Lucien Bouchard et le prophète Mahomet

Quand la caricaturiste de l’Ottawa Sun, Sue Dewar, a dessiné un castor qui rongeait à belles dents la jambe artificielle de Lucien Bouchard, en 1995, elle a reçu des centaines de menaces de mort.

Ill. © Sue Dewar / Ottawa Sun / Agence QMI
Ill. © Sue Dewar / Ottawa Sun / Agence QMI

À l’évidence, ce ne sont pas ses lecteurs habituels qui ont proféré ces menaces. En cette année référendaire, le chef du Bloc québécois était la bête noire du reste du Canada. La caricature reflétait les sentiments d’une partie de l’opinion publique de l’extérieur du Québec.

Les journaux de Sun Media n’ont jamais fait dans la dentelle. Il y a toujours eu une bonne dose de provocation dans leur traitement journalistique. Le dossier Canada-Québec a longtemps été dans leur mire. Le dessin qui a fait scandale était représentatif de leur culture d’entreprise.

Lucien Bouchard se remettait tout juste de l’épisode de « bactérie mangeuse de chair » qui lui a coûté une jambe. Au Québec, la caricature a provoqué un immense tollé. À l’Assemblée nationale et à la Chambre des communes, les élus se sont précipités pour la dénoncer, pas tant parce qu’elle était de très mauvais goût que parce que, dans le contexte de l’époque, elle ne pouvait qu’enflammer des esprits déjà échauffés.

Lucien Bouchard n’est pas le prophète Mahomet, mais il n’est pas faux de dire qu’au milieu des années 1990 bon nombre de Québécois — y compris bien des fédéralistes — lui vouaient un culte. Aux yeux de ses très nombreux admirateurs, il marchait sur l’eau.

Pendant les premières années qui ont suivi le drame médical qu’a vécu M. Bouchard, des expressions comme « partir du bon pied », « s’enfarger dans les fleurs du tapis », « trouver chaussure à son pied » ou encore « marcher sur des œufs » ont même régulièrement été bannies des textes des chroniqueurs qui couvraient ses activités politiques.

Les sentiments qu’il inspirait dans le reste du Canada étaient d’un tout autre ordre. Si de grands médias anglophones ont tenté — pas toujours avec succès — d’éviter de se mettre au diapason du Sun, c’est parce qu’ils préféraient ne pas exacerber des passions déchirantes pour le tissu politique et social du Canada.

Sur le front des relations interculturelles, la culture médiatique canadienne fait une plus grande place à la rectitude politique que la québécoise.

L’épisode récent de Charlie Hebdo a mis en évidence ce clivage. Les médias québécois n’ont pas hésité à diffuser des caricatures de Mahomet publiées par le journal satirique français. Dans le reste du Canada, on s’en est abstenu.

Pour les uns, la diffusion de ces dessins était indissociable de la couverture de l’événement. Pour les autres, cette même diffusion était plus susceptible d’alimenter l’intolérance et de heurter la communauté musulmane que d’éclairer le débat.

On est ici davantage devant un cas de sensibilités différentes que devant un débat à trancher au couteau. Cette différence est inspirée, en partie, par des valeurs culturelles américaines, qui ont peu ou pas de prise sur des médias comme ceux du Québec, qui baignent dans un environnement linguistique différent.

Par exemple, récemment, le Globe and Mail a retiré l’expression « tar baby » du texte d’un ancien ambassadeur du Canada aux États-Unis qui analysait les relations entre les deux pays sous le tandem Obama-Harper.

Derek Burney faisait allusion au dossier des sables bitumineux. Dans la plupart des dictionnaires, on peut lire que l’expression « tar baby » est synonyme de situation engluante. Mais aux États-Unis, elle a une connotation péjorative pour la population afro-américaine.

Cela dit, la source de la rectitude politique des élites médiatiques du reste du Canada n’est pas qu’américaine. Au fil des années, le désir d’éviter d’être accusé de Québec bashing a stimulé le réflexe collectif de marcher sur des œufs en matière interculturelle.

Qu’il s’agisse de Lucien Bouchard ou du prophète Mahomet, cette rectitude politique à fleur de peau ne fait pas l’unanimité dans les salles de rédaction canadiennes. Du même souffle, néanmoins, on peut également constater que bien des Québécois qui adhèrent sans réserve à l’idée de ne pas mettre de gants blancs pour traiter de sujets délicats aux yeux d’autres collectivités que la leur ont l’épiderme drôlement plus sensible quand il est question d’eux.

