Les maux des mots politiques

Les partis politiques ont compris il y a longtemps qu’ils ont intérêt à ne pas s’entendre sur les expressions à utiliser dans les dossiers où leurs idées divergent. Voici pourquoi. 

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Au cours des 10 dernières années, Véronique Normandin a exercé diverses fonctions dans des cabinets ministériels libéraux, dont celles de directrice des communications et directrice de cabinet. Elle occupait, jusqu’en juin 2020, le poste de directrice de cabinet du chef de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale. Elle est actuellement stratège en communication et affaires publiques chez Public Stratégies et conseils.

Les mots sont des armes redoutables dans l’espace civique. En politique, les élus comme leurs conseillers les choisissent minutieusement avant de les livrer au public et en écartent d’autres après moult analyses et discussions internes. 

Ils encaissent aussi ceux qui leur sont accolés par des rivaux. L’objectif : définir la partie adverse et contrôler le débat. Autrement dit, vous « aider » à avoir une image de tel politicien, de tel parti, et « juger » de la pertinence ou non d’un débat public. Troisième lien carboneutre et racisme systémique, ça vous dit quelque chose ? 

Dans les officines, on réfléchit parfois longtemps pour trouver le bon mot, la bonne expression ; celui ou celle qui marquera les esprits, fera réagir, fera la manchette ou même choquera. C’est ainsi que les partis arrivent à se distinguer auprès des citoyens.

Dans l’opposition, de 2014 à 2018, la Coalition Avenir Québec (CAQ) s’en donnait à cœur joie dans les formulations-chocs et faisait preuve de beaucoup de créativité quand venait le temps de qualifier le gouvernement libéral et son chef, avec d’édifiants « parti de pourris », « argent sale », « gouvernement de médecins ». Pendant la campagne de 2018, Philippe Couillard a été taxé par François Legault  de « donneur de leçons ». Le coup a porté : en mettant l’accent sur le côté plus cartésien de Philippe Couillard, il se positionnait, lui, comme étant plus accessible et plus proche du peuple.

Ces mots politiques peuvent devenir de vrais casse-têtes pour les politiciens. Ils doivent trouver une façon de se défaire de sobriquets qui leur collent à la peau ou se défendre de choisir sciemment un vocabulaire plus qu’un autre. 

On a rendu la monnaie de sa pièce au parti de François Legault une fois celui-ci au pouvoir. « Duplessiste », « mononcles », « monarque », « paternaliste » et « arrogant » sont autant de termes par lesquels les oppositions ont désigné François Legault et ses troupes. La réplique était servie avec un chapelet de « woke », « idéaliste », « refus de défendre la nation québécoise » et… de silence. L’omission d’anoblir l’opposition officielle par un vocabulaire propre témoigne aussi d’un discours soigneusement planifié.  

Car il y a les mots que prononcent les élus et leurs conseillers… et ceux qu’ils n’utilisent pas, sciemment. Le premier ministre s’est attiré les foudres des partis d’opposition et de groupes de citoyens au cours de la dernière année en refusant de prononcer les mots « racisme systémique » — et de souscrire à cette notion. Même chose chaque fois qu’il évitait de parler de pénurie de main-d’œuvre, lui préférant les expressions « rareté de main-d’œuvre » ou « défi de la main-d’œuvre ». Des termes moins alarmistes, mais qui ne diminuent pas la gravité de la situation pour les entreprises aux prises avec ces postes vacants et les conséquences désastreuses que cela entraîne. 

Mais les choses évoluent, et parfois les réticences tombent… surtout quand on réussit à élaborer et proposer (enfin) une solution au problème. À preuve, le document présentant les détails de l’Opération main-d’œuvre dévoilée le 1er décembre dernier par le ministre du Travail, Jean Boulet, contient sept occurrences de l’expression autrefois interdite, la fameuse pénurie. Le premier ministre a même prononcé le mot à quelques reprises lors de cette conférence de presse. 

Imposer ses mots

Si certains mots deviennent anodins et perdent leur sens à force d’être martelés, d’autres s’incrustent grâce à cette répétition. Un bon exemple est l’« austérité libérale ». Une expression utilisée abondamment à l’époque, tant par les oppositions, les syndicats et des groupes de la société civile que par les journalistes. Ministres et députés libéraux préféraient parler de rigueur budgétaire afin de définir leurs mesures et leur démarche pour l’assainissement des finances publiques et le retour à l’équilibre budgétaire, mais leur « rigueur » n’a finalement pas fait le poids contre l’« austérité » de l’opposition.

Comme quoi même si le citoyen moyen montre peu d’intérêt pour les guéguerres sémantiques des politiciens, inconsciemment, il demeure perméable à la couleur des mots.