La modération a bien meilleur goût avec la disposition de dérogation

Le nouveau nid de chicanes Québec-Ottawa autour de la disposition de dérogation, communément appelée « clause de dérogation », cache une vérité : il s’agit d’un outil législatif à la fois légitime et extraordinaire.  

Paul Chiasson / La Presse Canadienne / montage : L’actualité

Yan Plante est vice-président à l’agence de relations publiques TACT. Il est un ex-stratège conservateur ayant conseillé l’ancien premier ministre Stephen Harper lors de trois élections. Comptant près de 15 ans d’expérience en politique, il a également été chef de cabinet de l’ex-ministre Denis Lebel.

Le débat sur l’utilisation de la disposition de dérogation par les provinces a des racines profondes, qui nous ramènent… à la Nuit des longs couteaux de 1981.

C’est en effet lors du rapatriement de la Constitution et de l’instauration de la Charte canadienne des droits et libertés que plusieurs provinces ont exigé du premier ministre Pierre Elliott Trudeau — et obtenu ce compromis — l’ajout d’une disposition leur permettant de se soustraire à l’application de certains articles de la Charte.

Les provinces souhaitaient éviter de se retrouver dans un pays gouverné par des juges, où les Parlements perdraient de leur pouvoir. Sans ce compromis, il n’y avait pas de Charte, et tout le grand projet de Pierre Elliott Trudeau tombait à l’eau. L’ancien premier ministre avait bien compris le dilemme, et avait fini par céder. 

Pour certains observateurs, l’utilisation de la disposition doit se faire après qu’un tribunal eut invalidé une loi en tout ou en partie. Pour d’autres, il est tout à fait acceptable de l’évoquer dès l’adoption d’une loi, donc avant même le test des tribunaux, surtout s’il y a déjà eu de la jurisprudence.

C’est la méthode qu’a choisie François Legault pour ses lois sur la laïcité et la langue française. Et c’est cet emploi préventif qui dérange particulièrement Justin Trudeau.

Au cours des derniers jours, le premier ministre fédéral a en effet souligné qu’il songeait à faire un renvoi à la Cour suprême pour mieux encadrer l’utilisation de la disposition, aussi appelée « clause nonobstant ». Justin Trudeau a manifestement en tête les lois du gouvernement Legault, mais également les récentes tentatives de l’Ontario d’invoquer cette disposition pour réduire la taille du conseil municipal de Toronto en 2018, ou encore pour interdire le droit de grève dans le secteur de l’éducation l’an dernier. Cela sans compter les nouvelles approches de l’Alberta et de la Saskatchewan qui souhaitent désormais ignorer autant que possible les lois fédérales qui ne font pas leur affaire…

Aux yeux du Québec, la prérogative d’utiliser la disposition de dérogation touche au moins trois principes. D’abord, le Québec n’a jamais signé la Constitution canadienne. Ensuite, la possibilité de se soustraire à certains articles de la Charte peut être considérée comme essentielle par le gouvernement du Québec, pour protéger l’identité de la nation québécoise sur le continent nord-américain.

Troisième élément important, la « clause nonobstant » fait partie intégrante de la Charte, au même titre que tous les autres articles.

Mais aux yeux d’Ottawa, la protection des lois fédérales est un devoir quasi patriotique. Certes, les conservateurs ont tendance à avoir une attitude décentralisatrice envers les provinces, alors que les libéraux croient davantage en la centralisation. Reste qu’il y a beaucoup de similitudes entre les deux partis dès lors que la défense des lois canadiennes est au cœur du débat. Dans pareil cas, une pression énorme se fera sentir sur le gouvernement d’Ottawa — et elle arrivera de partout. Elle sera d’autant plus forte sur ceux qui viennent de la province d’où origine la contestation.

C’était patent dans la cause qui opposait la Loi sur la clarté référendaire, votée à Ottawa, qui encadre toute démarche sécessionniste depuis le dernier référendum sur l’indépendance du Québec, et sa contrepartie québécoise, la loi 99. La première dit que pour qu’une province puisse quitter le cadre fédéral canadien, elle doit poser une question claire et obtenir une réponse claire des électeurs. L’autre affirme que le Québec est libre de choisir son régime politique et son statut juridique par un vote démocratique de 50 % + 1.

Cette dernière a été contestée dès 2001 par un citoyen et militant pour les droits des anglophones, Keith Anderson. L’affaire a traîné jusqu’en 2013, alors que j’étais le chef de cabinet d’un ministre fédéral des Affaires intergouvernementales. Les avocats de M. Henderson demandaient que le gouvernement du Canada intervienne dans la cause, puisqu’il avait intérêt, selon eux, à venir défendre la loi canadienne — celle sur la clarté. 

Dans un cas comme celui-là, le ministre de la Justice et le ministre des Affaires intergouvernementales soumettent leurs recommandations au premier ministre pour la prise de décision ultime. 

