Le plan de Christian Dubé pour réformer l’État

Le président du Conseil du Trésor, Christian Dubé, a déjà commencé à s’inspirer du bulletin des ministères de L’actualité pour forcer l’appareil gouvernemental à mieux planifier ses actions. Notre troisième édition montre qu’il a beaucoup de pain sur la planche.

Illustration : Sébastien Thibault

Christian Dubé ne voulait pas revenir en politique. Il avait quitté la Coalition Avenir Québec en 2014 et se plaisait dans son rôle de vice-président de la Caisse de dépôt et placement. « Ma blonde était convaincue que je n’y retournerais pas, et moi aussi ! » dit-il en riant. Son plan était de travailler encore quelques années, puis de se retirer dans sa bleuetière de l’Estrie.

L’appel de son ami François Legault, en août, en pleine campagne électorale, avec une pointe de désespoir dans la voix, a changé la donne. Le candidat Stéphane Le Bouyonnec venait de démissionner, emporté par une controverse, et le chef de la CAQ avait besoin de son ancien joueur étoile. « Je lui ai dit que j’allais y penser, et que si je disais oui, je voulais qu’il considère de m’offrir le poste de président du Conseil du Trésor, raconte Christian Dubé. Parce que c’est là que je peux mettre mon expertise au service de l’État. »

Ce gestionnaire de carrière, ancien dirigeant de Cascades en Europe, avait une idée en tête : revoir la manière dont les ministères et organismes de l’État planifient, gèrent et dépensent l’argent public. « Je suis habitué à être le numéro deux, à agir dans l’ombre pour faire atterrir des réformes. Je n’ai jamais été un PDG et ça me va très bien. La gestion des ministères, ça peut paraître “plate” ou aride pour certains, mais moi, j’adore ça. Ça m’excite ! »

Le premier ministre lui confie le mandat d’améliorer la performance des ministères et de mesurer les progrès ou les reculs au cours des prochaines années… selon la méthode d’évaluation utilisée par L’actualité dans ses précédents bulletins des ministères ! « Il y croit vraiment », soutient Christian Dubé.

Alors qu’ils étaient l’un dans l’opposition et l’autre à la Caisse de dépôt, les deux hommes ont suivi avec attention les articles sur l’efficacité des ministères dans le magazine. « Ça m’intéressait beaucoup. Vous avez rempli un rôle de transparence et de surveillance qui n’était pas assumé correctement par l’État. Maintenant que je suis à l’intérieur de la machine et que je parle aux fonctionnaires, je peux vous dire que vos bulletins ont saisi beaucoup de monde ! » affirme Christian Dubé, sourire en coin.

Dès son entrée en fonction, en octobre dernier, le président du Conseil du Trésor demande à une petite équipe de fonctionnaires, dirigée par le sous-ministre adjoint Reno Bernier, de mettre à jour le bulletin des ministères afin d’avoir les résultats les plus récents, ceux de l’année financière 2017-2018, qui a pris fin le 31 mars 2018, alors que le Parti libéral était encore au pouvoir. « Quand on souhaite améliorer certaines choses, on commence par faire un état de la situation avant de prendre des décisions », dit Christian Dubé. Ses fonctionnaires se sont alors tournés vers l’expert en gestion de L’actualité et auteur des précédentes éditions, Marc-Nicolas Kobrynsky, pour que la base de comparaison soit la même.

Cette troisième édition du bulletin montre que la majorité des ministères n’obtiennent toujours pas la note de passage. La moyenne, 53 %, a beau être en légère hausse par rapport à celle de l’an dernier (47 %), cela signifie tout de même que près de la moitié de la planification stratégique des ministères est déficiente. Autre exemple : les ministères ont atteint seulement 41 % des cibles qu’ils s’étaient eux-mêmes fixées. L’an dernier, c’était 44%.

