La culture de la victimisation est plus forte au Canada qu’ailleurs en Occident, et les institutions politiques du pays la nourrissent. C’est l’étonnante thèse proposée par Donald Savoie, professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en administration publique et en gouvernance à l’Université de Moncton. Dans son dernier livre, Le Canada : Au-delà des rancunes, des doléances et de la discorde (McGill-Queen’s University Press, 2023), il montre que le déséquilibre des rapports de force amène divers groupes — à commencer par les provinces — à se poser en victimes du système pour être mieux servis par le régime fédéral. Le Québec, l’Alberta, les Maritimes et même l’Ontario (pourtant privilégié par les structures actuelles) disent tous subir des préjudices. C’est un boulet pour le pays, et pourtant… ça marche.
Car le Canada excelle dans l’art du compromis et soutient sa population pour qu’elle échappe au sort de « victime », affirme l’Acadien Donald Savoie, qui a choisi ce terme provocateur à dessein. Lui-même issu du groupe ayant survécu à la déportation massive de 1755, il mesure le chemin parcouru par les siens. Cet universitaire estime néanmoins que l’heure est venue de transformer les institutions afin qu’elles servent mieux les Canadiens.
Vous écrivez que les institutions politiques, judiciaires et administratives créées lors de la Confédération, en 1867, ont contribué et contribuent toujours à la culture de la victimisation. Pourquoi ?
Le Canada est la seule fédération dans le monde dont la Chambre haute (le Sénat) n’est pas chargée de défendre les intérêts des régions ayant un poids démographique inférieur. Ottawa a donc eu le champ libre pour élaborer ses politiques économiques nationales sans égard aux considérations régionales. Le gouvernement fédéral a cherché à bâtir une économie pour faire contrepoids au puissant attrait économique des États-Unis. Pour y parvenir, il a protégé l’économie du centre du Canada en faisant la promotion d’une structure est-ouest des échanges commerciaux. Cette stratégie a créé des victimes en obligeant les régions périphériques, par exemple les provinces maritimes et l’Ouest, à vendre des produits, disons du blé ou du pétrole, à des prix fixés par les marchés internationaux, tout en refusant de leur accorder un avantage semblable pour l’achat de produits manufacturiers, comme des équipements agricoles. Cette structure tend à disparaître, mais nous vivons toujours avec le passé.
Pourquoi nos institutions ne sont-elles pas mieux adaptées à la réalité du pays ?
Il faut faire un peu d’histoire pour le comprendre. Le Canada est né en 1867 d’un compromis entre le Haut et le Bas-Canada. Les provinces de l’Ouest n’existaient pas à cette époque, et deux des quatre provinces de l’Atlantique ont examiné l’entente proposée et se sont retirées du projet. Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse ont toutefois été forcés de rentrer dans le rang par le ministère des Colonies britannique et les dirigeants politiques des deux Canadas. Les autorités du moment ont décidé d’importer en bloc les institutions politiques britanniques, qui étaient conçues pour un État unitaire. C’est là que le bât blesse : les institutions sont très mal adaptées au fonctionnement d’un système fédéral. Cela a amené des régions, des provinces et des populations à se considérer comme des victimes, parce que chaque entité a l’impression que ses intérêts ne sont pas bien défendus au sein de la famille canadienne.
Malgré tout, le Canada a développé une culture d’adaptation et de compromis.
La Constitution rigide du pays et ses institutions politiques ont obligé nos dirigeants à s’adapter. Ils ont souvent improvisé lorsqu’ils ont dû affronter des divisions profondes, parce qu’il n’y avait pas, et il n’y a toujours pas, d’autre façon de faire fonctionner le Canada. Nos institutions politiques sont devenues très habiles à forger des compromis et à faire marcher le pays. Selon un récent classement [NDLR : le Best Countries Report 2021, produit entre autres par le U.S. News & World Report, un magazine d’actualité de Washington, et l’Université de Pennsylvanie], le Canada arrive au premier rang (sur 78) des meilleurs pays du monde. Aucun autre État n’offre les avantages suivants aussi bien que le Canada : la stabilité politique et économique, la civilité du discours public (du moins comparativement à d’autres pays), une qualité de vie qui fait l’envie du reste de la planète, la volonté et la capacité de venir en aide aux gens et aux régions qui ont été lésés par des politiques de gouvernements passés, et la capacité d’accueillir de nouveaux arrivants.
Le Québec estime toujours être victime du système fédéral. Vous ne croyez pas que ce soit le cas. Pourquoi ?
