Le fiasco F-35

Des coûts incontrôlables, des performances incertaines, un processus d’achat bâclé, un gouvernement prêt à tout pour obtenir son avion… La plus importante acquisition militaire de l’histoire canadienne est à haut risque. Et des milliards de dollars sont en jeu.

Le fiasco F-35
Photo : T. Reynolds / Lockheed Martin

Nuit après nuit, les pilotes canadiens de CF-18 décollaient de la base italienne de Trapani en direction de leurs cibles en Libye, 570 km plus loin. Au milieu d’un ciel d’encre, dans le cockpit éclairé par les instruments, réfléchis sur sa visière, chaque pilote était conscient qu’un seul missile lancé par l’armée de Kadhafi pouvait le tuer. « Tu es assis dans la carcasse et tout ce que tu veux, c’est revenir vivant », raconte le major-général Yvan Blondin, numéro deux de la Force aérienne canadienne, qui a vécu des expé­riences semblables au Kosovo au tournant des années 2000.

C’est pour minimiser les risques que le major-général Blondin souhaite que le Canada achète l’avion de combat Joint Strike Fighter F-35. Polyvalent, avancé technologiquement et difficile à détecter par les radars ennemis, le F-35 « donne aux gars une chance de plus de revenir », dit ce pilote de CF-18 au regard bleu perçant. En Libye, la défense antiaérienne n’était pas très puissante. « Mais qui sait où le Canada devra intervenir dans les prochaines années ? » ajoute-t-il.

Les premières frappes aériennes en Libye ont été effectuées par des bombardiers furtifs américains B-2 et des missiles Tomahawk tirés depuis des navires en Méditerranée. « Avec le F-35, nous aurions pu être actifs dès le premier jour et attaquer leurs radars, dit Yvan Blondin. C’est la différence entre jouer un rôle de premier plan et un rôle secondaire. » La différence entre une Volkswagen usagée à boîte manuelle et une Cadillac neuve tout équipée, illustre-t-il.

Les militaires de l’Aviation royale canadienne sont convaincus que la multinationale américaine Lockheed Martin tiendra ses promesses et que son F-35, présentement à l’essai, sera à la hauteur lorsqu’il sortira de la chaîne de production de Forth Worth, au Texas.

Mais il en va autrement dans les corridors gris du quartier général de la Défense, promenade Colonel By, à Ottawa, où l’inquiétude grandit. Le programme F-35 a quatre ans de retard aux États-Unis et son budget a bondi de 64 %, passant à 382 milliards de dollars. Sans parler des performances incertaines de l’avion. Les mots « erreur », « débâcle » et « inconscience » sont parfois accolés au F-35. Les dizaines de civils qui gèrent le budget, et plusieurs hauts gradés de l’Armée de terre et de la Marine, se demandent si le plus gros achat militaire de l’histoire canadienne – entre 15 et 29 milliards de dollars – ne forcera pas le gouvernement à réduire des dépenses vitales dans d’autres secteurs.

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« On est en période de restriction budgétaire et on achète un avion qui n’est pas encore en service et dont on ne connaît pas la facture. Le risque est énorme », affirme un haut gradé militaire qui a requis l’anonymat.

Alan Williams, lui, n’hésite pas à parler d’un « fiasco » de gestion publique. Selon cet ancien sous-ministre responsable des acquisitions militaires, qui a supervisé le dossier des F-35 à Ottawa jusqu’à sa retraite, en 2005, le gou­vernement conservateur navigue à l’aveuglette. Achèteriez-vous une voiture sans connaître son prix final, ses performances, les coûts d’utilisation et d’entretien ? Et sans vraiment considérer les autres marques ? « C’est exactement ce que le gouvernement canadien a fait avec l’avion de chasse F-35. C’est aberrant ! » dit-il.

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Le Canada a-t-il dégainé trop vite lorsqu’il a annoncé, en juillet 2010, son intention d’ache­ter 65 avions F-35 sans appel d’offres ? La Grande-Bretagne, la Turquie, les Pays-Bas et le Danemark, qui envisageaient aussi d’en acquérir, retardent maintenant leur décision. Même Washington, coincé par son déficit budgétaire, réfléchit à la possibilité de réduire sa commande. Le Canada devrait-il également reconsidérer la sienne ? Reprendre le processus de zéro et faire jouer, cette fois, la concurrence ?

Une enquête de plusieurs mois de L’actualité démontre que le gouvernement Harper et les militaires de la Force aérienne ont tout fait pour obtenir cet avion de chasse, allant jusqu’à bâcler leurs analyses, contourner le processus normal de décision et exagérer les retombées industrielles au Canada.