Il est toutefois à noter que la qualité générale des plans stratégiques — la carte routière des ministères pour fournir des services adéquats à la population, une démarche imposée depuis 2000 par la Loi sur l’administration publique — s’améliore. « Si nos hauts fonctionnaires ont compris que la bonne gestion, ça commence par un bon plan stratégique, c’est déjà ça de gagné, dit Christian Dubé. Mais on voit que c’est encore difficile d’atteindre ses propres cibles, et c’est surprenant. »

Illustration : Sébastien Thibault

Le consultant et chercheur Marc-Nicolas Kobrynsky convient que certains ministères ont fait du ménage dans leur plan stratégique, afin que les objectifs à atteindre soient plus clairs et plus précis. « Depuis notre première évaluation, il y a trois ans, on sent qu’il y a eu un électrochoc. Ça s’améliore un peu. Mais ce n’est pas suffisant pour que la population voie des changements concrets dans la prestation et la qualité des services, parce que les ministères ont beaucoup de difficulté à atteindre leurs objectifs », constate-t-il.

Les trois mêmes — Agriculture, Pêcheries et Alimentation (MAPAQ), Économie et Relations internationales — se partagent de nouveau le podium des ministères les mieux dirigés. Le ministère des Transports, souvent montré du doigt pour sa gestion déficiente, grimpe cette année du 10e au 4e rang.

Par contre, des ministères importants pour l’avenir de la société québécoise, comme l’Environnement, la Justice et l’Éducation, continuent d’occuper le bas du classement. « C’est comme si ces ministères refusaient de changer. Ils sont déconnectés de leur mission et des besoins de la population », tranche Marc-Nicolas Kobrynsky.

Une situation « inacceptable », estime d’ailleurs Christian Dubé. « Je n’accepte pas que l’État, qui gère plus de 100 milliards de dollars par année, ait des résultats comme ceux-là. Ça ne marche pas. L’État, c’est presque 700 000 employés en tout, soit 20 % de la population active. Si on est capables d’être seulement 1 % ou 2 % plus efficaces dans notre gestion, imaginez l’effet que ça peut avoir ! »

Les choses sont sur le point de changer, promet le président du Conseil du Trésor, qui veut, avec l’aide de son nouveau sous-ministre Éric Ducharme, « brasser un peu » les façons de faire de la haute fonction publique. « Sans faire de partisanerie, je pense que 15 ans sous la même administration libérale ont peut-être ankylosé l’application de la Loi sur l’administration publique. Les objectifs étaient là, mais on tenait ça pour acquis. On faisait des rapports pour faire des rapports. »

Le plan de Christian Dubé se décline en cinq chantiers, qu’il souhaite avoir achevés dans les 18 premiers mois de son mandat.

D’abord, les 26 ministres devront retourner à la planche à dessin et refaire leur plan stratégique d’ici l’automne. « Les ministres vont devoir dire à leurs fonctionnaires : voici ce que je veux avoir livré dans quatre ans. »

Le plan stratégique du ministère de l’Éducation, considéré comme une catastrophe par les experts interrogés l’an dernier par L’actualité, sera entièrement refait. « Les priorités ne sont pas à la même place par rapport à l’ancien gouvernement. Il y a des ministères pour lesquels c’est plus urgent, comme l’Éducation, la Santé et les Transports, parce que ce sont nos grands acteurs », dit-il.

Ensuite, les ministres et leurs fonctionnaires devront faire une opération de concision. Fini les ministères qui se donnent 80 ou 95 cibles à atteindre, comme c’était parfois le cas dans le passé. Le Conseil du Trésor exigera à compter de l’an prochain l’adoption de moins de 20 indicateurs de performance. « Pour avoir de vrais résultats, il faut sélectionner ce qui est le plus important et que ce soit clair pour tout le monde. Si tu as 80 indicateurs, il y en a certainement qui sont plus importants que d’autres, mais ils sont perdus dans la foule d’objectifs. Il faut cibler nos actions », explique Christian Dubé.

Les ministères devront également cesser de mesurer leurs efforts et se concentrer sur l’atteinte de résultats pour la population. Par exemple, mettre en place un programme ne devra pas être un objectif : ce sont les répercussions de celui-ci sur les gens ou les clients du ministère qui doivent être mesurées, pas sa mise en place.

