Le jour où Pauline Marois est devenue première ministre

À quelques heures du vote, elle cherchait déjà un ton rassembleur, « porteur de l’espoir que le Québec irait bientôt mieux ». Notre journaliste était à ses côtés. Récit de 30 heures qui marqueront l’histoire.

Le jour où Pauline Marois est devenue première ministre
Photo : J. Nadeau

En ce jour où elle s’apprête à devenir la première femme chef de gouvernement du Québec, Pauline Marois s’est levée à l’aube, a enfilé ses chaussures de sport et fait une longue marche sportive avec son mari, Claude Blanchet. Comme elle l’aurait fait par un matin d’été ordinaire. Ils ont bavardé en trottant à vive allure, les champs parsemés de bottes de foin de Baie-Saint-Paul, tout autour, prenant une douceur dorée dans l’air chargé d’humidité. «?On a causé d’abord de la beauté du paysage, me dit-elle. Et comme c’est merveilleux d’être là ce matin.?» Sans fard, en jean, pull gris à rayures et petites lunettes rouges à la Fred Pellerin, elle ressemblait davantage à une femme en escapade d’amoureux qu’à une politicienne amorçant la journée la plus importante de sa carrière. Même qu’elle a «?très bien dormi?», six bonnes heures sans une seconde d’insomnie. «?Je me suis réveillée de bonne humeur. Un peu d’angoisse, mais pas pour que ça m’empêche d’être opérationnelle.?»

À quelques heures de connaître le verdict des électeurs, Pauline Marois ne doute plus de l’emporter. Gagnée par l’engouement des militants sur le terrain – «?je n’ai pas vu un tel enthousiasme depuis 1994?» -, elle s’attend même à former un gouvernement majoritaire à l’Assemblée nationale. «?J’ai connu beaucoup d’embûches dans ma carrière. J’ai franchi tous les obstacles. Y en aura pas un autre?», dit-elle en éclatant de rire, osant croire que l’adver­sité l’épargnera cette fois-ci. Elle se trompe. Le soir du 4 septembre, elle frôlera non seulement la défaite, mais la mort.

Dans les 30 heures qui ont précédé son élection historique, j’ai rencontré la chef du Parti québécois à quelques reprises afin de sonder son état d’esprit. Un mélange de sérénité, de fébrilité et d’inquiétude l’habitait lorsque je suis montée dans son autocar maquillé du bleu péquiste, à Québec, la veille du scrutin. Sa dernière activité de campagne venait de prendre fin. Dans le compartiment arrière, aménagé comme un petit salon, elle m’a fièrement montré, parmi le fatras de papiers, l’agenda hyper-détaillé de la journée pour me prouver à quel point sa caravane avait «?roulé à un train d’enfer?». «?C’est l’aboutissement d’un long chemin?», explique-t-elle, assise dans un fauteuil de cuir ivoire, la voix éraillée par 35 jours de discours. «?En 2008, j’envisageais le pouvoir avec plus de craintes. Là, je suis très sereine. Je sais ce que c’est que d’être première ministre du Québec. Pas pour l’avoir vécu, mais pour avoir côtoyé des premiers ministres de très près, pour avoir eu de très grosses responsabilités. Je sais le poids qui va retomber sur mes épaules. Je ne serai pas seule, mais on est toujours seule en même temps.?» À cela se mêle le plaisir doux-amer de bientôt battre ceux qui, il y a quelques mois, n’ont pas cru en elle et l’ont désertée en pleine tempête – comme les transfuges caquistes François Rebello, Benoit Charette et Daniel Ratthé (seul ce dernier sera réélu). «?J’espère qu’ils en sont gênés. Je ne suis pas rancunière, mais on peut sourire parfois, et avoir un peu de mémoire?», dit-elle en souriant froidement.

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La chef péquiste regrette de n’avoir pu présenter davantage de femmes candidates
(le PQ en comptait 27 %, les libéraux 38 %). «?J’aurais pu en avoir au moins deux de plus?; des femmes de grande qualité, dont une a une très grande notoriété. Mais je n’avais pas de circonscriptions à leur offrir. Je n’ai pas eu la collaboration de certaines circonscriptions. J’ai demandé à des candidats de se tasser, ils n’ont pas voulu. J’ai fait avec.?»