Les commentaires sont fermés.

Je ne peux quand meme de m’empecher de voir l’aspect profondement malhonnete de l’affaire …

De faire une comparaison entre rectitude et sur le fond le debat sur la place du religieux en regard des autres droits dont la liberte d’expression.

Les caricatures du prophete s’inscrivent dans un context, d’integriste, de fondamentalisme, d’actes de violence nombreux et repetitif dans plusieurs pays, … volonte de faire un crime de blaspheme par l’ONU … vient de discussion sur la place du religieux, de la laicite, de la neutralite de l’etat.

Essayer de faire un parallele subtil entre ca pis ici d’evoquer Lucien Bouchard et le mouvement souverainistes et une couple de message de perdu, je pense que ca vise la tromperie.

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J’en viens a me demander si des journalistes font des concours entre eux pour savoir qui va user du meilleur sophisme pour manipuler les gens. ca devait pas etre facile de faire competition a Jerome Lussier qui avait fait de la communication pour la CAQ.

Un jour les citoyens vont etre assez intelligent pour voir la tromperie evidente du texte.

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La rhetorique est magnifique …

Ici on nous amene dans un espece de dilemme. un catch 22 grossier …

Dans le fond sans le dire on nous dit si on lit entre les lignes ( c’est assez habile pour pas le faire explicitement ) pour etre coherent :

(a) Faudrait soi s’abstenir de critiquer dans le fond ce qui est de l’ordre de propos malhonnete sur les quebecois, sur les souverainistes par des journalistes manipulateurs.

ou soit

etre coherent et accepter la censure religieuse et le blaspheme et des limites a la liberte d’expression ….

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Moi je me garde le droit de repondre aux propos du sun et autres qui visent mes opinions politiques et j’invite les souverainistes a repondre haut et fort a ces journaux de propagande.

Je me garde le droit de repondre aux religieux de tout acabi qui veulent m’imposer la censure religieuse et le blaspheme. J’invite les laiques a ne pas se gener de faire des caricature.

La caricaturiste (j’ignorais que c’était une femme) s’attaquait à l’handicap physique de Bouchard, handicap qui avait failli le tuer, alors que les caricatures sur Mahomet (plutôt sympathiques à Mahomet) s’attaquent surtout au délire des islamistes. On ne parle vraiment pas de la même chose.

Vous avez entièrement raison.
Il n’y aucune commune mesure entre notre susceptibilité québécoise ( nous étions environ 7 millions de québécois , hommes , femmes et enfants a l’époque des caricatures ) et celle d’un milliard et demi de musulmans.
En un mot comme en cent : nous avons parfaitement raison de nous mettre en colère mais pas eux….

Le ROC si prompt à s’attaquer aux souverainistes québécois et si frileux pour défendre la liberté d’expression. À preuve leur refus de publier la photo à la une de Charlie Hebdo. Des intégristes à leur façon !

Chére madame Hébert,

Voilà une excellente caricature. Et puisque vous l’aimez, je vous recommande chaudement aussi celle de Cardon dans ‘Le Canard enchaîné’ quand Kim Campbell devint première ministre. Ayant grandi au Québec avant que le funeste « domestic market » nous plonge dans l’autarcie culturelle typique de l’Amérique du Nord anglophone, j’ai vu plein de comédies à l’italienne à la télévision francophone avec Gassman, Manfredi, Sordi et Tognazzi, alors croyez-moi, en matière de vitriol satirique et grinçant, je suis full preneur.

Mais revenons à nos affaires.

Dans l’après-référendum de 1995, le vote ayant été pris, désormais le problème numéro un qui se posait, du moins dans l’immédiat, n’était plus celui de l’unité de notre fédération (et pas « nation », comme on dit souvent par erreur) vs. la séparation de notre patrie (et pas « nation », comme on dit souvent par erreur), mais bien celui de la lutte contre la fanatisation des encartés, niée avec énergie par les militants exaltés des deux camps. « Il n’y a pas polarisation », entre 1995 et 1998, c’est une intox commune aux fédéralistes et aux séparatistes. Il fallait attaquer sans merci les faucons des deux bords pour faire remonter les colombes des deux bords.