Toutes les régions se voient en victimes des politiques fédérales. Le Québec n’est pas une exception. Il a sans doute été victime par le passé, mais ce n’est plus le cas. Voici un exemple : le pouvoir fédéral est de plus en plus concentré au bureau du premier ministre. Et la majorité (cinq sur neuf) des premiers ministres depuis 1968 ont été des Québécois. Le Québec obtient régulièrement des contrats fédéraux (comme la maintenance des CF-18 ou la construction de frégates) très importants. Les paiements de péréquation sont particulièrement généreux envers le Québec, ce qui suscite des plaintes des provinces de l’Ouest. Dans le cas du français, c’est vrai que le combat n’est pas terminé, surtout dans la fonction publique. Là, le pouvoir politique fédéral doit avoir le courage de redresser la barre et de promouvoir le français dans tous les milieux.
Selon vous, les vraies victimes dans ce pays sont les Autochtones. Comment s’assurer qu’ils ne le demeureront pas ?
Le Canada a su tendre la main aux victimes et les aider à se débarrasser de cette étiquette. C’est vrai, en grande partie, dans le cas des régions, des provinces et de certaines populations, comme les Acadiens, mais pas dans celui des peuples autochtones. Les Autochtones sont les victimes des échecs des gouvernements passés et actuels, et du racisme tout court. Ce n’est qu’en 1993 qu’ils ont obtenu le droit de pratiquer la pêche. J’ai toujours cru qu’il était absurde que des Autochtones qui vivent à quelques kilomètres des côtes n’aient pas la possibilité de pêcher ou de participer à la pêche commerciale comme les autres pêcheurs canadiens. La pêche est loin d’être le seul cas où des communautés autochtones se sont heurtées à des obstacles qui ont nui à leur développement. Que faut-il faire ? Nous devons réparer plus de 300 ans de racisme profondément enraciné. Accorder l’autonomie gouvernementale aux premiers peuples constitue une importante composante de la solution ; un leadership autochtone engagé et de solides pratiques de gouvernance chez ces peuples font aussi partie de l’équation.
Des groupes comme les Acadiens sont sortis de leur condition de victimes, écrivez-vous. En quoi ne le sont-ils plus ?
Les Acadiens (j’en suis un) et les Acadiennes ne sont plus des victimes parce que Louis J. Robichaud (premier ministre du Nouveau-Brunswick de 1960 à 1970) nous a fourni tous les outils nécessaires pour que nous puissions participer pleinement à la société. Il nous a donné un système d’éducation solide, une université, une loi sur les langues officielles et des occasions non seulement de servir au sein du gouvernement, mais aussi de créer de nouvelles entreprises. Aujourd’hui, certains des entrepreneurs les plus dynamiques et les plus prospères des provinces maritimes sont des Acadiens, et Robichaud nous a montré la voie.
Cette culture victimaire n’est pas sans poser des problèmes. Elle nuit à la capacité des individus, des populations et des régions à prendre leur avenir en main.
Est-ce que la culture de la victimisation est en train de disparaître ?
Oui et non. Si on exclut les Autochtones, cette culture disparaît dans le cas de certaines régions et populations. Comme Acadien, par exemple, je ne me vois pas comme une victime, et les Acadiens non plus. Pour les provinces, c’est en train de s’atténuer. Leur place est bien assurée au sein de la fédération et elles obtiennent en général tout ce qu’elles demandent. Par contre, pour ce qui est des individus, ce n’est pas toujours le cas. Certains jeunes, en particulier, se voient comme des victimes. Ils ont la nette impression qu’ils héritent d’un pays endetté, d’une société bloquée, d’un monde en danger. Vont-ils être en mesure de s’organiser comme les Autochtones, les Acadiens ou les femmes pour peser sur les décisions ? Cela reste à voir.
Est-ce que cette culture victimaire chez certaines personnes peut nuire au pays ?
D’une façon, oui. Elle n’est pas sans poser des problèmes pour nos collectivités et le Canada. Elle nuit à la capacité des individus, des populations et des régions à prendre leur avenir en main, ce qui accroît la pression exercée sur les gouvernements pour qu’ils interviennent. Elle peut faire croire à certains citoyens qu’ils ont plus de droits qu’ils n’en ont vraiment et les rendre plus réticents à assumer leurs responsabilités. Cela soulève la question de la cohésion sociale.
Cet article a été publié dans le numéro d’octobre 2023 de L’actualité, sous le titre « Le Canada, un pays de victimes ? ».
