L’anglo qui nous veut du bien

Nommé commissaire aux langues officielles, l’ex-journaliste Graham Fraser veut inciter les anglophones à apprendre le français. Même les officiers de l’armée.

Rares sont les journalistes canadiens-anglais qui maîtrisent le français aussi bien que Graham Fraser, nouveau commissaire aux langues officielles. En septembre 2006, un concert d’applaudissements a d’ailleurs accueilli la nomination de cet homme affable, qui fait l’unanimité. Mais cela ne tient pas seulement au fait qu’il parle le français: toute sa carrière aura été consacrée à rapprocher les deux solitudes.

Natif d’Ottawa, Graham Fraser a appris le français en 1965, à l’âge de 19 ans, lors de recherches archéologiques au fort Lennox, sur l’île aux Noix (dans le Richelieu). Il a par la suite vécu au Québec comme correspondant, a inscrit ses enfants à une école d’immersion — expérience qu’il rapproche de celle de l’immigrant, mais au sein de son propre pays! Dans le Globe and Mail, le Toronto Star, la Gazette et le Macleans, il a signé des milliers d’articles où il expliquait what Quebec wants.

Ce faisant, Graham Fraser a acquis une profondeur de vues exceptionnelle. En 1984, il s’est illustré par son histoire du parti de René Lévesque (Le Parti québécois, Libre Expression), brillant ouvrage qui a fait date. En 2006, il a publié Sorry, I Don’t Speak French (McClelland & Stewart, en français chez Boréal), analyse exhaustive des grandeurs et misères de la politique canadienne sur le bilinguisme officiel. «Mon rapport préliminaire!» blague-t-il, évoquant ainsi l’idée que ce livre a fait de lui le candidat obligé à la succession de Dyane Adam.

«Maintenant, je verrai lesquelles de mes propositions sont réalisables et lesquelles ne le sont pas», admet-il. Car son mandat est d’autant plus compliqué que ce n’est pas lui qui applique la loi, mais les gouvernements, qui décident des politiques dans le domaine des langues officielles et des sommes allouées à leur promotion. En tant que commissaire, son mandat se limite à enquêter sur la situation et les difficultés des minorités linguistiques, et à faire des recommandations au gouvernement fédéral.

L’actualité a dépêché la journaliste Julie Barlow au bureau de Graham Fraser, à Ottawa. Il a pu discuter des défis de son nouveau poste avec cette anglophone francophile au parcours singulier, coauteure de The Story of French, ouvrage qui dresse un portrait plutôt positif de la situation du français dans le monde.

La décision du ministère de la Défense de revoir à la baisse ses exigences en matière de bilinguisme pour les officiers marque-t-elle un manque de volonté du gouvernement Harper de promouvoir le bilinguisme?
— C’est surtout un constat d’échec de l’approche précédente, qui visait à faire des Forces canadiennes une organisation véritablement bilingue. Pourquoi cette approche a-t-elle échoué? La fermeture du Collège militaire de Saint-Jean, en 1995, est-elle un facteur de cet échec? Est-ce qu’on recrute assez d’officiers francophones? Quelles seront les possibilités de travailler dans sa langue pour un soldat francophone sous le nouveau système? Je suis préoccupé par l’échéancier de la Défense nationale. L’année 2012, ça me semble trop lointain pour que la Défense nationale réponde aux exigences de la Loi sur les langues officielles. Il faut accélérer le pas. Je n’attendrai pas cinq ans pour faire les suivis nécessaires et voir si cette nouvelle approche est susceptible de donner des résultats.

D’après vous, les Canadiens anglophones appuient-ils la Loi sur les langues officielles?
— Il y a un grand malentendu quant aux objectifs de cette loi. Des deux côtés de la barrière linguistique, on pense — à tort — qu’elle vise à ce que tous les Canadiens deviennent bilingues. Et en partant de cette prémisse erronée, on conclut à l’échec, car tout le monde n’est pas bilingue! Or, j’ai découvert que le vrai but du bilinguisme officiel, ce n’est pas de rendre le pays bilingue, mais de garantir que les unilingues francophones recevront des services dans leur langue aussi équitablement que les 20 millions d’anglophones du pays — bref, qu’ils ne seront pas obligés d’apprendre l’anglais pour fonctionner dans la société! C’est le contraire aux États-Unis, où tout le monde doit obligatoirement apprendre l’anglais. Le Canada a acquis une réputation enviable pour avoir fait progresser les intérêts de ses minorités linguistiques et les avoir aidées à s’épanouir. Je reviens d’une tournée au pays de Galles, en Irlande et en Irlande du Nord, où il se pratique encore deux langues celtes: le gallois et le gaélique. Le Canada y est souvent cité comme modèle.