Quand on combat une polarisation, ou – disons pour être plus prudent et se garder de semer le qualunquismo – quand on combat une polarisation excessive, et qu’on est bien décidé à en découdre avec la racaille polarisée de part et d’autre, tous les coups sont valables à condition qu’ils soient doubles. Aussi, cette caricature très agressive de Bouchard et de son handicap physique faisait-elle tout à fait mon affaire, mais à condition, bien entendu, de sortir au même moment les caricatures les plus dures et cruelles du handicap physique de son vis-à-vis Jean Chrétien. L’idée étant bien sûr de fustiger les deux chefs avec le maximum de férocité possible, puisqu’ils refusaient de dénoncer la dérive de leur propre camp (seulement celle du camp d’en face) et qu’ils avaient l’un et l’autre participé de cette dérive en causant un appel d’air extrêmement dangereux, l’un (Chrétien) en remettant en cause la règle du 50% + 1 du vote, non pas avant ou après, ce qui eût été bien légitime, mais bel et bien PENDANT la campagne référendaire, l’autre (Bouchard) en se mettant à promettre inconsidérément un autre référendum pratiquement AU LENDEMAIN du précédent, comme si le résultat n’avait aucun poids.

Les deux, Chrétien et Bouchard, envoyaient alors le même message: « Je suis pour la démocratie tant qu’elle va de mon bord. »

Avec d’un côté l’idée d’élection référendaire ou « référendum uninominal à un tour », et de l’autre le délire grand-serbe de la partition du Québec en cas de victoire du Oui, la principale caractéristique des deux camps était alors la prédominance d’une stratégie antidémocratique. C’est pourquoi Chrétien et Bouchard étaient tous les deux mes ennemis mortels, et que tout ce qui pouvait leur nuire faisait mon affaire – dont cette caricature, donc, même s’il est bien regrettable qu’on n’ait pas alors augmenté le vitriol sur Chrétien aussi.

Eh, que voulez-vous : confronté à des gens (les militants de parti) incapables de penser en termes autres que stratégiques, moi aussi je dois penser uniquement stratégie, sinon j’ai perdu avant même d’avoir livré bataille.

Bien à vous,

Marc Provencher

«Bien des Québécois qui adhèrent sans réserve à l’idée de ne pas mettre de gants blancs pour traiter de sujets délicats aux yeux d’autres collectivités que la leur ont l’épiderme drôlement plus sensible quand il est question d’eux.»

Je ne suis pas du tout sûr de cette histoire d’être d’une seule « collectivité » (encore les « communities »), car il y a un « Je » et plusieurs « Nous », comme le comprenaient parfaitement, en revanche, Carlo Sforza (libéral), Carlo Levi (gauche) et Aldo Moro (démocrate-chrétien). La raison pour laquelle on ne saurait écraser l’individu dans la catégorie, c’est qu’il est de plusieurs catégories à la fois.

Il ne s’agit donc pas ici de « collectivités » mais d’idéologies politiques, comme d’habitude : le fédéralisse, le séparatisse.

Cette caricature – appelons-la « caricature au castor mangeur de chairs » – est une attaque contre les séparatistes et le séparatisme (précisons: séparatisme québécois, comme il faut chaque fois le préciser depuis que le Canada a eu l’idée saugrenue que pour combattre le séparatisme il fallait en secréter une contrefaçon). Et donc, en réalité, si on enlève la rhétorique, ceux que Chantal Hébert appelle « bien des Québécois » sont essentiellement, en fait, comme d’habitude, ceux qui votent pour l’ennemi séparatiste qu’elle combat.

Alors justement : caricature pour caricature, il faut rappeler à l’oublieuse madame Hébert que justement dans ces mêmes années-là, années profondément malsaines de la polarisation post-référendaire, on put avoir la surprise de lire et d’entendre à répétition le ministre ou ex-ministre libéral Marc Lalonde fustiger et vilipender les caricaturistes francophones pour leurs dessins cruels et pas fins de son ami et paon dannunzien Guy Bertrand, souvent portraituré – avec juste raison – comme un sinistre clown.

