La ministre fédérale de l’Environnement, Catherine McKenna, a révélé dans les derniers jours avoir été victime d’agressions verbales et d’intimidation physique, au point d’avoir recours à une protection policière accrue. Sa famille a été visée. Une situation qui est malheureusement loin d’être une exception.
La ministre du Développement international et ministre des Femmes et de l’Égalité des genres, Maryam Monsef, a été placée sous protection policière pendant une partie du récent mandat, elle aussi épinglée par la haine de la taxe sur le carbone imposée par Justin Trudeau aux provinces qui n’avaient pas de plan crédible pour lutter contre les gaz à effet de serre. Le fait qu’elle soit musulmane et réfugiée a accentué les menaces.
Le ministre de l’Immigration, Ahmed Hussen, a vécu sa large part de menaces de mort et d’agression verbale depuis quatre ans, a-t-on appris de sources sûres.
Dans le cas de Catherine McKenna, les menaces à son endroit et à ses enfants en sortant d’un cinéma s’ajoutaient à une entrée par effraction suspecte à son domicile.
Au début des années 2000, le ministre de la Justice de l’époque, Martin Cauchon, avait eu besoin d’une protection policière accrue à sa maison d’Outremont, au moment où le gouvernement libéral légalisait le mariage gai.
Il est rare que les élus et les ministres acceptent de parler librement des menaces qu’ils reçoivent, de peur d’accentuer les risques ou de « faire pitié » aux yeux du public. Mais à micro fermé, plusieurs confient que la vie publique à l’ère de la polarisation des débats amène son lot d’inquiétudes.
L’une des rares à avoir accepté de parler est la ministre fédérale du Tourisme et de la Francophonie, Mélanie Joly. Il a fallu la convaincre. « On n’aime pas parler de ça, ce n’est pas pour ça qu’on est élu. On est là pour faire notre travail », dit-elle.
N’empêche, convient-elle, « tous les ministres reçoivent des menaces, et particulièrement les femmes ». « Catherine McKenna a décidé d’en parler parce que c’est très intense et depuis longtemps, mais elle n’est pas seule. »
Lorsqu’elle a défendu la motion 103 sur l’islamophobie, en 2017, Mélanie Joly a reçu de nombreuses menaces de mort. « On m’accusait d’aider l’islam radical. Je recevais des courriels, des appels à mon bureau. Il y a eu des enquêtes policières », raconte-t-elle.
Le Canada est un pays du G7, membre du G20, de la Francophonie et d’une vingtaine de grandes organisations internationales. Un pays qui n’échappe pas à la polarisation du débat public et à la haine qui se déverse sur les réseaux sociaux, et même dans la réalité, comme l’a vécu la ministre Catherine McKenna. Un pays où des tireurs ont déjà fait irruption dans son Parlement fédéral (2014) et à l’Assemblée nationale du Québec (1984), et où un ministre a été enlevés lors de la crise d’octobre, en 1970. Une première ministre, Pauline Marois, a été prise pour cible en septembre 2012.
Et pourtant, les ministres du gouvernement canadien n’ont aucune protection particulière. Même pas un chauffeur ou un garde du corps formé pour sortir l’élu d’une situation difficile ou menaçante. Rien.
L’important ministre des Finances n’est pas plus protégé que le simple député d’arrière-ban qui ne prend jamais la parole à la Chambre des communes. Idem pour les chefs des partis d’opposition, y compris le chef de l’opposition officielle. Il n’y a que le premier ministre du pays qui bénéficie d’une protection — imposante dans son cas.
Lorsque les élus sont à la Chambre des communes, la sécurité est omniprésente. Impossible de parcourir 15 mètres sans qu’un gardien de sécurité ne vérifie l’identité du visiteur. Mais dès qu’un ministre met les pieds hors de l’enceinte, la sécurité disparaît.
Fait à noter, en campagne électorale, les chefs de tous les partis sont toutefois protégés par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) en tout temps.