Tout de même, les francophones du Québec et hors du Québec sont beaucoup plus bilingues que les anglophones, qui ont du mal à offrir des services en français…
— C’est d’ailleurs un problème que le gouvernement reconnaît. Dans le Plan d’action de 2003 (adopté par le gouvernement de Jean Chrétien comme suite aux recommandations de ma prédécesseure), on parle de faire doubler le nombre de Canadiens bilingues d’ici 2013! C’est une cible ambitieuse, mais je pense qu’il y a plusieurs façons d’y arriver, à condition de comprendre où ça bloque.

Par exemple?
— D’abord, dans les commissions scolaires. Ottawa transfère des sommes importantes aux provinces pour l’enseignement du français ou de l’anglais comme langue seconde. Souvent, les commissions scolaires ne rendent aucun compte de l’utilisation de ces fonds. Aux parents qui veulent que leurs enfants apprennent le français, elles répondent qu’il n’y a pas assez d’argent… Mais elles l’ont, cet argent! Elles devraient donc être obligées de rendre compte de la façon dont elles utilisent ces budgets.

Un autre problème est le manque de mesures incitatives dans les écoles. Il y a 300 000 jeunes en immersion française au Canada [voir «Immergez-vous, qu’ils disent!», 1er nov. 2006], mais à 14 ans, ils décrochent en masse et intègrent le programme normal. Simplement parce qu’ils veulent avoir de meilleures notes pour accéder à l’université. Et les écoles les laissent faire!

Les universités sont également fautives, car elles envoient un mauvais signal. Il faut exiger qu’elles encouragent les jeunes issus des programmes d’immersion à continuer en français, qu’elles leur donnent une chance, au moins en facilitant leurs conditions d’admission! Le problème, c’est que les universités canadiennes considèrent le français comme une langue étrangère parmi d’autres. Mais c’est une langue canadienne! Les universités devraient préparer les jeunes Canadiens à participer pleinement à la vie nationale.

Ce n’est cependant pas seulement une affaire d’établissements d’enseignement. Dans votre livre, vous soulignez que très peu de journalistes à Ottawa sont bilingues! Qu’est-ce qui ne va pas?
— J’y vois d’abord un problème de milieu. Les meilleurs commentateurs et analystes politiques du pays sont à l’aise dans les deux langues, mais pas les journalistes de la Tribune de la presse. Cela s’explique par leur apprentissage du métier, qui se fait uniquement en anglais. Ils sont à l’hôtel de ville dans la vingtaine, à l’assemblée législative de leur province dans la trentaine, et ils arrivent à Ottawa dans la quarantaine… après 20 ans dans un milieu où personne ne parle le français. La très grande majorité des politiciens en dehors du Québec ont le même problème et découvrent, tout à coup, qu’ils doivent parler le français s’ils veulent aspirer aux plus hautes fonctions. Bien sûr, tout ce beau monde arrive avec des idées préconçues sur le Québec et les francophones. Et comme ils ne savent pas un mot de français, ils ne sont pas équipés pour mettre ces idées à l’épreuve des faits. C’est un problème grave. Le Québec francophone continue de jouer un rôle clé dans le choix des gouvernements majoritaires au Canada. Il faudrait que les journalistes comprennent que s’il y a un gouvernement majoritaire au Canada, c’est parce que les Québécois ont reçu favorablement le message d’un chef de parti! Ces carences montrent bien l’importance d’avoir des programmes et des institutions qui lancent un signal fort et cohérent.

Entre l’annonce de votre nomination à titre de commissaire, en septembre 2006, et votre entrée en poste, en octobre, le gouvernement Harper a aboli le Programme de contestation judiciaire, principal recours des minorités francophones pour défendre leurs droits linguistiques. Comment comptez-vous donc aider les minorités?
— On fait une enquête. J’espère que le gouvernement sera le plus ouvert possible envers les enquêteurs. Déjà, juste avant mon arrivée en poste, soit à peine deux semaines après l’abolition du programme, il y avait sur mon bureau une quarantaine de plaintes de francophones à ce sujet. Trois mois plus tard, nous avons reçu plus de 100 plaintes. Pourtant, six mois auparavant, la ministre Josée Verner [responsable de l’application de la Loi sur les langues officielles] avait supplié son gouvernement de s’engager en faveur du Plan d’action de 2003, qui vise à doubler le nombre de Canadiens bilingues et à renforcer la position des minorités linguistiques. J’arrive à peine en poste, et je trouve difficile de réconcilier la volonté de la ministre dont je relève et les gestes du gouvernement dont elle fait partie.

