Les drones posent-ils vraiment un problème éthique ?

Lorsque l’on parle de drones en dehors des milieux spécialisés, il est question de morale et de philosophie. Cela conduit hélas trop souvent à considérer que cet enjeu sort du néant… et qu’il faudrait inventer toute une éthique de leur utilisation.

Lorsque l’on parle de drones en dehors des milieux spécialisés, il est question de morale et de philosophie. Cela conduit hélas trop souvent à considérer que cet enjeu sort du néant et qu’il faudrait inventer toute une éthique de leur utilisation.

Sans plaider pour l’accaparement des questions de société par les professionnels, il est pourtant regrettable que leur expertise soit si souvent négligée. Prenons le cas des juristes : c’est bien dommage de ne pas les interroger, car il se trouve que bien d’interminables polémiques sont en réalité déjà réglées par la loi, qui n’a pas toujours servi d’incantation contre les faits divers. Vanité générationnelle qui fait qu’un peuple croit toujours que ses problèmes ne se sont jamais posés dans le passé…

Parlons donc des drones. Alors que certains méprisent la couardise des utilisateurs de drones comme s’ils regrettaient le temps du corps à corps viril à la 300, l’essentiel des enjeux éthiques des drones est réglé par le droit de la guerre.

Inutile d’y revenir, cet article de Jeangène Vilmer le démontre de manière claire et distincte : ce système d’arme est capable de répondre à l’exigence de proportion (usage de la force strictement nécessaire) et de discrimination (usage de la force uniquement contre les combattants) au moins aussi bien que les autres armes de frappe à distance.

L’article se termine par une réflexion sur l’avenir probable des drones, à savoir leur autonomisation. Et, en particulier, l’autonomisation de la décision d’ouvrir le feu : quid de la décision par l’appareil d’ouvrir le feu sur une cible qui s’avère être un non-combattant ?

Si cet enjeu est encore théorique, rien ne permet de l’écarter a priori. Les réticences à l’autonomisation, y compris chez les militaires, ne sauraient constituer un garde-fou fiable.

On peut le regretter, mais les postures morales n’ont que rarement et marginalement freiné les avancées scientifiques. Il est donc souhaitable de chercher à prévoir et traiter cette évolution avant que le fait accompli ne nous force à le faire a posteriori et dans l’urgence.

Si l’on fait l’économie de prophétiser l’avènement de Skynet, le programme éradicateur de l’humanité de la série Terminator, que constate-t-on ? Que, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’homme s’est rendu compte avant le XXIe siècle que ses objets pouvaient porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui.

Dans ce cas, c’est le propriétaire de l’objet qui voit sa responsabilité engagée, alors que son objet est confisqué et peut être détruit. En droit pénal français, les crimes et délits commis avec une arme entraînent automatiquement une interdiction de port d’arme et la confiscation des armes du propriétaire (art. 222-44 code pénal). Il suffit donc que l’opérateur ou le propriétaire du drone (la CIA ou les Forces armées, par exemple) soient responsables des fautes commises par ses drones.

Quel meilleur incitatif pour que soient développés des programmes sûrs qui limitent au maximum les risques pris par le drone et son propriétaire ?

Certes, dira-t-on, mais l’autonomisation des drones emporte la possibilité que le drone prenne une décision illégale sans validation humaine, ce dont n’est pas capable un objet inanimé.

Le problème est inchangé en droit pénal. En effet, les objets animés, comme le sont les animaux ayant un propriétaire, sont soumis à des conditions similaires.

Selon le Code criminel canadien, le propriétaire d’un animal causant un dommage est responsable d’une négligence criminelle (art. 219) qui peut entraîner la condamnation à perpétuité en cas d’homicide (art. 220). Aux États-Unis, cette législation revient aux États. Par exemple, au Texas, le propriétaire d’un chien ayant attaqué une personne est responsable et l’animal peut être «détruit» (Texas Statutes – Chapter 822: Regulations of animals).

Quant au code pénal français, il dispose que «l’utilisation d’un animal pour tuer, blesser ou menacer est assimilée à l’usage d’une arme. En cas de condamnation du propriétaire de l’animal […] le tribunal peut décider de remettre l’animal à une oeuvre de protection animale […] laquelle pourra librement en disposer.» (Art. 132-75). Il est fréquent, par exemple, que les chiens dangereux soient abattus après avoir tué.

Là encore, quel meilleur incitatif que le risque de voir son précieux drone confisqué ou détruit pour maximiser la fiabilité de l’engin ?

On le voit : le dilemme éthique de l’autonomisation des drones s’évanouit de lui-même. La responsabilisation du propriétaire du drone à l’aide des instruments juridiques existants demeure la meilleure prévention contre le développement d’armes ne respectant pas les critères de proportion et de discrimination.

Sortir de ce cadre juridique nous entraîne d’ailleurs vers des terrains mouvants. Proposer un cadre juridique spécial pour les drones reviendrait à affaiblir les normes existantes au profit d’une nouvelle norme instable.

Que reste-t-il ? Condamner les drones qui ont fauté, comme on condamnait les animaux au Moyen âge européen pour les homicides commis par les animaux domestiques (procès «pénal»), ou les pertes agricoles causées par les nuisibles (procès «civil»), dans des procès formalistes à l’excès servant à canaliser le désir de vengeance des populations ?

Le scénario d’un drone devenu fou puis repentant du film Stealth n’est pas très éloigné de ce genre de pensée magique. Le drone autonome, comme l’animal, est juridiquement un objet — certes animé, mais ayant un propriétaire, qui est juridiquement responsable de son bien. Peut-on encore parler de dilemme éthique dans cette perspective ?

Pierre-Alain Clément
Directeur adjoint de l’Observatoire de géopolitique

Chaire @RDandurand @UQAM