Les ministres fédéraux ont bien un chauffeur qui les promène lorsqu’ils sont à Ottawa, entre leur résidence et le Parlement. Et ceux qui vivent à une distance raisonnable de la colline parlementaire, notamment à Montréal, ont souvent un chauffeur qui les transporte jusqu’à Ottawa et les ramène dans leur circonscription une fois par semaine, ce qui leur permet de travailler en route. Mais ce chauffeur ne les suit pas dans leur circonscription les jours de relâche parlementaire. Et il n’est qu’un simple employé, souvent jeune ou à la retraite, généralement une connaissance du ministre ou du chef de cabinet. Ce chauffeur n’a pas les capacités pour intervenir en cas d’urgence. Les plus chanceux embauchent des retraités de la SQ ou de la GRC, mais c’est rare.
La GRC réagit lorsqu’elle est prévenue d’une menace directe contre un ministre, sans quoi elle n’est pas présente auprès des élus du cabinet.
Lors d’un rassemblement organisé à Montréal en l’honneur des victimes de la tuerie à Orlando, en juin 2016, la ministre Mélanie Joly a été prévenue par la GRC et la Sûreté du Québec que des anarchistes avaient infiltré la vigile dans le Village gai. Les policiers étaient donc plus présents. Avec raison. Quelques minutes après le début de l’événement, le premier ministre Philippe Couillard était évacué d’urgence après qu’un participant lui eut lancé un projectile de papier au visage.
Une ministre m’a déjà raconté s’être fait frapper au visage et cracher dessus par deux hommes lors d’une soirée festive, un 31 décembre, dans un lieu public au Québec. Ce sont ses amis et son conjoint qui ont dû intervenir pour la protéger.
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La situation est différente au Québec, la seule province qui protège ses ministres et les chefs des partis en leur fournissant un garde du corps, armé et dûment formé pour intervenir, et qui sert également de chauffeur à l’élu. Ce constable spécial, qui relève du ministère de la Sécurité publique, suit le ministre lorsqu’il est en fonction. Il n’y a pas de surveillance à la maison ou en vacances. Sauf lorsque le niveau de risque l’exige.
On doit cette particularité québécoise à René Lévesque. Et c’est bien malgré lui.
Le 6 février 1977, le premier ministre Lévesque s’installe derrière le volant de la Ford 1973 brune de sa conjointe, Corinne Côté, qui est assise près de lui. Il est passé 4 h du matin lorsqu’il quitte la résidence d’Yves Michaud, à Montréal, vers son appartement de l’avenue des Pins, près de l’Hôpital général de Montréal. Une vingtaine de personnes se trouvaient chez Yves Michaud, notamment son conseiller Jean-Roch Boivin.
Quelques minutes plus tard, René Lévesque aperçoit furtivement un homme, debout sur la chaussée, qui lui fait de grands signes à l’angle des chemins McDougall et Côte-des-Neiges. Le premier ministre ne roule pas avec excès, soit à peine 40 km/h, selon le rapport de police de l’époque. Mais le premier ministre ne peut éviter un autre homme couché sur la rue, non loin de celui qui tente, en vain, d’alerter les conducteurs.
La voiture de René Lévesque heurte Edgar Trottier, 62 ans, un itinérant montréalais. Le véhicule traine le corps sur 145 pieds. Une distance normale, estimera la police, compte tenu de la vitesse et de l’état de la chaussée. Il n’est pas clair si l’homme était déjà mort au moment du contact avec la voiture.
Yves Michaud a précisé au Devoir à l’époque que le premier ministre avait surtout bu du café lors de la soirée. Les policiers envoyés sur les lieux de l’accident ont déclaré qu’à aucun moment il n’avait été question de soumettre René Lévesque à un test d’ivressomètre. La police de Montréal n’a déposé accusation contre le premier ministre. Le coroner a jugé l’accident inévitable.
Le premier ministre péquiste n’aimait pas faire attendre ses chauffeurs et gardes du corps, et il les renvoyait souvent à la maison lorsqu’il prévoyait rester longtemps au même endroit.
Depuis cet accident, les premiers ministres, ministres et chefs des partis au Québec ont l’obligation d’utiliser les chauffeurs du gouvernement dans leurs déplacements, afin d’éviter de fâcheuses situations, tout en leur assurant une meilleure protection.
Parfois, cette protection à temps partiel n’est pas suffisante.
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L’ancien ministre péquiste Bernard Drainville a eu recours à une surveillance policière accrue pendant le débat sur la Charte des valeurs, en 2013 et 2014. « J’ai eu droit à quelques menaces assez directes. J’étais content que la sécurité soit là », raconte-t-il.