Je comprends qu’établir les seuils d’accueil et d’intégration des immigrants n’est pas chose facile. Or, en 2023 je crois que plusieurs indices très utiles devraient être considérés avant tout le reste. 1) Difficultés à obtenir des soins médicaux rapides; surcharge des hôpitaux et cliniques, difficultés à voir un médecin. 2) Pénurie des logements 3) Lenteur pour obtenir des services de garde pour les familles et surpeuplement des écoles. Les gens qui sont déjà ici n’ont pas les services pour lesquels ils paient des impôts. l’éponge est saturée. Au lieu d’une augmentation des seuils c’est un moratoire qu’il faudrait! Assez, c’est assez!
Ce qui est dur a comprendre pourquoi une si grosse pénurie de main d’œuvre. Si vous regarder le graphique démographique de 2015 et de 2022 il y as seulement une différence de 2.2% de moins entre 15-65 ans. Mais il manque plus que 2% de travailleurs. Monsieur Trudeau a doublé les cheque d’enfants et TPS et la réalité en ville et en campagne est très différent. Avant la Pandémie on pouvais avoir des maison de 80 000 en campagne alors avec une hypothèque de 500-800 par mois et un cheque d’enfants de 2300.00 par moi plusieurs madame arrive bien sans travaillé. Pas la mêmes chose en ville ou le cout de la vie est beaucoup plus haut.
Victimes ? Mot étrange dans les circonstances car si on fait face au colonialisme d’Ottawa on est loin d’être des victimes mais plutôt des fonceurs, des résistants. Les peuples autochtones sont en pleine résurgence et à ma connaissance ils ont résisté pendant des siècles au colonialisme génocidaire qui a voulu les faire disparaître mais ils se relèvent et veulent faire respecter leurs droits. Dans cette optique, l’autonomie gouvernementale est une chimère qui est loin de répondre aux droits des peuples autochtones à l’autodétermination. En tant que peuples originaires ils ont le droit de se gouverner eux-mêmes, de vivre dans leur langue et leurs cultures respectives. L’autonomie gouvernementale est une farce colonialiste qui cherche à imposer aux nations autochtones un modèle de gouvernance qui réplique celui du colonisateur et est délégué par le pouvoir fédéral; c’est loin d’être suffisant et constitue encore une tentative d’assimilation à laquelle je souhaite que les peuples autochtones résisteront. Ils ne sont pas des victimes, ils sont des résistants qui, je le souhaite, vont se reprendre en main ainsi que leurs territoires ancestraux pour s’épanouir en tant que peuples.
Le Canada actuel, vu d’un bureau de l’Université de Moncton ou bien d’un bureau de l’Université nationale de Patagonie Saint Jean Bosco, c’est du pareil au même.
On n’a qu’une vie à vivre. C’est un privilège d’être né dans un pays démocratique comme le Canada. Ce n’est pas parfait. Le genre humain étant ce qu’il est on devrait plutôt mettre toutes nos énergies par les temps qui courent alors que la démocratie est mise à mal à mettre nos efforts à consolider et nos acquis et non à les fragiliser.. Ce sont nos dirigeants qui instrumentalisent la religion et le nationalisme pour asseoir leur autorité. Entretenir chez les citoyens un sentiment de victime tellement injustifié dans un pays de droits et libertés comme le Canada relève de malhonnêteté intellectuelle. Le monde en pleine mutation engendre la peur du changement.. et le fond de commerce de nombre de politiciens et d’analystes repose sur cette peur, L’Occident est en train de basculer dangereusement vers l’autoritarisme.. Ou bien c’est de l’inconscience ou bien c’est délibéré de la part de ces dites élites, mais les citoyens risquent de se rendre compte plus tôt que tard que le Canada n’était pas à l’abri des dérives nationalistes et religieuses en cours.. L’Histoire est en train de se répéter dans l’indifférence générale.
Intéressant, à méditer.
Mais l’argument que le Québec n’est pas plus victime que les autres parce que « la majorité (cinq sur neuf) des premiers ministres depuis 1968 ont été des Québécois. » est ridicule. Contre exemple : Pierre E. Trudeau a tout fait pour écraser le Québec et pourtant il était Québécois. Et puis je n’ai jamais vu de province autant pointée du doigt en tout que le Québec par rapport au ROC, et certains gouvernements canadiens en ont profité allègrement. Donc, oui on n’est peut-être par les seuls à être victimes, mais disons que, comme pour le reste, le Québec a toujours un statut particulier. Mais il ne faut pas en parler…
Pour ce qui est des autochtones, c’est un autre tabou qui semble heureusement en train de tomber. Je souhaite le retour du balancier en leur faveur.