planétaires ont bien changé depuis la fin de la guerre froide, au début des années 1990, dit-il. Ils ne se déroulent plus entre les pays, mais à l’intérieur de ceux-ci. L’ennemi ne porte plus d’uniforme et les lignes de front typiques des grandes guerres ont disparu. Les atrocités contre les populations, au Soudan ou au Kosovo par exemple, compliquent les interventions. Sans compter que les terroristes utilisent ces pays comme bases d’entraînement — c’est le cas de l’Afghanistan, notamment. Face à ces nouvelles menaces, l’armée canadienne n’a pas évolué. C’est là un problème auquel il faut remédier, soutient le chef d’état-major.
En entrevue, Rick Hillier répond aux questions avec la vitesse d’une mitraillette, sans hésiter. Ses épaules ont beau être frêles — il fait 1,75 m et n’a pas la carrure d’un Monsieur Muscles —, sa poignée de main est ferme et son sourire engageant.
Né en 1955 à Campbellton, petit village d’à peine 600 âmes sur les berges de l’océan Atlantique, dans le nord de Terre-Neuve, le général Hillier a conservé la forte personnalité typique de son coin de pays. « Avec lui, on sait exactement à qui on a affaire. Il dit ce qu’il pense et parle pour être compris », affirme le lieutenant-général à la retraite George MacDonald.
Les Canadiens ont découvert le franc-parler de Rick Hillier en juillet 2005, quelques mois après son arrivée à la tête des Forces canadiennes. Dans une allocution, à Ottawa, sur la mission à venir en Afghanistan, il avait qualifié les talibans de « détestables meurtriers » et « d’ordures ». « Ces gens détestent la liberté, détestent notre société », avait-il lâché à un auditoire habitué à des chefs d’état-major plus rompus à l’art de la diplomatie qu’enclins à la franchise brutale. Les guerres modernes se déroulent dans des pays aux allures de « nids de serpents » remplis de terroristes, et il faut qu’une armée puisse « faire le ménage » lorsque c’est nécessaire, avait-il ajouté, même s’il n’a lui-même jamais tué d’ennemi.
Selon Bill Graham, alors ministre de la Défense, ce langage incendiaire ne reflète pas entièrement l’homme : « Ça m’apparaissait clair dans nos conversations qu’il regrettait ce discours. Beaucoup de gens ont gardé de lui une image de cowboy, de guerrier prêt à tout, alors qu’il est plus nuancé en réalité. »
Les interventions de Rick Hillier sur des sujets politiques ont souvent retenu l’attention. En mars 2006, dans une entrevue au Globe and Mail, il soutient que le Canada sera en Afghanistan pendant au moins 10 ans. C’est cependant au gouvernement canadien d’en décider, pas à lui. Le premier ministre Stephen Harper le rappelle à l’ordre. Cet hiver, il a soulevé la colère du Parti libéral en affirmant que les années 1990 avaient été pour les militaires « une décennie de noirceur », conséquence des coupes budgétaires liées à la lutte d’Ottawa contre le déficit.
De telles déclarations font dire à ses détracteurs que Rick Hillier ne sait pas quand s’arrêter. « Souvent, il oublie qu’il n’est pas élu », affirme Michael Byers, professeur de géopolitique internationale à l’Université de la Colombie-Britannique.
Michael Byers est d’avis que le général cache la vérité aux Canadiens sur le traitement des prisonniers afghans. À preuve, dit-il, la directive donnée par Rick Hillier à son équipe, en mars dernier, de ne plus diffuser d’information sur les Afghans capturés par le Canada. Au bureau du chef d’état-major, on se défend de vouloir éviter la controverse, invoquant plutôt la sécurité des troupes sur le terrain.
Rick Hillier balaie ces accusations du revers de la main. « Je ne pense jamais d’un point de vue politique, jamais. Et je ne serai jamais politicien, même à ma retraite. Mon travail en tant que chef d’état-major est de donner l’heure juste. Quand j’ai parlé d’une décennie de noirceur, les 65 000 soldats et les 20 000 civils des Forces canadiennes ont tous compris ce que je voulais dire. Je n’ai pas nommé de parti, j’ai seulement rappelé un fait. »
Qu’elles aient lieu devant le prestigieux Economic Club de Toronto ou la Fédération canadienne des municipalités, les allocutions de Rick Hillier sont courues d’un océan à l’autre. « Les gens veulent entendre parler des Forces canadiennes comme jamais depuis 30 ans, dit-il. Je pourrais parler 12 heures par jour, sept jours sur sept et pendant des mois, sans venir à bout de toutes les demandes d’entrevues et d’allocutions », dit-il.