Christian Dubé souhaite que 75 % des indicateurs soient des objectifs où il est possible de mesurer les résultats, le double de la moyenne actuelle. « Il y a des ministères qui vont trouver ça difficile », prévoit-il, ajoutant que l’État se doit d’être plus exigeant, comme des parents envers leur enfant qui rentre de l’école. « Si tu demandes : “As-tu eu un bon bulletin ?” et qu’il répond juste “oui”, tu n’es pas très avancé ! C’est quoi, le résultat ? Actuellement, les ministères disent qu’ils travaillent fort. O.K., mais c’est quoi le résultat de vos actions, concrètement ? Il faut que nos performances soient mesurées. »

De plus, les ministères devront évaluer le taux de satisfaction de leur clientèle, que ce soit la population ou les organismes qui traitent régulièrement avec eux. Le président du Conseil du Trésor donne l’exemple d’un maire qui demanderait au ministère des Transports de construire un carrefour giratoire dans sa ville parce qu’il y a eu plusieurs accidents à un endroit. « Même si ça demande huit ans avant de le construire, le ministère va dire qu’il a atteint son objectif. Mais est-ce que c’est un bon service de la part du ministère ? Huit ans, c’est long. On devrait être capable de mesurer ça. On devrait pouvoir le faire pour la Justice, l’Éducation et ainsi de suite. Est-ce qu’on sera capable d’y arriver la première année ? Non. Mais dans quatre ans, je voudrais connaître le taux de satisfaction envers les services de l’État. »

Finalement, le cinquième chantier consiste à rendre publiques toutes ces informations chaque année, dans un format facile à comprendre pour la population, comme c’est le cas à New York, une ville de huit millions d’habitants avec un budget semblable à celui du Québec, que Christian Dubé prend comme modèle. Il s’est d’ailleurs rendu dans la ville américaine à la mi-mars pour étudier les rouages de la gestion et la reddition de comptes à la population. À New York, le rapport du maire sur les opérations, publié une fois l’an, permet aux résidants de constater les résultats de chacun des services (voirie, éducation, santé, parcs, etc.) en quelques minutes. « Ça met une pression énorme sur la machine étatique quand c’est public. »

Le plan de Christian Dubé est « ambitieux », estime Marc-Nicolas Kobrynsky. « Il place la barre haut. C’est un changement de cap. S’il y arrive, la population va voir la différence dans la qualité des services. »

Pour atteindre ses objectifs, le Conseil du Trésor augmentera les effectifs de son équipe de fonctionnaires qui surveille l’élaboration et la mise en œuvre des plans stratégiques. « Notre leadership sera beaucoup plus fort, promet Christian Dubé. Dans certains ministères, on va devoir entrer dans les détails et les challenger. On va être plus proche d’eux. »

Ces efforts devraient permettre à tous les employés de l’État, peu importe leur métier, d’être plus motivés et plus fiers de leur travail, espère le ministre. « Il leur faut un environnement plus stimulant. Que ce soit l’infirmière, le professeur ou le préposé aux bénéficiaires, si on leur donne des outils pour s’améliorer et qu’ils ont des chiffres pour montrer à la population que les services s’améliorent vraiment, tout le monde sera plus heureux. »

Cette transformation de l’État, souhaitée par le gouvernement de Lucien Bouchard au moment de créer la Loi sur l’administration publique, en 2000, mais jamais achevée, devra produire des résultats avant le prochain échéancier électoral, dans quatre ans, affirme Christian Dubé. « Je veux un État plus efficace et je veux pouvoir le mesurer. C’est facile de critiquer les autres, l’ancien gouvernement, mais à partir de maintenant, on va se critiquer nous-mêmes. »

Pourquoi un bulletin ?

Le contrat implicite qui lie la population et l’État  est simple : les Québécois paient des impôts, en échange desquels le gouvernement assure qu’il va bien gérer les fonds, de manière transparente, et qu’il va tenter de s’améliorer constamment. Pour honorer cet engagement, le gouvernement de Lucien Bouchard, en 2000, a fait adopter la Loi sur l’administration publique (LAP), qui visait à transformer la fonction publique afin qu’elle se concentre davantage sur les résultats concrets pour la population et moins sur ses propres besoins internes (les fameux « processus », en langage de gestionnaire).