La pression était énorme sur nos épaules. Les interventions répétées de députés de tous les partis — sauf le Bloc, évidemment —, les innombrables notes de service et rencontres avec les fonctionnaires (y compris des juristes), les questions des journalistes, les commentaires des analystes et des experts dans les médias… Ça n’arrêtait pas !

L’écrasante majorité des acteurs de l’écosystème politique canadien mettaient de la pression sur le gouvernement Harper pour qu’il intervienne dans la cause, puisqu’il était de son devoir fondamental de défendre les lois du Canada. Si Ottawa ne se tenait pas debout pour défendre ses lois, qui alors le ferait ? 

Notre gouvernement s’en est finalement mêlé en tentant de faire le moins de tapage politique possible. Seuls des arguments de nature strictement juridique, à propos de la préséance constitutionnelle de la loi canadienne sur la loi québécoise, ont été présentés. Ça a été insuffisant pour éviter la colère de l’Assemblée nationale du Québec et de nombreux commentateurs québécois.

J’imagine la pression que le gouvernement Trudeau doit subir présentement pour qu’il intervienne devant les tribunaux contre la loi québécoise sur la laïcité de l’État. En effet, le multiculturalisme canadien force les partis politiques fédéraux à être très sensibles au droit fondamental de la liberté de religion prévu par la Charte. De nombreux Canadiens ont eux-mêmes quitté un pays où l’on ostracisait les individus selon leurs croyances. Ces gens s’attendent à ce que le gouvernement fédéral défende ce droit. 

Les gouvernements provinciaux peuvent se servir en toute légitimité de la disposition de dérogation, que ce soit avant ou après le test des tribunaux. Cette disposition fait partie de la Constitution canadienne et elle assure un certain équilibre entre les trois pouvoirs de notre régime démocratique — le législatif, l’exécutif et le judiciaire.

En même temps, les femmes et les hommes qui nous gouvernent doivent éviter de succomber à la tentation d’en exagérer l’utilisation : après tout, la disposition permet de suspendre des droits fondamentaux pour des cycles potentiels et renouvelables de cinq ans.

Se soustraire à la Charte ne peut pas non plus devenir une coutume, sinon pourquoi en avoir une ? Donc, autant je ne veux pas d’une société gouvernée par des juges, autant je souhaite que la disposition ne soit employée que lorsque c’est vraiment nécessaire.

Aussi explosif le débat actuel soit-il, il contribue à ce que nos gouvernements y pensent à deux fois avant de sortir l’artillerie lourde. Ce pourrait être bénéfique d’obtenir l’avis de la Cour suprême pour préciser l’utilisation de la disposition de dérogation de manière préventive, mais cela entre en contradiction avec l’esprit initial. Cette disposition de la Charte évite d’avoir une société gouvernée par des juges. Il serait donc paradoxal de demander aujourd’hui à ces mêmes juges comment les provinces devraient s’en servir… 

À nos élus de l’utiliser avec modération, et ça aura bien meilleur goût.

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Personne n’est ostracisé selon ses croyances au Québec, et la loi 21 n’a pas pour effet d’ostraciser quiconque, M. Plante. Il est seulement question que l’État ne présente en aucun cas un visage religieux, pour éviter tout prosélytisme d’État et pour éviter qu’un fonctionnaire en service ne se serve de la puissance publique pour diffuser ses croyances, pour ostraciser des croyants d’une autre obédience que la sienne ou au contraire pour avantager des coreligionnaires. La loi 21 assure une stricte égalité de traitement de tous par les pouvoirs publics, remet la religion à sa place, soit sans la sphère privée et après les règles de la société civile et, ainsi, garantit un vivre-ensemble universel et harmonieux pour tous. La religion n’a pas sa place dans les services de l’État, c’est tout de qu’affirme la loi 21, et encore, a minima. Ça incommode peut-être les activistes de certains cultes qui entendent placer la religion au-dessus et l’État, affirmer la place de leurs croyances dans la société et étendre la présence ou l’emprise de leur religion, mais ça n’ostracise personne. Ceyx qui contestent nos valeurs civiles s’ostracisent tous seuls.
Imposer sa religion aux autres, y compris par ostentation, n’est pas un droit et n’est pas compatible avec nos valeurs. Ce que protège la Charte, c’est la liberté de croire à qui on veut, ou de ne pas croire, sans être persécuté ou brimé, mais, quoi qu’en dise la cour suprême, plus imprégnée des valeurs multiculturalistes anglaises que des valeurs québécoises, la Charte ne garantit pas le droit d’enquiquiner les autres avec ses croyances quelles qu’elles soient.

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On a sorti la religion catholique de nos écoles. Alors identique pour toutes les autres religions. Regardez ce qui se passe dans beaucoup
de pays dans le monde où la religion fait parti de l’État , c’est le bordel.

Le hic de la loi 21: elle n »inclut pas les écoles privées largement subventionnées. Et environ 6% d’écoles privées non subventionnées dont certaines sont carrément religieuses.

