L’auteure est professeure de science politique au Collège militaire royal et à l’Université Queen’s, à Kingston en Ontario. Spécialiste de politique canadienne, ses recherches portent sur les langues officielles, le fédéralisme et la politique judiciaire.
Avec plus du tiers des sièges aux Communes (121 sur 338), l’Ontario est sans conteste incontournable en politique fédérale. C’est une province où libéraux, conservateurs et néo-démocrates ont leurs chasses gardées, mais où l’on retrouve aussi de nombreuses circonscriptions pivots. Elle est donc constamment courtisée lors des élections fédérales. Cette année ne fait pas exception, avec des enjeux particuliers pressants pour le Parti libéral du Canada.
En 2019, les libéraux s’étaient taillé la part du lion, remportant 79 sièges et laissant les conservateurs et les néo-démocrates loin derrière avec 36 et 6 députés respectivement. Tout indique que la course sera beaucoup plus serrée cette année. L’avance des libéraux en Ontario fond comme neige au soleil depuis le début de la campagne : cela pourrait annoncer de gros ennuis pour cette formation politique le 20 septembre.
Certes, la gestion de la pandémie a été plus laborieuse en Ontario qu’ailleurs au Canada, plongeant les Torontois dans le confinement le plus long en Amérique du Nord l’hiver dernier. Cependant, c’est surtout au gouvernement provincial de Doug Ford que les électeurs ontariens en veulent pour ces décisions. Par ailleurs, plusieurs enjeux découlant de la situation sanitaire, comme la crise du logement et son abordabilité, ou les conditions de travail dans les manufactures et dans l’économie à la demande, trouvent une forte résonance chez les Ontariens de la classe ouvrière et moyenne.
Ces derniers jours, le désastre du rapatriement des interprètes afghans vers le Canada est un autre défi qui a mis du plomb dans l’aile des libéraux en Ontario, où habite la majorité de la diaspora afghano-canadienne.
C’est bien connu, le grand Toronto et sa couronne sont toujours fortement disputés. D’une part, c’est la région la plus densément peuplée — et influente — du pays, détenant à elle seule 55 sièges aux Communes. D’autre part, c’est aussi une région assez volatile politiquement, surtout en banlieue.
Le centre-ville penche plutôt vers la gauche de l’échiquier politique, ce qui crée des luttes surtout entre libéraux et néo-démocrates. L’équipe de Jagmeet Singh a la ferme intention de s’y tailler à nouveau une place, tant dans l’ancienne circonscription de Jack Layton (Toronto–Danforth), aux mains des libéraux depuis 2015, que dans Davenport, où une lutte serrée a lieu actuellement.
La cheffe des verts, Annamie Paul, espère quant à elle déloger Marci Ien dans Toronto-Centre, une circonscription forteresse libérale de longue date. Compte tenu des récentes remises en question de son leadership au sein de son parti, ce n’est rien de moins que la carrière politique d’Annamie Paul qui se joue dans cette élection. Si elle ne réussit pas à remporter son propre siège, sa survie à un vote de confiance au congrès national de novembre prochain est loin d’être assurée. C’est probablement ce qui explique sa décision de faire campagne presque exclusivement à Toronto, au détriment du reste du pays.
Ce qu’on appelle « le 905 » penche généralement plus vers la droite, et on y prédit déjà plusieurs luttes serrées où les libéraux pourraient essuyer des pertes aux mains des conservateurs. La banlieue de Toronto est aussi le fief de Doug Ford, mais ce dernier et toute son équipe brillent par leur absence depuis le début de la campagne. Cette décision fait peut-être l’affaire d’Erin O’Toole, à qui la présence de l’impopulaire premier ministre provincial aurait pu nuire. Mais elle est également le résultat d’un cessez-le-feu entre Ford et Trudeau pour la durée des élections.
O’Toole, pour qui ce scrutin est le premier en tant que chef de parti, cherche à interpeller l’électorat banlieusard — ses prédécesseurs, Andrew Scheer et Stephen Harper, avaient fait de même. Cependant, la stratégie paraît plus crédible venant d’O’Toole, qui est député de Durham depuis 2012. Ce dernier a très tôt mis en avant la carrière de son père à l’usine de General Motors afin de séduire cet électorat. (John O’Toole a ensuite été député progressiste-conservateur provincial pendant près de 20 ans.)
Depuis l’arrivée d’O’Toole à la tête du PCC, le parti présente des idées visant explicitement à susciter l’intérêt des travailleurs du domaine manufacturier et automobile. Parmi ses promesses, on trouve la protection des pensions des employés lorsqu’une entreprise fait faillite et la représentation du personnel au sein des conseils d’administration des grandes entreprises.
C’est un terrain inhabituel sur lequel s’avancent les conservateurs, étant donné que le vote travailliste et syndical a été historiquement acquis aux néo-démocrates en Ontario. Ceux-ci avaient essuyé de nombreuses pertes aux mains des libéraux aux dernières élections, mais ils semblent en voie de regagner du terrain dans le nord et le sud de la province.
Les circonscriptions de Sudbury et de Nickel Belt, en particulier, seront à suivre, alors que l’enjeu des déboires financiers de l’Université Laurentienne a frappé les esprits dans la région dans la première moitié de 2021. Jagmeet Singh prévoit d’ailleurs y faire un arrêt cette fin de semaine. La région de Windsor-Essex, durement touchée par la fermeture de la frontière canado-américaine pendant la pandémie, semble aussi flirter avec les néo-démocrates dans les intentions de vote. Singh a fait une apparition dans ce coin de la province mercredi dernier, attaquant ouvertement Justin Trudeau sur son bilan environnemental.
En somme, les libéraux ont tout à perdre dans cette province qui est tout sauf un monolithe politique et qui comptera pour beaucoup dans la formation du prochain gouvernement.
Les sondages montrent pour le moment que 20 députés, soit le quart du caucus libéral en Ontario, pourraient disparaître au lendemain du 20 septembre, ce qui profiterait tant aux conservateurs qu’aux néo-démocrates. Parions que les arrêts de Justin Trudeau dans cette province se multiplieront au cours des trois semaines qui restent avant le scrutin.