Le programme JSF a pris son envol en 1997. Les États-Unis cherchaient alors un nouvel appareil pour remplacer leurs F-16 et F-18 vieillissants. Pour partager la facture, Washington invite huit alliés à participer financièrement à la conception de l’appareil. En échange, des entreprises de ces pays pour­ront obtenir des contrats à l’étape de la construction. Le Canada est le premier à monter à bord, dès 1997. Il s’engage à verser 741 millions de dollars aux États-Unis et à Lockheed Martin sur 40 ans – 203,7 millions à ce jour. L’Australie, les Pays-Bas, l’Italie, la Turquie, le Danemark, la Grande-Bretagne et la Norvège suivent.

Cette participation économique n’engage en rien à acheter l’appareil. « C’était uniquement une entente industrielle. Remplacer nos CF-18 n’était pas encore sur l’écran radar », con­firme Michael Slack, directeur du programme F-35 au ministère de la Défense, à Ottawa.

En 2001, Lockheed Martin, le plus gros marchand d’armes de la planète, rafle (devant son rival Boeing) le mandat de cons­truire 2 443 avions de chasse pour l’armée américaine. Le gouvernement Harper s’appuie sur l’appel d’offres aux États-Unis pour justifier sa décision de ne pas avoir fait son propre appel à la concurrence, affir­mant que c’est suffisant.

« C’est ridicule ! Les Américains ont choisi un avion en fonction de leurs cri­tères, de leur budget et de leurs missions, qui ne sont pas ceux du Canada. Leur appel d’offres ne peut pas remplacer un tel processus chez nous ! » dit Alan Williams (photo : H. Yim / AP/ PC), visiblement en colère lorsque L’actualité lui présente l’argument des conservateurs.

Seule la Grande-Bretagne a pu forcer les États-Unis à tenir compte de ses besoins dans la conception de l’appareil – un privilège payé deux milliards de dollars. Le Canada était un simple observateur, confirme Alan Williams.

Une série de notes internes du ministère de la Défense – obtenues en vertu de la Loi sur l’accès à l’information -, rédigées entre 2001 et 2006, précisent d’ailleurs noir sur blanc que le Canada avait l’intention de lancer un appel d’offres pour remplacer ses 79 chasseurs CF-18 avant 2020. Mais à partir de 2006, année où les conservateurs arrivent au pouvoir, la correspondance devient soudainement muette sur le sujet…

À l’été 2006, plusieurs notes internes destinées au chef d’état-major de la Force aérienne et au ministre de la Défense de l’époque, Gordon O’Connor, montrent clairement que le F-35 est l’appa­reil favori des militaires canadiens pour remplacer les CF-18. En septembre, le Bureau des acquisitions militaires, dirigé par le sous-ministre Dan Ross (qui vient de remplacer Alan Wil­liams), recommande au ministre O’Connor d’aller de l’avant. Il se base sur une étude de la Force aérienne terminée quelques mois plus tôt – et qualifiée de « superficielle » par nos sources. « La famille JSF est la meilleure option pour remplir les besoins du Canada et restera en service le plus longtemps, tout en ayant le coût par avion le plus faible », peut-on lire dans une note interne signée le 19 septembre 2006.

Or, à ce moment, l’analyse phare qui guide le gouvernement lors de tout achat militaire, l’Énoncé des besoins opérationnels, n’a pas encore été produite. Ce cahier des charges, qui détermine ce que le Canada doit accomplir avec l’appareil, ne sera achevé qu’en juin 2010, un mois avant que le gouvernement conservateur annonce son intention d’acheter les F-35.

« Recommander un achat avant même d’avoir écrit l’Énoncé des besoins opérationnels est contraire aux critères de bonne gestion. Visiblement, le choix était fait depuis longtemps et l’Énoncé a été écrit pour valider ce choix », dit Philippe Lagassé (photo : Collection privée), spécialiste des achats militaires et chercheur à l’Université d’Ottawa.

L’américaine Boeing, qui produit le F-18 Super Hornet (version moderne des CF-18 canadiens), la britannique Euro­fighter, qui produit le Typhoon, et la française Dassault, qui produit le Rafale, confirment ne pas avoir été contactées avant la recommandation faite au ministre, en 2006. Kory G. Matthews, vice-président de Boeing, précise que des réunions ont eu lieu en 2008 et 2009. Des discussions qu’il qua­lifie de « préliminaires », puisque le Canada n’a pas demandé les renseignements classés « secrets » à propos de l’appareil, notamment sur les radars et la furtivité. « Impossible donc de savoir ce qu’on a vraiment à offrir. Je suggère respectueusement au Canada de demander toute l’infor­mation s’il veut prendre une décision éclairée », dit-il.