Vraiment, c’était nouveau pour moi, d’entendre un libéral, à plus forte raison ministre, déplorer la publication de caricatures. D’autant que si une seule cible méritait d’être caricaturée à ce moment-là, une seule, alors c’était bien celle-là ! Car cet avocat hurlant venait de passer de l’aile la plus forcenée du séparatisme (il proposait notamment l’élection référendaire) à l’aile la plus forcenée du fédéralisme (il proposait notamment la partition du Québec en cas de victoire du Oui). Une trajectoire non pas de fédéralisme relativement modéré à séparatisme relativement modéré (comme celle du transfuge Lucien Bouchard) ou de séparatisme relativement modéré à fédéralisme relativement modéré (comme celle du transfuge Jean Lapierre), mais bien de l’aile la plus extrême d’un mouvement à l’aile la plus extrême du mouvement opposé. Une trajectoire à la Doriot, à la Mosley…

Donc, la phrase d’origine de Chantal Hébert, que voici : «Bien des Québécois qui adhèrent sans réserve à l’idée de ne pas mettre de gants blancs pour traiter de sujets délicats aux yeux d’autres collectivités que la leur ont l’épiderme drôlement plus sensible quand il est question d’eux» traduit du rhétorique 101, ça nous donne:

Caricature de Bouchard: « Bien des séparatisses qui adhèrent sans réserve à l’idée de ne pas mettre de gants blancs pour attaquer les fédéralisses ont l’épiderme drôlement plus sensible quand il est question d’eux.»

Caricatures de Guy Bertrand : « Bien des fédéralisses qui adhèrent sans réserve à l’idée de ne pas mettre de gants blancs pour attaquer les séparatisses ont l’épiderme drôlement plus sensible quand il est question d’eux.»

Et allez donc, la saga des Deux Turpitudes se poursuit. Au royaume des aveugles…

Ne mélangez pas tout, chère Madame. Que cette caricature et celles de Mahomet soient jugées de mauvais goût et blessantes (et que cette opinion soit exprimée), c’est dans l’ordre des choses. Que la caricaturiste reçoive du Ottawa Sun des menaces de mort et que ceux de Charlie Hebdo soient assassinés, c’est inacceptable.
Par ailleurs, voilà des semaines qu’on nous serine de ne pas faire d’amalgame entre les terroristes islamistes et l’ensemble des musulmans, et voilà que vous faites le même genre d’amalgame entre les auteurs de menaces de mort et l’ensemble des souverainistes, voire des Québécois, jugés « frileux ». Votre sensibilité semble à géométrie variable.

Par ailleurs, c’est la première fois que je lis que les médias canadiens-anglais se soucient de ne pas se faire accuser de « Québec bashing ». J’en suis heureuse, mu nombre de niaiseries et de jugements à l’emporte-pièce que je lis sur le Québec chaque fois que j’ouvre un journal canadien-anglais, il y a bien du progrès à faire.

Rebonjour, madame Hébert.

Je serais surpris que vous vous abaissiez à lire les commentaires des non-médiatiques, des sans-tribune qui réagissent à vos articles, mais je vais quand même vous en concocter un troisième.

De toute évidence, il y a certaines choses dont vous ne vous rendez absolument pas compte. Par exemple, vous écrivez ceci:

«On est ici davantage devant un cas de sensibilités différentes que devant un débat à trancher au couteau. Cette différence est inspirée, en partie, par des valeurs culturelles américaines, qui ont peu ou pas de prise sur des médias comme ceux du Québec, qui baignent dans un environnement linguistique différent.»

Vous rendez-vous compte, ou non, que si jamais moi je tente d’expliquer à un interlocuteur anglophone n’importe quel point des relations Canada-Québec, y compris le moins politique qui soit (comme la fois que j’ai répondu à un article de la Gazette « Quebec Movie Ratings Are Too Lax ») à partir de ce genre d’argumentaire culturel, je vais être automatiquement qualifié de raciste? Ou au mieux, de séparatiste (ce que d’ailleurs je ne suis pas)? «What do you mean, « another culture!? »» me demandait par exemple, il y a fort longtemps, sur le ton courroucé-supérieur habituel, l’éditeur du bouquin ‘Anglo 2’.

Alors vous avez le toupet de décrire nos relations comme « interculturelles », mais c’est un piège, tendu involontairement sans doute, mais un piège.