Le chef d’état-major a beau entretenir de bonnes relations avec les journalistes, jamais jusqu’ici il n’avait donné d’entrevue pour un portrait. « Les Forces canadiennes, ce n’est pas Rick Hillier, ce sont les soldats et les civils. Je ne vois pas l’intérêt de parler de moi. »
En ce mercredi ensoleillé de la fin juin, il est pourtant assis devant le journaliste de L’actualité, dans son vaste bureau sobrement décoré de la promenade Colonel By, à Ottawa. Pourquoi ? « Parce que ça peut susciter une réflexion sur ce qui se passe dans l’armée, ici et à l’étranger. Si ça contribue à mettre en lumière le travail que les soldats accomplissent, tant mieux. » Le départ pour l’Afghanistan, en juillet et en août, de 2 300 soldats québécois a certainement quelque chose à voir avec cette ouverture.
Mais pas question de permettre à ses proches de parler au journaliste. Il en a prévenu sa mère, sa femme, ses sœurs, ses cousins et ses amis. En 2005, lorsque le Globe and Mail avait joint sa mère, Myrtle, à Terre-Neuve, Rick Hillier avait fulminé en lisant l’article. « Il était en colère. Il avait pourtant averti le journaliste que sa mère, âgée de 82 ans [elle en a maintenant 84] ne devait pas être dérangée. Pour lui, c’était inutile », raconte un militaire qui travaillait avec lui à l’époque.
Rick Hillier n’est pourtant pas fermé comme l’écoutille d’un sous-marin. Il parle de sa jeunesse avec passion. « Depuis aussi longtemps que je me souvienne, je veux être dans l’armée », dit-il.
Déjà, lorsqu’il a sept ans, les meubles de sa petite chambre croulent sous les magazines et les livres militaires. Il dévore tout ce qui traite des armes, des chars d’assaut, des stratégies. L’histoire des deux grandes guerres le fascine. La bibliothèque municipale de Campbellton n’étant pas très garnie, il en fait rapidement le tour. Il peut cependant compter sur le libraire du village, un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, qui lui commande des livres. La mère du jeune Rick, ancienne enseignante du primaire, a toujours encouragé ses enfants à s’instruire et ne rechigne pas à payer ses achats. Son fils savait d’ailleurs lire dès la maternelle.
Venant tout juste de souffler huit bougies sur son gâteau d’anniversaire, le petit Rick écrit à l’armée canadienne. Il veut être recruté ! « Je n’ai évidemment pas précisé mon âge, alors ils m’ont répondu que j’étais le bienvenu ! » se rappelle-t-il en riant.
À 16 ans, l’appel de l’uniforme devient irrésistible. Il doit cependant convaincre son père de signer son formulaire d’enrôlement.
Jack Hillier, mécanicien de poids lourds sur les grands chantiers d’infrastructure de Terre-Neuve, doit s’absenter de la maison trois ou quatre mois par année pour le travail. Malgré ces absences répétées, le père et le fils s’entendent à merveille… sauf sur un point. « C’est un euphémisme de dire que mon père n’était pas très heureux que j’entre dans l’armée. Il ne voulait pas voir son fils courir de tels risques. »
Les deux hommes s’assoient à la table de la cuisine et déballent leurs arguments. Le ton monte rapidement. « La conversation n’a pas été facile, mais il a fini par signer, raconte Rick Hillier. Je pense qu’il a compris que je voulais désespérément faire ce métier. Je lui ai dit que c’était une bonne manière d’accomplir quelque chose dans ma vie. »
Jack Hillier, décédé en 1997, a certainement eu une pensée amère pour un grand-oncle de Rick, le soldat John Clark. Mort à 19 ans sur un champ de bataille belge, en 1917, John Clark est le personnage — sinon le fantôme ! — marquant de la jeunesse de Rick Hillier. Dans la famille de Myrtle, sa mère, John Clark est un héros. « Quand j’étais petit, on parlait de lui comme s’il était encore parmi nous », dit le chef d’état-major, dont un mur de la maison, à Orléans, en banlieue d’Ottawa, arbore toujours une photo en noir et blanc du grand-oncle.