Selon vous, les anglophones ont tendance à ne voir dans la Loi sur les langues officielles que de «coûteuses réglementations», tandis que les francophones croient que la Loi n’a pas assez de mordant. Ces points de vue sont-ils conciliables?
— Les Québécois sont enclins à dire que les francophones de Sudbury ou de Saint-Boniface n’ont pas les mêmes services que les anglophones de Montréal. Mais cette comparaison n’est pas appropriée, car la situation des anglophones de Montréal est unique au Canada — pour des raisons historiques compliquées. La question est de savoir si les francophones hors Québec bénéficient des mêmes services que les anglophones de Québec, de Sherbrooke ou de Trois-Rivières. Et il faut distinguer quels sont les services les plus importants pour une collectivité minoritaire. Quand je vivais à Québec, ma vie d’anglophone était assez peu touchée par le fait que je devais parfois acheter des timbres en français. Bref, mon expérience m’a montré que ce qui compte le plus pour les francophones vivant dans un milieu anglophone, c’est d’avoir accès à des services en français: écoles, radio, télé et organismes communautaires. C’est à cela qu’on doit travailler.

Par ailleurs, l’opposition au bilinguisme officiel est de plus en plus marginale. Les sondages l’ont indiqué: parmi les Canadiens de 25 à 35 ans, plus de 80% appuient la politique du bilinguisme.

De nombreux Canadiens anglophones considèrent tout de même que la Loi sur les langues officielles est incompatible avec le multiculturalisme. Sans compter ceux qui voudraient que leurs enfants apprennent le mandarin plutôt que le français. Que leur répondez-vous?
— Les gens qui disent cela n’ont pas du tout l’intention que leurs enfants apprennent le mandarin! C’est une façon détournée de dire: «Mes enfants n’ont pas besoin d’apprendre le français.» J’approuve l’idée d’enseigner le mandarin. Il y a toutes sortes de raisons de le faire! Mais on n’apprend pas cette langue pour participer à la vie nationale du Canada. Et puis, le fait d’apprendre une deuxième langue sert de pont vers d’autres langues; ce n’est pas une barrière. Je connais des jeunes qui ont appris le hindi pour participer à des programmes humanitaires en Inde. Ils y sont parvenus aisément parce qu’ils étaient déjà bilingues — ils avaient été en immersion française. Ils ne se sont pas regardé le nombril canadien, ils sont allés vers le monde!

Vous décrivez les anglophones d’Ottawa quasiment comme des francophobes finis! Est-ce que ces attitudes changent?
— Je me permets d’être aussi dur envers eux parce qu’Ottawa est ma ville natale! Je me souviens des bagarres de rue entre anglophones et francophones quand j’étais enfant. Pendant les années 1960, les anglophones étaient nombreux à dénigrer le français parlé au Canada, moins bon que le «vrai» français, parlé en France. Cela fait tout de même des années que je n’ai pas entendu la phrase: «I speak Parisian French.» Le sentiment antifrançais est moins présent. En général, cette suffisance ou cette arrogance à l’endroit des Québécois est remplacée par une certaine modestie. Maintenant, au lieu d’affirmer qu’ils parlent le Parisian French, les anglophones admettent qu’ils ne parlent pas le français. Et ceux qui disent «je ne comprends pas un tel à cause de son accent» sont des gens qui ne parlent pas le français!

Les Canadiens vont-ils continuer à appuyer le bilinguisme officiel même si les Québécois représenteront à l’avenir une moins grande proportion de la population canadienne?
— Seuls les Québécois et les francophobes font ce rapprochement! Je pense que les anglophones vont s’intéresser à l’idée d’apprendre le français s’il y a au Canada une société française qui a des choses intéressantes à dire, s’il y a des films ou des émissions de télé à voir, des romans à lire. Une langue sert à communiquer, pas à compter. On ne fait pas le choix d’apprendre une langue en fonction d’un pourcentage de population. On l’apprend parce qu’on veut entendre ce que les gens ont à dire. Aussi longtemps que le Québec et le Canada francophone feront des choses intéressantes, il y aura un intérêt pour le français. Au cours de mes recherches, j’ai été surpris du dynamisme et de l’entrepreneuriat que l’on trouve dans les collectivités francophones hors Québec. Il s’y passe des choses extraordinaires.