Pourquoi le Canada ne l’a-t-il pas fait ? « On n’en a pas senti le besoin. Nous avions toute l’infor­mation nécessaire, et il y avait trop d’écart technologique entre les avions », affirme le colonel Dave Burt, responsable des achats militaires au sein de la Force aérienne.

Le processus de décision du Canada manque de sérieux, estime Yves Bélanger, directeur du Groupe de recherche sur l’industrie militaire et la sécurité, à l’UQAM. « C’est une analyse cosmétique. » Le gouverne­ment a manqué à ses obligations en ne questionnant pas suffi­samment les militaires afin de s’assurer que le F-35 offrait le meilleur rapport qualité-prix pour le pays, ajoute-t-il. « Le gouvernement avait certainement un préjugé favorable, parce que le Canada fait partie du programme depuis 1997. Mais ce n’est pas une raison pour laisser les militaires choisir leur équipement favori ! »

Le major-général Yvan Blondin ne s’en cache pas : les pilotes, qui jouissent d’un statut particulier au sein de l’armée – en mission, ils dorment à l’hôtel et non sous la tente -, ont pesé lourd dans la balance. Si certains parlent de l’« arrogance des pilotes », Yvan Blondin préfère parler de la « fierté » d’une « meute de loups » où la compétition est très forte. « Les spécialistes, ceux qui s’assoient dans le cockpit, ce sont les pilotes. On parle avec les pilotes des autres pays. On sait que le F-35 sera bon. Les politiciens nous ont écoutés, et on l’apprécie », dit-il.

L’Aviation royale canadienne voulait cet avion, confirme le ministre associé de la Défense, Julian Fantino (photo : D. Baic / The Globe & Mail /PC). « C’est naturel pour eux d’avoir le meilleur avion. Nous les avons appuyés », dit-il.

En décembre 2010, WikiLeaks a dévoilé des notes diplomatiques démontrant que Washington a pesé de tout son poids politique lorsque la Norvège, partenaire du F-35 comme le Canada, a commencé à hésiter entre le JSF américain et le chasseur suédois Grippen, en 2008. « Nous devons éviter toute apparence de pressions indues sur le gouvernement norvégien […], mais nous ne pouvons pas faire comme si sa décision n’allait avoir aucune répercussion sur nos relations bilaté­rales », peut-on lire dans une note envoyée à Washington depuis l’ambassade américaine d’Oslo. Une fois la décision rendue en faveur du F-35, les diplomates se félicitent. « Nos intenses pressions en privé ont porté leurs fruits », écrivent-ils.

Le gouvernement Harper a-t-il subi le même sort ? « Non, jamais. On a pris la décision dans l’intérêt supérieur du pays », affirme le ministre Fantino. Les 10 lobbyistes de Lockheed Martin à Ottawa n’ont eu aucune influence, ajoute-t-il.

De grandes incertitudes planent toutefois autour du F-35, aussi apprécié soit-il des mili­taires et du gouvernement. La plus importante étant le coût par appareil. Les ministres fédéraux répètent que la facture sera de 75 millions de dollars (4,875 milliards pour 65 avions). Or, il s’agit d’une simple estimation, convient le colonel Dave Burt. « Nous n’avons aucune garantie », dit-il. Le prix réel sera connu à la fin de 2013, lorsque le Canada et les autres pays partenaires passeront officiellement leur commande.

Les dérapages du programme laissent cependant entrevoir le pire, selon Winslow Wheeler, expert américain du Center for Defense Information, un centre d’analyse indépendant sur les questions militaires situé à Washington. « Même notre armée de l’air ignore pour le moment quel sera le prix final. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le Canada se fie aux chiffres présentés », a-t-il écrit en mars dernier aux députés du Comité permanent de la défense nationale, à Ottawa, qui ont sollicité son avis. « Les coûts réels, lorsque votre gouvernement négociera un contrat en bonne et due forme, risquent fort d’être une surprise très désagréable. […] Une chose est sûre, le prix unitaire que le Canada devra payer en échange d’un chasseur F-35A complet et opérationnel sera bien au-dessus de 70 millions de dollars. »

Le prix d’un F-35A à décollage classique – le modèle que prévoit acheter le Canada – sera de 115 millions de dollars américains, estimait le 15 mars dernier le Govern­ment Accountability Office (GAO), l’instance indépen­dante du gouvernement des États-Unis qui évalue les budgets. Puisqu’une loi américaine interdit aux entreprises d’exporter de l’équipement militaire à un prix inférieur à celui payé par Washing­ton, le Canada doit s’attendre à débour­ser au minimum 2,6 milliards de dollars de plus que prévu.