Ce que je trouve inquiétant c’est qu’on balaie sous le tapis le fait que le gouvernement Legault, par ses lois 21 et 96, déroge aussi sans préavis à la Charte des droits et liberté du « Québec » qui avait fait consensus bien avant 1982 et sans l’inclusion d’une clause dérogatoire. Ça donne une idée du respect qui serait accordé à la Charte des droits et liberté dans un Québec souverain. La Charte des droits et liberté canadienne s’est inspirée de celle du Québec basée sur « la Charte les droits et liberté universelle » adoptée à la Convention de Genève suite à la première guerre mondiale. Cette Charte est le fondement de la démocratie. Quand on assiste à une mouvance de l’extrême droite en Occident, la vigilance s’impose. La clause dérogatoire, mal encadrée, pourrait servir à enlever des droits acquis de longues luttes, tels l’avortement, les droits des homosexuels et et LGBTQ. On voit ce qui se passe aux USA..
Ce qui me fait aussi tiquer c’est « l’enflure verbale » quand au Québec on réfère à des évènements historiques comme , par exemple, « la nuit des longs couteaux » qui n’est d’aucune mesure avec « La nuit des longs couteaux » expression qui initialement réfère aux « assassinats » perpétrés par les nazis en Allemagne. Idem pour « printemps érable » repris du mouvement printemps arabe. Le Canada se situe en tête des pays les plus pacifiques de la planète. « L’oppression » d’un peuple n’a de toute évidence pas la même signification dépendamment de l’endroit ou l’on vit sur la planète..

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L’analyse de Monsieur Yan Plante est claire. Sans clause nonobstant exigée par certaines provinces, PET n’aurait pas pu rapatrier la constitution. Cette clause est fondamentale car elle place le politique (donc la volonté du peuple) au dessus d’une décision juridique émises par 9 personnes pas toujours d’accord entre elles. Toute décision provenant de la Cour suprême visant à encadrer cette clause contredirait en elle même la signification initiale de cette clause. S’il y a abus de l’utilisation de cette clause, c’est aux citoyens de le contester par leurs manifestations et par leurs votes. Sans cette clause dérogatoire, le Québec qui, comme Robert Bourassa l’a dit, est une société distincte, est assujetti , sans y avoir adhéré, à une constitution de type anglo-saxonne valorisant à outrance les libertés individuelles au détriment de certaines valeurs collectives fondamentales (primauté de la langue française, laicité, égalité des hommes et des femmes…) qui rendent justement cette société distincte.

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Est-ce une tempête dans un verre d’eau? Le paragraphe 33(1) de la charte est très clair:
«33. (1) Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle‑ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.»

Il faut souligner «peut adopter une loi» et «a effet»: Il n’y a pas de limite quant au temps où une législature peut adopter une loi avec la clause dérogatoire et la Cour suprême s’est déjà prononcée sur cela dans l’affaire Ford c. PG Québec ([1988] 2 RCS 712). Il y a une limite à battre un cheval mort! Prétendre qu’il faudrait attendre que les tribunaux déclarent qu’une loi est inconstitutionnelle est complètement aberrant car la loi en question serait dans les limbes pendant plusieurs années quand on sait qu’un dossier peut facilement prendre une dizaine d’années avant de se retrouver devant la Cour suprême! Cela causerait un chaos juridique car pendant ces années qu’arriverait-il à ceux qui désobéissent à la loi?

Ce qu’il y a de plus incongru c’est que l’article 1 de la charte permet aussi des dérogations à ces droits comme suit: «…Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique». Par exemple la Cour européenne des droits de l’homme a décidé que l’interdiction du port de la burqa dans les lieux publics dans certains pays soumis à la Charte européenne des droits de l’homme était valide. C’est évidemment un exemple de restriction dans des pays démocratiques. Reste à voir comment les tribunaux canadiens voient la laïcité de l’État ou si nous ne serions pas en fait dans un régime théocratique soumis à Dieu (préambule de la loi constitutionnelle de 1982: la suprématie de Dieu, sans dire lequel).

Qui plus est, il y a des droits fondamentaux qui viennent en contradiction entre eux, par exemple, l’égalité entre les femmes et les hommes et la liberté de religion, en particulier les religions patriarcales qui soumettent les femmes à un régime discriminatoire comme les religions chrétiennes et musulmanes. Il y a donc une hiérarchie des droits et dans une certaine mesure certains droites doivent être circonscrits selon un principe de primauté.

Fait intéressant, la clause dérogatoire ne permet pas de contrevenir à l’article 35 de la charte, c’est-à-dire les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones qui sont «reconnus et confirmés». Autrement dit, l’art. 33 permet à une législature de déroger à la liberté de religion (le cas échéant mais il n’y a pas de décision finale à l’effet que la loi 21 y dérogerait) mais pas aux droits des peuples autochtones dont l’expression la plus claire en droit international se trouve dans la Déclaration des Nations-Unies sur les droits des peuples autochtones. M. Legault devrait en tenir compte avec ses velléités de barrages en territoire autochtone…

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