Yan Plante est vice-président à l’agence de relations publiques TACT. Il est un ex-stratège conservateur ayant conseillé l’ancien premier ministre Stephen Harper lors de trois élections. Comptant près de 15 ans d’expérience en politique, il a également été chef de cabinet de l’ex-ministre Denis Lebel.
Pierre Poilievre ne fait pas dans l’économie des formules-chocs. À coups de déclarations fracassantes, qu’il multiplie sur tous les sujets, le chef conservateur donne ainsi l’impression de ne s’adresser qu’à sa base électorale… ce qui n’est pas faux. Et ce qui n’est pas nécessairement malhabile.
Tous les chefs font surtout cela : parler à leur base — et à un petit pourcentage d’électeurs au-delà de celle-ci. Certains visent plus large que d’autres en fonction de leur stratégie, mais l’idée reste essentiellement la même.
Il y a généralement deux écoles de pensée sur la manière de bâtir les fondations qui conduiront éventuellement à une victoire électorale.
Il y a d’abord le concept de la « grande tente ». L’idée est de ratisser le plus large possible pour tenter de plaire au plus grand nombre et rassembler ces personnes sous un même toit. Quitte à dire aux gens ce qu’ils veulent entendre, même si cela nécessite quelques contradictions de temps à autre. C’est en accueillant le plus de gens possible qu’il y aura plus de votes dans l’urne. Les détracteurs de cette approche considèrent que le risque est grand de dissoudre le produit au point de donner l’impression de manquer de principes, que l’engagement des électeurs soit faible et qu’au jour du scrutin, il manque de votes pour remporter la victoire à cause d’une participation insuffisante.
Il y a ensuite l’approche « idéologique ». L’objectif est de se concentrer sur la formation d’un mouvement avec des personnes qui ont des opinions similaires sur des enjeux fondamentaux pour le parti. Et tant pis pour celles et ceux à l’extérieur du groupe qui seront estomaqués par certaines des propositions. Cette stratégie parie sur le fait qu’il vaut mieux être moins nombreux et motivés par des principes que plus nombreux à boire du vin qui goûte l’eau. Les détracteurs de cette option jugent qu’elle tendra à rassembler des personnes aux idées radicales qui pourraient effrayer trop d’électeurs pour permettre de remporter des élections. Cette approche implique aussi d’accepter d’avoir un plafond d’appuis plus bas que celui de la grande tente. Cela rend la marge de manœuvre plus restreinte.
Dans un cas comme dans l’autre, la formule ne garantit pas les résultats.
À l’image des entreprises qui cherchent à nous vendre des produits, les partis politiques ont des publics cibles. Ces « clients » sont des électeurs : certains plus fidèles seront leurs plus grands promoteurs, alors que des passants seront attirés ponctuellement par la devanture du magasin et y entreront par curiosité. Ces derniers peuvent changer de commerce (de parti) d’une élection à la suivante.
Depuis les années 1990, le taux de participation aux élections fédérales est d’à peine 64 % en moyenne. Il devient inefficace pour les partis de s’adresser à tout le monde, alors que presque 4 personnes sur 10 n’iront pas voter. Vous me direz que si les politiciennes et les politiciens nous inspiraient davantage, nous serions plus motivés à exercer notre droit de vote, mais c’est un autre débat.
Stratégiquement, il importe donc de miser principalement sur les supporteurs les plus engagés. Ce sont les meilleurs ambassadeurs pour convaincre leur entourage, et pour donner du temps et de l’argent à leur parti favori. C’est le même principe que le Net Promoter Score qu’utilisent de nombreuses entreprises pour comprendre qui sont leurs meilleurs prospects et leurs pires détracteurs pour le bouche-à-oreille (il s’agit d’un outil qui demande aux répondants de donner la probabilité qu’ils recommandent une entreprise à leurs amis).
Et c’est la même chose avec les sondages d’opinion publique, qui vont permettre de comprendre qui est motivé par une proposition, qui est opposé, indifférent ou indécis.