Sur la route, ces dernières semaines, de nombreuses femmes l’ont interpellée, gonflées de fierté à l’idée de la voir fracasser l’ultime plafond de verre. L’immensité de leurs espoirs la soulève et l’intimide tout à la fois. «?Ce matin, j’étais seule dans mon petit coqueron et j’ai commencé à avoir des papillons dans l’estomac?», raconte-t-elle alors que défilent par la fenêtre les vallons de Charlevoix, des pâturages où broutent des agneaux, la grande tache que forme l’île aux Coudres dans le fleuve. «?Je voudrais tellement être à la hauteur de ces attentes-là, ne pas décevoir. C’est ce qui m’inquiète le plus, et non pas le fait que j’aurai à assumer la responsabilité d’un gouvernement. Ces attentes, c’est qu’enfin une femme première ministre, ça va être différent. On ne m’a pas dit la différence?! C’est la partie insécurisante. Mais je vais faire de mon mieux.?» (Photo : J. Boissinot / PC)

Pas de doute, le monde dans lequel les Québécois se réveilleront le 5 septembre ne sera pas tout à fait le même que la veille. Lors de sa première conférence de presse comme première ministre désignée, Pauline Marois ne dégagera pas l’éclat radieux de la pionnière, mais la gravité d’une leader à la tête d’une province assombrie par la mort insensée d’un homme. Et la prudente détermination d’une chef sans marge de manœuvre, dont le parti a récolté à peine 1 % de plus de voix que ses adversaires libéraux, et 5 % de plus que les caquistes. «?Les points de vue sont moins campés en rouge ou bleu. C’est beaucoup plus morcelé qu’avant. Le tissu serré d’hier est pas mal éclaté?», me mentionnait-elle déjà le matin du vote. Elle allait passer la journée à songer à son discours de victoire, me disait-elle aussi, soucieuse d’envoyer le bon message, de trouver «?un ton rassurant et rassembleur, porteur de l’espoir que le Québec va aller mieux?». Cet après-midi-là, dans sa suite d’un hôtel de Montréal, elle peaufinerait deux versions de son allocution avec ses conseillers?: l’une en cas de mandat majoritaire, l’autre en cas de gouvernement minoritaire. «?Il faut que je sois capable de vivre avec les deux. Ce soir, quelques millions de personnes vont me regarder, il ne faut pas que je sois prise au dépourvu. Pas de tristesse. Pas de déception profonde. Je ne suis pas une femme d’amertume. J’ai pas de temps à perdre avec des affaires négatives?! Une fois que l’événement est passé, tu te dis?: bon, ben, j’ai une tâche, une responsabilité. Je vais l’assumer.?»

Dans ce Québec plus fragmenté que jamais, Pauline Marois gouvernera-t-elle autrement parce qu’elle est une femme?? La question court sur bien des lèvres, et les politologues disséqueront son mandat pour y déceler des indices d’un leadership «?au féminin?». «?Je crois qu’il y a un peu de différence, avance la principale inté­ressée. Traditionnellement, on a pris soin du monde. Et ça nous a bâties collectivement. Alors, on a une préoccupation pour la vie quotidienne. Les femmes sont très concrètes, très pragmatiques. Des études montrent qu’en affaires elles prennent moins de risques, analysent davantage avant de décider. Les gars sont peut-être plus audacieux. Moi, je crois à l’équilibre. Comme chef de gouvernement, je vais bien mesurer mes décisions. Mais comme j’ai pas mal de gars dans ma gang, ils me tireront peut-être un peu plus loin?! L’autre chose, c’est que j’aime beaucoup travailler en équipe. J’aime consulter, écouter le monde, et je suis capable de souplesse. Parce que l’important, c’est l’objectif. Tu peux te tasser à droite, te tasser à gauche. Je ne changerai pas d’avis sur le principe, mais le chemin à prendre peut être un peu différent.?»

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Lorsque Pauline Marois réunira ses députés pour la première fois, elle leur donnera quelques consignes. Elle sait déjà ce qu’elle leur dira?: «?Les questions d’éthique, c’est primordial. Pas de squelette dans la garde-robe. Si vous en avez, dites-le-nous. Vous devez avoir de la solidarité. Vous faites partie d’une équipe, ne contredisez pas vos camarades. Quand vous ne connaissez pas la réponse à la question d’un journaliste, dites donc que vous ne le savez pas?! Soyez respectueux avec les gens en arrivant dans les ministères. Un peu d’humilité?: c’est cette machine-là qui va écrire les lois, pas vous. Alors ne les traitez pas comme si vous saviez tout et qu’eux ne savaient rien.?»