En 2017, soit 17 ans après l’adoption de la LAP, L’actualité a décidé de faire le point et de créer le premier bulletin de la gestion des ministères du Québec. Nous en sommes à la troisième édition.

Quels ministères ont un tableau de bord adéquat, mesurent les conséquences de leurs politiques sur la population et sont ambitieux ? Lesquels naviguent plutôt à vue dans la prestation de services, font le strict minimum en matière de transparence ou ne mesurent pas les répercussions de leurs décisions sur les gens ?

Pour créer ce palmarès, le spécialiste en gestion Marc-Nicolas Kobrynsky a étudié les plans stratégiques et les rapports de gestion des 20 ministères et des 8 plus importants organismes de l’État. La méthodologie a été validée en 2017 par deux experts en gestion publique, soit l’ancien sous-ministre Pierre Cliche, aujourd’hui professeur à l’École nationale d’administration publique, et Marie-Hélène Jobin, directrice associée du Pôle santé à HEC Montréal.

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Mêmes problèmes dans les organismes

La Société québécoise des infrastructures, qui gère le parc immobilier — 841 baux et 345 immeubles — du gouvernement du Québec, d’une valeur de plusieurs milliards de dollars, a bel et bien un plan stratégique. Mais l’organisme ne s’est fixé aucune cible à atteindre annuellement, n’a pas jugé bon d’avoir des indicateurs qui ont une incidence sur ses clients et propose des objectifs de faible qualité. Une piètre gestion qui lui confère le dernier rang parmi les organismes étatiques importants analysés pour la première fois dans le bulletin de L’actualité.

En revanche, la Société de l’assurance automobile du Québec se démarque par la clarté de sa carte routière et sait visiblement où elle s’en va pour améliorer ses résultats et les services à la population.

Au total, seulement trois organismes sur les huit étudiés obtiennent la note de passage. La moyenne est de 55 %, ce qui signifie que la moitié de la planification stratégique, ainsi que son exécution, est déficiente.

« Les organismes vivent les mêmes difficultés que les ministères, explique le consultant et auteur du bulletin de L’actualité, Marc-Nicolas Kobrynsky. La Loi sur l’administration publique n’est pas prise au sérieux. » Ils n’ont pourtant aucune excuse, ajoute-t-il, puisque leur mandat est plus simple et davantage ciblé que celui des ministères. Dans ce contexte, élaborer un plan stratégique précis et efficace devrait être facile. « On semble s’en foutre un peu. »

 L’auteur du bulletin

Marc-Nicolas Kobrynsky est diplômé de HEC Montréal et titulaire d’une maîtrise en gestion de la London School of Economics. Il compte 16 années d’expérience de consultation en stratégie de gestion dans le secteur privé. L’élaboration du bulletin de L’actualité a été faite à titre bénévole et de manière non partisane. Il est l’auteur des deux premières éditions du bulletin, publiées en 2017 et 2018. L’édition 2019 a été conçue et analysée par l’auteur à la demande du Conseil du Trésor, selon les mêmes critères que les années précédentes. Il a été rémunéré pour ce travail. Depuis avril 2018, Marc-Nicolas Kobrynsky travaille pour PricewaterhouseCoopers, à Montréal.

Méthodologie

Les plans stratégiques et les rapports annuels de gestion (portant sur une période de cinq à sept ans) de 20 ministères et de 8 organismes ont été analysés par Marc-Nicolas Kobrynsky. La méthode SMARTER (Spécifique, Mesurable, Atteignable, Relevant [pertinent], défini dans le Temps, Explicable et Relatif [doit tenir compte du contexte]) a été utilisée pour juger de la qualité des objectifs. La note sur 100 a été déterminée en fonction des obligations légales de la Loi sur l’administration publique et de la qualité des indicateurs (50 %), ainsi que de l’atteinte des cibles du plan stratégique (50 %).