Yan Plante est vice-président à l’agence de relations publiques TACT. Il est un ex-stratège conservateur ayant conseillé l’ancien premier ministre Stephen Harper lors de trois élections. Comptant près de 15 ans d’expérience en politique, il a également été chef de cabinet de l’ex-ministre Denis Lebel.
Les plus récents sondages nationaux concernant les intentions de vote donnent l’avance aux conservateurs de Pierre Poilievre sur les libéraux de Justin Trudeau. Cette tendance semble se confirmer depuis plusieurs semaines… mais ce n’est pas cela qui devrait inquiéter particulièrement le premier ministre. C’est plutôt le décalage apparent entre les priorités de son gouvernement et celles de la population. Le véritable drapeau rouge est là.
Au risque de vous surprendre, les stratèges politiques accordent assez peu d’importance aux intentions de vote en dehors des campagnes électorales. On sait fort bien qu’elles montent, descendent, puis remontent pour ensuite redescendre. Et ainsi de suite. Le principal est qu’elles montent au bon moment !
Les personnes attitrées à la stratégie politique savent également que les intentions de vote sont souvent les dernières à bouger, à la toute fin de l’effet domino. Plusieurs autres facteurs ont une plus grande valeur à leurs yeux et influenceront les intentions de vote en temps et lieu.
À cet égard, les sondages Léger et Abacus Data des derniers jours ont de quoi inquiéter Justin Trudeau. La population porte un jugement sans appel : elle considère que le gouvernement fédéral ne se concentre pas assez sur les enjeux prioritaires, et 67 % sont d’avis que « c’est comme si tout était brisé dans ce pays en ce moment ».
En politique, quand l’économie va mal, il y a très peu de place pour les autres enjeux dans l’imaginaire collectif. C’est normal : si nous nous préoccupons de savoir comment assurer les besoins essentiels de notre famille, nous n’avons pas la tête à discuter de questions nous paraissant à des années-lumière de notre quotidien.
C’est lorsque l’économie va bien que nous nous intéressons davantage à la justice sociale ou à l’environnement, par exemple. L’exception est la santé — elle est à la base de la vie et figure presque toujours parmi les enjeux prioritaires des électeurs.
Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement Trudeau a la réputation d’être efficace sur le plan des communications — sauf pour certaines gestions de crise parfois déficientes — et d’avoir le cœur à la bonne place (en s’attaquant à des questions comme la lutte contre le racisme ou la réconciliation avec les Premières Nations, en passant par la légalisation du cannabis)… Il est peut-être aussi le gouvernement fédéral ayant fait le plus pour la lutte contre les changements climatiques.
Cependant, il n’a jamais été particulièrement reconnu pour sa gestion de l’économie. En ces temps très difficiles où de plus en plus de personnes peinent à joindre les deux bouts, où l’inflation continue de faire des ravages et où la hausse des taux d’intérêt déstabilise de nombreux ménages, la population semble avoir l’impression que le gouvernement Trudeau ne s’occupe pas assez de l’essentiel.
Selon Abacus Data, 43 % des Canadiens disaient en septembre 2021 que le pays allait dans la bonne direction. Or, ils ne sont plus que 30 % à avoir la même opinion aujourd’hui. Une baisse significative de 13 points.
Quant au niveau d’approbation du gouvernement, il est passé de 42 % à 34 % dans la même période, alors que la désapprobation a fait un bond de 42 % à 49 %. Ce que les stratèges politiques notent, c’est la différence entre la désapprobation et l’approbation. Lors des dernières élections, le score était de 0. Il est aujourd’hui de 15 points (négatifs).
Ensuite, le sondeur a demandé aux répondants s’ils considéraient que le gouvernement accordait trop, pas assez ou juste assez d’attention à divers enjeux. Voici le top trois pour chacune des catégories :
Les enjeux auxquels le gouvernement Trudeau n’accorde pas assez d’attention
- 72 % la hausse du coût de la vie
- 70 % la hausse du prix du logement
- 66 % les problèmes du système de santé
Les enjeux auxquels le gouvernement Trudeau accorde trop d’attention
- 26 % la réconciliation avec les Premières Nations
- 25 % la lutte contre les changements climatiques
- 23 % la guerre en Ukraine
Les enjeux auxquels le gouvernement Trudeau accorde juste assez d’attention
- 46 % la guerre en Ukraine
- 37 % la réconciliation avec les Premières Nations
- 37 % la diminution du racisme et des inégalités
Fait à noter également, concernant le coût de la vie et la santé, les répondants croient que les conservateurs s’en occuperaient davantage que les libéraux.
Le cœur du problème est dans la somme de ces deux phénomènes. Justin Trudeau doit absolument éviter que cette double perception se cimente. Autrement, il sera dans le pétrin. S’il donne l’impression de ne pas s’occuper des priorités des Canadiennes et des Canadiens, et qu’au même moment suffisamment d’électeurs sont persuadés qu’un autre premier ministre ferait mieux que lui, alors les carottes seront cuites.
Le gouvernement fédéral déposera son budget au printemps et déploiera comme d’habitude une grande opération de communication pour nous convaincre que ces mesures seront suffisantes pour traverser la crise économique. Cela pourrait être sa dernière chance de réaligner le tir.
En plus de cela, Justin Trudeau ne peut se permettre de s’empêtrer dans les controverses comme celle entourant la nomination d’Amira Elghawaby (la représentante fédérale de la lutte contre l’islamophobie), qui a fait — trop — jaser. Si la lutte contre l’islamophobie est importante, elle ne fait pas le poids face aux préoccupations très concrètes des électeurs qui cherchent comment payer leurs factures. C’est ce décalage entre les actions du gouvernement et les préoccupations de la population qu’il faut vite réparer dans le camp libéral.