La famille du jeune Hillier était dirigée avec fermeté et affection par Myrtle, qui pour s’en occuper a abandonné son école de rang. Rick est le cinquième de six enfants… et il n’a que des sœurs ! « Je dis souvent pour blaguer que je suis entré dans l’armée pour enfin porter des vêtements de gars ! » dit-il avec un large sourire mis en évidence par sa moustache finement taillée.
Le fait de grandir dans un cocon féminin a influencé sa vision des Forces canadiennes, dit-il. Par exemple, lorsque la question de la place des femmes dans l’armée a été soulevée, dans les années 1980, son idée était déjà arrêtée. « C’était ridicule comme débat. J’ai grandi avec quatre sœurs plus vieilles que moi, je peux vous dire qu’une fille est capable de se défendre dans toutes les circonstances ! »
Énergique sans être turbulent, doué à l’école, le jeune Rick n’a aucune difficulté à se faire des amis dans les villages qui parsèment la côte accidentée du nord de Terre-Neuve, à une heure de l’autoroute la plus proche. Il joue au hockey sur les étangs gelés avec de l’équipement commandé chez Sears. Sa famille fréquente l’église tous les dimanches et il joue du cor anglais dans le groupe de l’Église de l’Armée du Salut. Plus vieux, il tire à la carabine 22 autour de la maison pour s’amuser et sort avec ses amis boire une bonne lager — ce qu’il fait encore à l’occasion.
En 1973, à 18 ans, Rick Hillier délaisse le confort familial et son repas préféré typique de Terre-Neuve, du bœuf salé servi avec des pommes de terre et des carottes. Direction : la grande ville et le campus de St. John’s de l’Université Memorial, d’où il ressort avec un baccalauréat en sciences. Peu après, il fait l’École des officiers, pour finalement prendre les commandes d’un escadron de blindés appartenant au 8th Canadian Hussars, basé à Petawawa, en Ontario.
C’est à l’étranger — à l’ancienne base canadienne de Lahr, en Allemagne, au début des années 1980, puis en Bosnie, en 1995 — qu’il acquiert l’expérience de la vie de soldat, des sacrifices et de l’esprit de corps. « J’ai adoré ça dès le départ », dit-il. Encore aujourd’hui, Rick Hillier tient à rester près de ses hommes et femmes en uniforme. Il se rend régulièrement en Afghanistan pour soutenir le moral des troupes. En avril dernier, il leur a apporté, dans la poussière de Kandahar, la mythique coupe Stanley. C’est avec ses soldats, et non pas avec sa famille, qu’il a passé le temps des Fêtes cette année.
« Je me suis marié deux fois dans ma vie : une fois avec Joyce et une fois avec l’armée. Dans les deux cas, c’est pour la vie », dit-il. Sa femme, qu’il a rencontrée à 16 ans lors d’une soirée de danse à l’école secondaire, vient de prendre sa retraite, à 53 ans, de la Banque de Montréal, où elle était analyste financière. Le couple a deux fils, qui ont dépassé la mi-vingtaine — Christopher, qui suit les traces de son père dans l’Armée de terre, où il est lieutenant, et Stephen, qui termine une maîtrise en marketing à l’Université de Toronto.
Rick Hillier prêche par l’exemple pour motiver les soldats qu’il dirige. En cela, il s’inspire lui-même de ses deux idoles, Winston Churchill et Franklin D. Roosevelt, des hommes qui se sont tenus debout dans un moment clé de l’histoire. En Afghanistan, il dort sous la tente avec les soldats et se rend dans les zones dangereuses pour s’enquérir de la situation. Des gestes qui lui valent l’immense respect de ses troupes.
« Je ne me souviens pas d’un chef d’état-major aussi populaire que lui dans l’histoire du pays », soutient George MacDonald, vice-chef d’état-major jusqu’à sa retraite, en 2003. « Il est populaire à la fois auprès de ses troupes et du public canadien. C’est une première. Il est arrivé à un moment où le pays et les Forces canadiennes cherchaient du leadership. Et il en a à revendre. »
Si Rick Hillier avait un titre à donner à son autobiographie — il précise qu’il n’en écrira jamais —, ce serait « Soldat d’abord ». Il ne s’en cache pas : il aime les soldats, peu importe de quel pays ils viennent.