Un soir, deux personnes se sont présentées à son domicile de Québec et ont frappé à coups de bâton de baseball dans la porte d’entrée de la maison. Sa femme, Martine Forand, était seule avec les trois enfants. « Ça fait vraiment peur. On n’a jamais su qui c’était », dit-elle.
À un autre moment, des traces de pas suspects ont été repérées dans la neige autour de la maison. À la suite de ces incidents, la Sûreté du Québec a pris en charge la sécurité de la famille Drainville-Forand 24 heures sur 24. Les policiers ont exigé de connaître l’itinéraire des enfants entre l’école et la maison, ainsi que les activités de la famille et les cours du soir. « C’était une période difficile. Même si la SQ est efficace, on se sent mal pour nos enfants. On se sent mal pour nos voisins, qui ont la police garée devant chez eux en permanence alors qu’ils n’ont rien demandé. On trouble leur qualité de vie », raconte Martine Forand.
Un beau jour d’automne 2013, le plus jeune du couple Drainville-Forand, Mathis, n’arrive pas à la maison comme prévu à son retour de l’école primaire. Or, la direction de l’école confirme qu’il est bel et bien embarqué dans l’autobus après les classes. C’est la panique. « Bernard est d’un naturel calme, mais quand je l’ai appelé pour lui dire que Mathis n’était pas à la sortie de l’autobus, il criait de peur et de rage », dit Martine Forand. La SQ est alertée et la cherche commence… jusqu’à ce que le petit Mathis arrive tout bonnement à la maison quelques interminables minutes plus tard. « Il était descendu chez son ami sans nous prévenir! », raconte-t-elle.
Bernard Drainville se souvient d’un discours qu’il a prononcé sur la Charte des valeurs au Collège Ahuntsic, à Montréal, où son garde du corps habituel avait obtenu des renforts de trois collègues. Des policiers en civil étaient mêlés à la foule d’étudiants. Son chauffeur et garde du corps lui explique alors qu’ils s’ajustent au niveau de risque, ayant été prévenus d’un danger potentiel. « À un certain moment, ça devenait tellement intense dans le débat public que mon garde du corps m’a dit : “M. Drainville, il y a des choses que vous n’avez pas besoin de savoir, faites seulement votre travail” », raconte l’ancien ministre devenu chroniqueur et animateur radio au 98,5 FM.
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Faut-il hausser la sécurité entourant les ministres ? À Québec, les élus à qui j’ai parlé estiment la surveillance adéquate. « On les trouve un peu trop présents parfois, parce que ça peut nuire au contact avec certains électeurs plus timides, mais en général, c’est rassurant de les savoir là », estime Bernard Drainville.
Mélanie Joly, qui évolue dans un environnement sans garde du corps au fédéral, n’est pas prête à dire que les élus canadiens ont une vision trop angélique ou naïve de leur pays, alors les ministres peuvent représenter des cibles potentielles pour des terroristes ou des dérangés du bocal.
« Ce n’est pas le fun de travailler avec de la sécurité constamment autour de soi. J’ai besoin de mon espace, de ma vie privée, je me sentirais envahie par le travail si j’avais de la sécurité avec moi constamment, comme si la menace était toujours présente », dit-elle, ajoutant que les chauffeurs de taxi sont toujours impressionnés de la voir s’installer à l’arrière, sans adjoint ou garde du corps à ses côtés. Elle leur répond alors : « On n’est pas à Hollywood ici, on est au Canada, l’un des pays les plus sécuritaires au monde. »
Selon Mélanie Joly, ajouter une couche de surveillance entre les citoyens et les ministres pourrait accentuer le bris de confiance entre les électeurs et les élus en les séparant physiquement. « Notre sécurité repose sur le lien de confiance avec les électeurs. On devrait être fiers de vivre dans une démocratie paisible où les ministres peuvent encore se déplacer sans sécurité. »
N’empêche, l’intensité du débat public, la virulence des propos et de certaines menaces, ainsi que des épisodes comme celui de Catherine McKenna, forcent toute la classe politique à réfléchir au niveau de sécurité optimal pour les ministres. Après tout, le monde change. Le prochain parlement, choisi le 21 octobre, pourrait devoir s’y pencher.