Lisez ou relisez, pour prendre un seul exemple, « Blood and Belonging » de Michael Ignatieff : et si vous avez pour deux doigts d’honnêteté intellectuelle, vous vous rendrez compte de l’absolue aberration « hidden in plain sight », dans son titre même : tout en se prenant manifestement (et en étant pris) pour la statue de l’antiracisme guidant le monde, M. Ignatieff prend les nationalités pour transmises par le sang. Or le racisme en son sens le plus strict – donc aussi le plus dangereux -, c’est justement cela ! C’est le déterminisme biologique ! Cela consiste à expliquer par le « sang » (nature) ce qui en réalité s’explique par son contraire (culture), croyance cinglée qui est la négation de l’origine commune de tout le genre humain. La rupture d’humanité nazie est tout entière contenue dans la négation de l’Homme inhérente à la notion même de race, notion malencontreusement transposée, vers la fin du 18e siècle, de la diversité animale à la diversité humaine.

Dès lors, on commence à donner une explication naturelle (physique) à un fait culturel (non-physique) ; et ce qui, au départ, semble inoffensif car limité aux minuscules officines de quelques scientifiques-turlupins fourvoyés, va se répandre graduellement dans les esprits, tel un poison, tout au long du 19e siècle, notamment via les pseudosciences biologisantes promues par l’anthropologie d’alors : phrénologie, raciologie, polygénisme, craniométrie, physiognomonie (et plus tard l’eugénisme), toutes fondées sur l’immense et mortifère erreur qui consiste à croire que la diversité humaine est un fait PHYSIQUE, comme si les peuples, les nationalités étaient l’équivalent humain des sous-espèces du règne animal, comme si les gens étaient déjà juifs, déjà allemands ou déjà juifs allemands À LA NAISSANCE. C’est cette puissante sornette qui, pour ainsi dire, rencontre le fascisme à partir de 1922.

Mais ici, comment faire court ? C’est désespérant. Disons qu’en transposant la même idéologie, le fascisme, en Italie et en Allemagne, on obtient des résultats absolument cauchemardesques mais à certains égards différents, car les idées allemandes, depuis la seconde moitié du 19e siècle environ, sont déjà saturées de pensée raciale; tandis que les idées italiennes, tout en étant dans un état de confusion alarmant et propice aux pires dérives, sont pleines de scepticisme vis-à-vis de la notion de race. Et c’est certes le seul point sur lequel on peut citer côte à côté un fascista et un antifascista!

L’antifasciste Benedetto Croce, en 1927: « Combien arbitraires, fantastiques et improbables sont les théories de la race ».

Le fasciste Mussolini, en 1932: « La fierté nationale n’a aucun besoin du délire de la race ».

Position totalement inimaginable dans la boucher d’Hitler. Le communisme écrase l’individu dans la classe, le nazisme dans la « race », le facismo dans la nationalité. (Ou pour le formuler autrement : le communisme croit que le soi-disant « moteur de l’histoire » est la lutte des classes, le fascisme croit que le moteur de l’histoire est la lutte des nations, le nazisme croit que le moteur de l’histoire est la lutte des « races »,)

Mais évidemment s’agissant du fascismo, qui est entre autres un irrationalisme capable de changer de credo de X à Y sur un dix cents et de prétendre ensuite avoir toujours cru Y, il faut revérifier ça à tous les six mois, et si on a le budget, à tous les trois mois. Déjà un peu avant d’avoir à s’aligner sur le délire racial nazi (alignement opéré en 1937-38 via le grotesque oxymoron « race intérieure » ou « race de l’esprit » fourni au régime par le « penseur » fasciste Julius Evola), Mussolini va se mettre à avoir besoin du « délire de la race » – pour reprendre ses propres termes ! – à partir de 1936, en Éthiopie. C’est que les Italiens arrivés sur place ont parfois tendance à fraterniser avec la population éthiopienne, ou à chanter à la « belle Abyssine » «…et nous ferons de toi une chemise noire» (passage censuré par le régime de ‘Faccetta nera, bell’abissina’, une chanson colonialiste italienne), ce qui évidemment n’est pas du tout le but souhaité. Car ce que veut le glorieux Duce-qui-ne-dort-jamais, c’est une distance infranchissable entre le colonisateur et le colonisé, sur le « modèle » anglais des prétendues « races assujetties », modèle tout entier fondé sur la délirante sornette qu’on est anglais par la naissance (nature) au lieu de le devenir (culture).