Une facture qui pourrait continuer de gonfler, prévient le directeur parlementaire du budget du Canada, Kevin Page. Le 10 mars 2011, il estimait le coût moyen du F-35 canadien à 128 millions de dollars. « Les capacités de l’appareil demeurent incertaines compte tenu de son état de développement, les retombées industrielles et régionales sont floues, et les coûts d’achat et d’entretien à long terme n’ont pas été établis », peut-on lire dans son rapport.

Et avec les retards dans la mise au point de l’appareil, Ottawa devra oublier les économies de volume : la chaîne de montage en sera à ses débuts au moment où le Canada achètera ses premiers appareils, en 2016. Car la construction sera à son zénith en 2018 ou 2019, et non plus en 2015, montrait le rapport d’acqui­sition du département américain de la Défense de janvier 2011. Cela pourrait faire grimper la facture des 12 premiers F-35 canadiens à 148 millions de dollars l’unité, selon Kevin Page.

De plus, le prix estimé par le gouvernement canadien est basé sur la production d’un minimum de 3 100 avions. Or, si les pays participants au programme – notamment les États-Unis, le plus gros acheteur – réduisent leurs commandes, la facture montera inévitablement.

Le Canada, lui, ne peut descendre sous la barre des 65 appareils afin d’économiser. « C’est le plancher pour remplir nos besoins et garder la capacité actuelle », dit le major-général Yvan Blondin.

Les coûts d’entretien des chasseurs sont également une préoccupation majeure. Les militaires les estiment à 5,7 milliards de dollars sur deux décennies, soit l’équivalent du coût d’acquisition. Au ministère de la Défense, des sources affirment que ce chiffre est « beaucoup trop bas ».

La facture réelle d’entretien serait 2,5 fois supérieure au coût d’acquisition – soit 18,7 milliards de dollars pour le Canada -, prévoit le GAO des États-Unis. Kevin Page, lui, l’estime à 19,6 milliards de dollars, mais sur 30 ans. En raison de sa technologie avancée, le F-35 coûtera 33 % plus cher à entretenir qu’un F-16 ou un CF-18. Une évidence, explique Alan Williams, puisque « jamais un chasseur n’aura eu autant de lignes de code informatique que le F-35. En plus, sa structure en composite sera délicate à entretenir. »

Le colonel Dave Burt convient que les estimations des Forces canadiennes sont incertaines. « On ne connaît pas le coût exact, parce que l’avion n’est pas encore en service. La haute technologie est généralement plus dispendieuse, mais étant donné que de 3 000 à 5 000 avions seront construits en tout, les pièces pourraient être moins chères », dit-il.

Des questions se posent également sur les retombées éco­nomiques réelles de cet achat militaire. À la Chambre des com­munes, les ministres soutiennent que les entreprises canadiennes peuvent obtenir jusqu’à 12 milliards de dollars de contrats en participant à la chaîne de montage du F-35. Cette estimation, fournie au ministère de l’Industrie par Lockheed Martin et ses deux principaux sous-traitants, Pratt & Whitney et GE Rolls-Royce, n’est confirmée par aucune analyse indépendante.

Plus encore, elle est contredite par le Pentagone. Le département américain de la Défense estimait en effet en 2003, dans une analyse de 174 pages, les retombées potentielles pour les entreprises canadiennes à seulement 3,9 milliards de dollars pour la durée du programme : 1,1 milliard de 2002 à 2011 et 2,8 milliards de 2012 à 2026. Ottawa était à peine plus optimiste, estimant le potentiel des retombées économiques pour ses entreprises « entre 4,4 et 6,3 milliards de dollars durant la vie complète du programme », peut-on lire dans le document JSF International Industrial Participation : A Study of Country Approaches and Financial Impacts on Foreign Suppliers (pdf).

Jusqu’à présent, 65 sociétés canadiennes – dont Héroux-Devtek, Pratt & Whitney et Alcoa-Howmet, au Québec – ont signé des contrats d’une valeur totale de 370 millions de dollars avec Lockheed Martin. Pour le ministre Julian Fantino, les 12 milliards représentent « un potentiel ». « On parle d’un programme étalé sur 30 ans. »

Alan Williams est convaincu que le Canada aurait pu obtenir davantage avec un appel d’offres en bonne et due forme, lui qui en a piloté des dizaines lorsqu’il était sous-ministre. « Une vraie concurrence force les constructeurs à sortir le grand jeu pour l’emporter. Un pays en a toujours plus pour son argent », dit-il.

Il n’est pas trop tard pour faire machine arrière, estime Yves Bélanger. « Le geste responsable serait de lancer un appel d’offres pour y voir clair. » Alan Williams ajoute : « Le F-35 va finir par voler, mais la vraie question est de savoir quand et à quel prix. Et si le Canada a besoin d’un avion furtif dernier cri pour remplir ses obligations. La seule manière de le savoir est d’effectuer un véritable appel d’offres, ouvert et transparent. »