Chose certaine, la nouvelle première ministre aura besoin de tout son arsenal de conciliatrice pour déployer son programme à saveur social-démocrate et identitaire, tout en courtisant l’appui d’un rival qui semble, ces temps-ci, lui inspirer une allergie viscérale?: le chef de la CAQ – et ancien péquiste -, François Legault. Pas seulement parce qu’il a renié ses convictions souverainistes. C’est aussi sa manière, qu’elle compare au style d’un PDG d’entreprise, qui la heurte profondément. «?Faut avoir la tête pas mal grosse pour penser qu’on se crée un parti, pis qu’on devient premier ministre sans qu’on ait réfléchi avec son équipe. Il a choisi des gens sur la base de leur curriculum vitæ. C’est pas une business, l’État du Québec?! Un parti politique, ça se construit avec des gens issus de la population, qui réfléchissent ensemble. Heureusement qu’ils sont là où ils sont, ce serait une catastrophe que ce parti-là puisse prendre le pouvoir. Imaginez, il réunit 125 candidats qui n’ont jamais travaillé ensemble de leur vie. Ça va faire un gouvernement, ça?? Quand j’y pense, je me dis que c’est capoté?!?» déballe-t-elle en se prenant la tête à deux mains. (Photo : J. Nadeau)

Derrière la façade de cette femme rationnelle et mesurée qui aime les mots «?nuance?», «?responsabilité?» et «?concertation?», une émotion affleure, comme un ruisseau qui coule sous la surface. Une tension qu’elle n’arrive pas à définir, pas tout à fait du stress et pas vraiment de la joie, qu’elle mime en portant son poing à son ventre?: «?C’est un peu noué dans l’estomac. L’émotion monte plus facilement, dit-elle. C’est mon mari qui m’a fait penser à ça ce matin?: « Es-tu consciente que tu écris l’histoire?? » C’est comme si je n’avais pas voulu y penser avant.?» Bercées par le roulis de l’autocar, le matin du 4 septembre, nous sommes seules dans son compartiment, la porte close, pendant que son entourage s’agite à l’avant. Sobre et chic dans son tailleur gris argenté, le pouvoir presque au bout des doigts, la chef s’est mise à parler de ses «?quatre beaux enfants?», de son «?mari extraordinaire?», de sa mère, qui sera à ses côtés ce soir, de son père, qui n’est plus de ce monde. Et tout à coup, quelque part entre Baie-Saint-Paul et Sainte-Anne-de-Beaupré, sa voix s’est brisée et le ruisseau a jailli. «?Chez nous, on n’était pas riches?», dit-elle, ses mots déformés par l’émotion. «?Dans le fond, c’est la petite fille qui vivait dans un milieu modeste… Je vais brailler?!?» s’étonne-t-elle en riant, les yeux gorgés de larmes. «?C’est la petite fille qui vient d’un milieu modeste et qui jamais ne peut penser à aspirer à la fonction à laquelle je vais arriver?!?» poursuit-elle, luttant pour finir sa phrase, épongeant ses pleurs avec un mouchoir. «?Je pense à mon père, qui serait fou comme un balai. Ça serait un rêve pour lui de me voir première ministre. Moi, je ne crois ni à Dieu ni à Diable, je suis athée. Mais de temps en temps, je lui parle. Je lui dis?: « Je sais que t’es pas là, mais… donne-moi un coup de pouce?! »?» Après 31 ans de vie politique orageuse, se croit-elle «?en route vers le destin?», comme l’a chanté son mari en montant dans le bus?? «?Non. Le destin, on le fabrique. Y a des choses qu’on ne contrôle pas, bien sûr, mais y a ben des choses qu’on peut contrôler.?»

Nous arrivons au centre communautaire qui tient lieu de bureau de scrutin, à Beaupré, dans sa circonscription. C’est l’heure d’aller aux urnes et de voter pour elle-même pour la neuvième fois de sa vie. «?Ça paraît pas trop, hein, que j’ai braillé???» me demande-t-elle en se repoudrant la figure, lâchant encore ce rire de poitrine qui ne lui fait presque jamais défaut. Dans quelques heures, elle sera élue première ministre. Et les circonstances la feront doublement passer à l’histoire.