« Descent » (comme dans « French descent », « ancestry » (comme dans « British ancestry »), « bloodlines », « lineage », « ethnic stock » sont tous autant d’euphémismes de race. Quand une notion s’euphémise, elle échappe plus facilement à la conscience, et donc aussi à l’attention de l’observateur, de l’observatrice. C’est dans ces cas-là qu’il faut arriver avec l’adage « A rose by any other name is still a rose ». J’attire ici votre attention sur une remarque générale très éclairante de votre collègue Ray Conlogue, dans ‘L’Actualité’ de mars 1997 sous l’excellent titre ‘It’s culture, stupid ! »

«L’ethnie n’a rien à voir avec la race. Ce sont les médias canadiens anglais qui utilisent les mots «racial» et «ethnique» comme s’ils étaient interchangeables. La racine grecque du mot ethnie est ethnos, qui veut dire nation. Au temps des Grecs, le mot identifiait des gens qui partageaient une même culture, pas un même sang.»

Vous voyez ? encore ce délire du sang, que l’antifasciste libéral Giuseppe Antonio Borgese appelait fort justement « les superstitions biologiques ».

Tout ceci pour dire – ou pour commencer à dire, car ma démonstration est évidemment beaucoup plus longue – que quand vous me parlez des relations entre anglophones canadiens et francophones québécois comme « interculturelles », je doute, en fait, qu’elles soient vraiment culturelles dans la tête de nos amis. Je crois que le gentil Canada anglais a toujours pris le fait français pour un fait racial, pour un fait de sang, pour quelque chose d’héréditaire – précisément le contraire de culture. Et s’il voit du racisme partout dès qu’il est question des French, c’est précisément parce qu’il suppose partout la race. Et si un si grand nombre de vos collègues anglophones ont tendance à parler à travers leur chapeau au sujet du fait français, c’est qu’ils le présupposent inconnaissable puisque situé de l’autre côté d’une paroi physique (héréditaire). Au bout de ce délire, on aboutit à une pensée à 360 degrés qui déduit le racisme de la « race » de ses perpétrateurs. Dans un livre publié récemment, j’ai baptisé ce syndrome « antiracisme racial », pour bien montrer sa nature insensée d’oxymoron.

Entendons-nous : il y a déterminisme biologique (pensée raciale, croyance aux théories du sang et de l’hérédité collective) de part et d’autre ; mais la symétrie s’arrête là étant donné qu’un seul des deux camps se prend avec une totale ferveur pour la statue de l’antiracisme guidant le monde, alors qu’il est vautré, via notamment la notion oscillatoire d’heritage, dans le polygénisme.

« Du même souffle, néanmoins, on peut également constater que bien des Québécois qui adhèrent sans réserve à l’idée de ne pas mettre de gants blancs pour traiter de sujets délicats aux yeux d’autres collectivités que la leur ont l’épiderme drôlement plus sensible quand il est question d’eux. »
Euh! Combien de personnes ont été assassinées suite à la caricature de Bouchard?
Quelques idiots ont proféré des menaces. D’accord!
Combien ont pris une kalashnikov? Aucun!
Mme Hébert, vous maniez très bien le sophsme ….et vous êtes de plus en plus malhonnête!

Pauvre Mme Hébert, il n’y a que vous pour provoquer de si longs commentaires! Tout le monde se sent obligé de vous éduquer, paraît-il! Pourtant, vous êtes parmi les voix les plus raisonnables des médias. Merci.

Je pense qu’on peut très bien être raisonnable et ne pas se rendre compte, en raison de la myopie partiisane qu’engendre souvent l’amour de son pays,, que l’antiracisme canadien est racial ; que même après 1945, le gentil Canada continue de croire aux théories du sang ; et que la notion si courante d’«heritage» oscille exactement comme «souche» entre deux sens contraires: culture et nature ; et par conséquent, que bien des vertueuses accusations de racisme qui pleuvent sur les séparatistes ou sur les French depuis quarante ans et davantage sont le fait de benêts de bonne foi qui croient eux-mêmes, et dur comme fer, au délire de la race. Et comme le comprenait parfaitement bien Simone Weil en 1943:

«La présence d’une contradiction, quand elle est sentie, même sourdement, ronge le sentiment ; quand elle n’est pas sentie du tout, le sentiment en est rendu plus intense, puisqu’il bénéficie à la fois de mobiles incompatibles.»