McKinsey : un arbre dans la forêt de la sous-traitance

Les effluves de scandale entourant les contrats qu’accorde le gouvernement fédéral au cabinet McKinsey masquent celles d’un gros cadavre : celui d’une fonction publique rendue zombie par des sous-traitants ne répondant qu’à leurs actionnaires.

kyoshino / Getty Images / montage : L’actualité

Depuis des semaines, les partis d’opposition à Ottawa salivent à voir l’embarras que cause au gouvernement Trudeau son recours répété au cabinet d’experts-conseils McKinsey. Pour en tirer tout le jus possible, ils ont obtenu que le Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires fasse enquête sur ce cas particulier. Un cas particulier, en effet, mais qui n’est pas unique.

En fait, « McKinsey est une distraction » pour qui se préoccupe du recours toujours plus grand du gouvernement à des services professionnels externes, a déclaré sans détour Amanda Clarke, experte de la question et professeure associée à l’École de politique publique et d’administration de l’Université Carleton.

Les chiffres lui donnent raison. La valeur de tous les contrats accordés à McKinsey sur une période de huit ans représentait la moitié de la valeur des contrats d’IBM pour la seule année 2016, a dit au Comité Jordan McAuley, analyste de données à l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC). Selon un relevé établi par le quotidien torontois The Globe and Mail à partir des Comptes publics du Canada (le sommaire de toutes les dépenses effectuées par le gouvernement fédéral), les dépenses d’Ottawa pour des services professionnels et spéciaux externes sont passées d’un peu moins de 7 milliards en 2005-2006 à 14,65 milliards en 2021-2022. Justin Trudeau avait pourtant promis, en 2015, de les ramener à leur niveau de 2005.

Pour dire vrai, ce genre de dépenses n’a cessé de croître depuis le début des années 1990, et pas seulement au Canada. La montée du néo-conservatisme inspiré par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, avec sa méfiance des fonctionnaires et sa volonté d’imposer des régimes minceur à l’État, s’accompagnait de cette idée qu’il fallait gérer le gouvernement comme une entreprise et donc prendre exemple sur le privé. On lui a ouvert la porte pour ne plus la refermer, résume en entrevue Denis Saint-Martin, professeur d’administration publique à l’Université de Montréal.

La fonction publique ne détient pas le monopole du savoir ni ne compte dans ses rangs des experts en tout, certes. Elle a de tout temps fait appel à une aide extérieure quand le besoin s’en faisait sentir, que ce soit pour réagir rapidement à une crise — comme on l’a encore vu avec la pandémie —, compléter temporairement l’expertise des fonctionnaires ou réaliser des projets précis.

Le hic est que c’est devenu une « pratique institutionnalisée, régulière, récurrente, qui fait de l’entreprise une espèce de partenaire de la gouvernance au sein de l’administration publique sans que ça apparaisse dans les organigrammes ou les structures officielles », affirme le professeur Saint-Martin. La transparence et la reddition de comptes en souffrent. Et en confiant aux cabinets privés l’analyse des options offertes au gouvernement pour résoudre un problème, on leur accorde une grande influence, car ce sont eux qui préparent le menu des choix. « Ils structurent le domaine des possibles », dit-il.

Les syndicats et divers experts parlent d’une « fonction publique fantôme » qui n’est pas soumise aux mêmes règles que les fonctionnaires et qui, en faisant une partie du travail de ces derniers, les prive de connaissances essentielles. Selon Denis Saint-Martin, « ces grandes entreprises commencent même à en savoir plus que les États sur la façon de gérer leurs programmes ».

En développant ces programmes ou en élaborant des stratégies, on acquiert un savoir utile pour la suite des choses, a expliqué Amanda Clarke au Comité. C’est cette expertise qui est souvent perdue. « En fait, plus ils sous-traitent, plus les gouvernements deviennent stupides », estime-t-elle, parce qu’ayant perdu les connaissances requises, ils doivent les trouver à l’extérieur. Un cercle vicieux qui nuit à la capacité de l’État de recruter et de retenir les professionnels dont il a besoin.