Avec l’aide d’une série d’outils pour faire de la collecte de données sur les électrices et les électeurs, les partis politiques peuvent avoir une idée plutôt précise du type de personnes qui se situent dans ces différentes catégories.
Revenons donc à Pierre Poilievre et à sa stratégie. En plus de miser sur le désir de changement (en personnifiant le mécontentement d’une partie de la population), il se concentre sur l’électorat conservateur traditionnel et il porte une attention particulière à quelques-uns des électeurs du groupe des 36 % qui ne votent généralement pas — ceux qui estiment que le système les défavorise.
Il y a deux éléments supplémentaires qui aident à comprendre la méthode du chef conservateur. Son prédécesseur Erin O’Toole s’est fait grandement reprocher d’avoir tourné le dos aux membres de son parti une fois devenu chef. Pierre Poilievre ne commettra pas cette erreur.
L’autre l’élément est encore plus important : le traumatisme encore bien présent du départ de Maxime Bernier, qui est allé fonder à sa droite le Parti populaire du Canada. Ce parti a grugé suffisamment de votes aux conservateurs pour leur faire mal dans certaines circonscriptions. Il y a ainsi une forme d’obsession au sein du caucus conservateur pour ramener au bercail les partisans de Maxime Bernier, qui s’intéressent particulièrement aux libertés individuelles et qui répondent favorablement au discours visant à satisfaire les demandes du peuple avant celles des élites.
Puisque Pierre Poilievre semble avoir fait le choix de l’approche basée sur l’idéologie rassemblant peut-être moins de gens, mais qui sont en revanche très motivés, il doit continuer à alimenter son électorat pour le garder intéressé.
C’est comme cela qu’il a notamment ramassé cinq millions de dollars de plus que les libéraux en financement politique au cours du dernier trimestre. Et comme les électeurs qui ont appuyé Maxime Bernier lors des deux derniers scrutins font partie du plan de Pierre Poilievre, un adoucissement de son discours vers une approche plus centriste et à saveur de grande tente repousserait ce public. C’est son choix stratégique, et l’avenir nous dira si c’était le bon ou non.
Je trouve que Poilievre fait un excellent travail au parlement et aussi dans les réseaux sociaux. Son discours se démarque du vide de Justin Trudeau et ces formules de politicien usé par le pouvoir. Poilievre martèle des phrases et des slogans simples qui vont rester dans la mémoire des électeurs. Son « common sens » et son « bring it home » résonnent plus dans la vie des gens en dehors des cercles élitistes. Trudeau aura beaucoup de travail à faire pour le battre, quand la volonté du changement, l’usure du pouvoir et les scandales libéraux se mélangeront avec le charisme du leader conservateur qui est, en plus, parfaitement bilingue.
Quant à son attrait idéologique, je crois qu’il peut attitrer aussi des libéraux et néodémocrates déchantés : des libéraux plus centristes, fiscalement responsables, et des partisans du NDP déçus de la complicité de son leader avec Trudeau.
M. Poilievre pourrait ratisser large en effet – mais pas forcément pour les raisons évoquées par notre spécialiste des fameuses « relations publiques ». C’est qu’en s’acoquinant aux hallucinés conspirationnels voire apocalyptiques du soi-disant « convoi de la liberté » (dont certains sont allés jusqu’à se servir de leurs enfants comme boucliers humains contre une menace absolument chimérique), le Parti « Conservateur » gagne ses guillemets en devenant un parti soit d’ordre ou de désordre selon les besoins tactiques. Son idéologie joue désormais sur les deux tableaux: Law & order un jour, anarchisme de droite le lendemain, parlementaire le matin et antiparlementaire l’après-midi, rationnel à midi et irrationnel à minuit, selon les circonstances, le lieu, le cadre dans lequel il sera contraint de vivre et d’agir. Les uns ne voudront voir qu’une chose, les autres ne voudront voir que l’autre. L’amalgame de contraires en politique peut marcher, ça s’est déjà vu – quoiqu’il faille, pour que ça passe, un climat de confusion exceptionnel.