Quand il a appris, à peine nommé commandant de l’Armée de terre, qu’il dirigerait de février à août 2004 l’importante mission de l’OTAN en Afghanistan, il a recruté son chef de cabinet en Géorgie, au cœur de l’Amérique de Bush. Le but ? Faciliter le lien avec les 20 000 soldats américains qui seraient sous ses ordres. L’officier Les Fuller est devenu son bras droit, l’aidant à construire à Kaboul les bases d’une mission qui allait ensuite s’étendre à tout le pays.
Tous les matins, vers 5 h 30, dans la poussière du camp de la coalition à Kaboul, Les Fuller faisait son jogging, tout comme Rick Hillier. Mais jamais avec lui ! « Rick s’arrêtait tout le temps pour parler aux soldats et voir comment ils allaient. Ça ne finissait plus ! » raconte l’Américain, joint en Alabama, où il est aujourd’hui à la retraite.
Chaque fois qu’une troupe de l’un des 37 pays membres de la coalition quittait l’Afghanistan, Rick Hillier allait remercier les soldats. Parfois, il fumait avec eux des cigarillos, qu’il trimballait partout à l’époque. « Ma femme voulait que j’arrête et c’est ce que j’ai fait », dit-il, avant d’ajouter, comme un enfant pris la main dans le sac : « Quand je retourne en Afghanistan, j’en fume encore de temps en temps, mais c’est tout ! »
Le général Hillier dégaine volontiers son humour contagieux, qu’il utilise comme une arme de séduction massive. Il émaille ses propos d’anecdotes et de blagues qui dérident les salles. À la fin de sa biographie, dans le site Internet du ministère de la Défense, on peut lire : « Le général s’adonne à la plupart des loisirs. Mais, plus particulièrement, il court lentement, est un piètre joueur de hockey et ne joue guère mieux au golf. »
Malgré le danger omniprésent à Kaboul, Les Fuller ne se souvient pas d’un autre endroit où il a ri autant. Lorsqu’il est passé sous les ordres de Rick Hillier, l’Américain a reçu un gros bouquin jaune vif dont le titre annonçait, en anglais, un « dictionnaire pour comprendre les Newfies ». Le ton était donné.
« On travaillait très fort, mais tout était bon pour faire baisser la tension », explique le brigadier-général à la retraite. Chaque matin, lors du pénible breffage sur les opérations, entre les mauvaises nouvelles et les très mauvaises, n’importe quel officier pouvait invoquer la règle no 9 imaginée par Rick Hillier — raconter une blague pour réduire le stress. « Ça faisait un bien énorme de s’entendre rire », dit Les Fuller.
Le passage de Rick Hillier à la tête de l’OTAN en Afghanistan n’a toutefois pas été une partie de plaisir tous les jours. En mai 2004, un événement change sa vie et contribue à cristalliser sa vision des conflits modernes.
En entrevue, lorsque j’évoque le nom de Tommy Roedningsby, Rick Hillier se redresse sur son siège et corrige ma mauvaise prononciation de ce nom norvégien. Il repousse les verres d’eau au bord de la table de son bureau et trace avec ses doigts une carte géographique pour expliquer les événements dans le détail.
Rick Hillier revenait d’une patrouille au nord de Kaboul avec des soldats norvégiens. Toute la journée, sa sécurité avait été assurée par le mitrailleur Tommy Roedningsby, un colosse aux yeux clairs et au teint pâle comme le désert afghan. Le soir venu, le commandant de la patrouille décide de faire un détour pour laisser Hillier au quartier général de l’OTAN, au centre de la ville. Avant de les quitter, Rick Hillier remercie les soldats. Il serre la main du mitrailleur en dernier. Dix minutes plus tard, le véhicule de celui-ci explose sous l’impact d’une grenade lancée par des insurgés talibans. Tommy Roedningsby meurt sur le coup.
« Je ne pense jamais que j’aurais pu mourir ce jour-là, mais je pense souvent à lui », avoue Rick Hillier d’un ton calme, qui tranche avec sa fébrilité habituelle. « C’était un soldat formidable. » Les Fuller croit qu’une partie de la vie de Hillier a changé ce jour-là. « Il a compris que cette mission serait sale et sans pitié. »
Son mandat à la tête de la mission de l’OTAN donne à Rick Hillier l’occasion de créer des liens sur la scène internationale. Ceux qui l’unissent aux généraux de l’armée américaine remontent, eux, au tournant du siècle.
En 1998, la base américaine de Fort Hood, au Texas — la plus grosse base militaire de la planète, avec près de 60 000 soldats, autant que les Forces canadiennes au complet —, accepte de recevoir un officier canadien dans le cadre d’un programme d’échange. Dans une note interne, le lieutenant-général Bill Leach explique le choix de Rick Hillier, déjà une étoile montante dans l’armée canadienne : « Très qualifié, disponible, peut servir avec brio le Canada et les États-Unis. »
Pendant deux ans, Rick Hillier sera donc le général commandant adjoint du IIIe Corps blindé des États-Unis. Une tâche titanesque, puisque plus de 6 000 soldats de cette division sont déployés à l’étranger en tout temps — deux fois plus que tous les effectifs actuels du Canada à l’étranger ! Aucun Canadien avant lui n’avait occupé une fonction aussi importante au sein de la première puissance militaire de la planète.
Rick Hillier ayant passé du temps en Bosnie quelques années plus tôt, le commandant de la base américaine, Leon J. LaPorte, le charge de revoir l’entraînement des soldats qui s’apprêtent à partir dans les Balkans. Hillier en formera 6 800 en deux ans. « Il a un jugement et une capacité de travail formidables. Il peut tout faire, de l’enseignement jusqu’aux tactiques de combat », raconte le lieutenant-général, qui coule une douce retraite à Austin, au Texas.
Côtoyer la superpuissance américaine amène Rick Hillier à réfléchir sur les conflits qui pointent à l’horizon. Pendant qu’au Canada on s’entraîne encore comme au temps de la guerre froide, les Américains planifient ce qu’ils appellent les « guerres de l’avenir ». Le Canada découvre de nouvelles technologies, comme les drones. « Mais on n’a pas l’argent des Américains. La technologie militaire coûte cher », dit-il. Ce passage en sol américain lui attire toutefois des critiques, qui perdurent aujourd’hui.
La décision du Canada, en 2005, de contribuer à pacifier la dangereuse province de Kandahar, en Afghanistan, sera l’occasion de mettre en application le rôle « moins superficiel » que préconise pour les Forces canadiennes leur chef d’état-major, alors fraîchement nommé. « La situation n’était pas aussi grave dans le Sud, à l’époque, précise l’ex-ministre Bill Graham. Mais c’est sûr que Rick Hillier a joué un grand rôle dans notre décision de prendre en charge Kandahar. »
Bill Graham ajoute que le militaire canadien ne voulait pas laisser toute la place aux Américains, qu’il trouve « trop cowboys » dans les missions délicates.
L’approche canadienne est plus souple à l’égard de la population locale. Rick Hillier savait que le sud du pays était une zone sensible et qu’il y travaillerait efficacement avec les Britanniques et les Néerlandais, qui sont aussi plus diplomates », raconte Bill Graham.
Sous la gouverne de Hillier, l’armée canadienne se transforme comme jamais depuis 30 ans. L’entraînement des soldats a été revu de fond en comble (voir « De Valcartier à Kandahar »). La structure de commandement a été assouplie pour faciliter la coopération entre les différents corps de l’armée. Les investissements — 27 milliards de dollars, notamment pour l’acquisition d’avions, d’hélicoptères, de camions de transport, de bateaux, de chars d’assaut, etc. — visent tous à mettre en place une armée plus mobile, capable de répondre aussi aux besoins internes du Canada, notamment dans l’Arctique. Partout au pays, les bases militaires sont réorganisées afin de permettre un déploiement plus rapide des troupes en cas de catastrophe naturelle.
Rick Hillier a aussi appuyé sur l’accélérateur du recrutement. Les Forces canadiennes dépensent 20 millions par année en campagnes de publicité et les demandes d’enrôlement ont bondi de 40 % depuis un an au pays (10 % au Québec).
Tout ce remue-ménage ne fait toutefois pas que des heureux. « Il va nous épuiser. On fait trop de choses en même temps et on n’a pas les ressources pour les faire. C’est comme s’il avait mis les moteurs d’un CF-18 à fond, sans vérifier s’il y avait assez de carburant pour aller jusqu’au bout », souligne une source militaire de haut niveau, qui ne cache pourtant pas son admiration pour Rick Hillier.
Le chef d’état-major ne s’en formalise pas. « Les réformes étaient urgentes, il fallait bouger. Si ce n’était pas moi, un autre aurait dû les faire. Et je pense qu’on va y arriver. » Rien n’ébranle Rick Hillier, qui semble bâti du même roc que son île.