En se tournant vers le privé, le gouvernement s’épargne la lourdeur de ses propres processus tant en matière d’embauche que de gestion. Des processus, soit dit en passant, qu’il ne se donne pas le souci de corriger. Ce choix en est aussi un de valeurs. Le secteur public et le secteur privé ne servent pas les mêmes maîtres. Le travail du premier doit être au bénéfice de la population. Le travail du second est au bénéfice de ses actionnaires.

Le dossier McKinsey soulève des questions légitimes, que ce soit sur la nature des liens qu’entretient le cabinet avec les libéraux, les enquêtes dont il fait l’objet dans certains pays, le risque de conflits d’intérêts entre ses activités pour le ministère de la Défense et celles pour d’autres gouvernements, comme celui de la Chine. Sur la sellette, le premier ministre Justin Trudeau a ordonné à deux ministres d’examiner l’octroi des contrats, mais le Comité a, le 31 janvier dernier, officiellement demandé à la vérificatrice générale de procéder à une « vérification du rendement et de l’optimisation des ressources des contrats accordés à McKinsey » depuis janvier 2011 et par tout ministère, organisme ou société d’État.

Ces examens sont justifiés, mais le cas McKinsey est le symptôme d’un problème plus profond qui exige attention. Autrement, comment pourra-t-on apporter des correctifs si on ne cerne pas les raisons qui poussent le gouvernement à confier au secteur privé de plus en plus de tâches relevant historiquement de la fonction publique ? Ou si on ne mesure pas les conséquences de cette approche sur le recrutement de fonctionnaires, la transparence, la reddition de comptes, la qualité des services publics et ainsi de suite ?

La composition de la fonction publique, ses réflexes, sa culture, ses moyens et sa motivation ont été profondément compromis par des décennies de méfiance et de transformation des rapports entre la classe politique, le secteur privé et la bureaucratie. Il y a un déséquilibre réel entre ces acteurs en ce moment, et il est au grand désavantage du service public.

Ce qui devrait nous préoccuper, car le prix à payer peut être élevé. Phénix, ça vous dit quelque chose ?

Toute réforme exigera temps et argent, et surtout beaucoup de volonté politique, car il n’est jamais sexy d’investir dans la bureaucratie. La classe politique actuelle est-elle à la hauteur de la tâche, elle qui a les yeux tournés vers le court terme ? Bref, saura-t-elle regarder au-delà de l’arbre McKinsey ?

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Pheonix, don’t l’Australie avait averti le Canada de ne pas toucher à ce système; les sousmarins britanniques inutilisables parce qu’ils prennent l’eau; des 10zaines de milliers d’ordinateurs achetés plus de 7 ans après l’appel d’offre et qui, à terme, sont désuets donc inutilisables… Le fonctionnarisme canadien ne fonctionne tout simplement plus et nous coûte de plus en plus cher.

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Il est évident que la classe politique ne regarde que le court terme: bien que ça sonne un peu de mauvaise foi, les résultats aux élections à venir semblent prendre le dessus sur le bon fonctionnement à long terme des institutions publiques.

D’autant plus que certaines personnes seront probablement doublement gagnante dans cette histoire: le temps de la retraite venu ou quand elles jugeront opportun de quitter la fonction publique, elles utiliseront leurs relations et, « comme par hasard », se dénicheront un emploi au sein une compagnie privée qui obtient des contrats publics. Pension plus salaire: le « double dip » à son meilleur.

Je n’ai pas vraiment d’objection à ce que le gouvernement ait recours à l’aide de firmes privées quand les employés de la fonction publique manque d’expertise ou d’effectifs pour accomplir leurs tâches, mais il faudrait que l’efficacité soit au rendez-vous, que les coûts soient moindres et que cette aide externe puissent être sanctionnées et tenues responsables de leurs erreurs et omissions (ce qui ne semble pas être le cas en ce moment). Sans oublier que toutes les données recueillies ne devraient pas être la propriété exclusive de l’entreprise (de cette façon, peut-être qu’elles agiront de manière plus objective).

Parce que quand on regarde le portrait global, le recours a l’entreprise privée (et les budgets qui leur sont accordés) semble être considéré comme la solution miracle et comme un puit sans fond. Tout le monde semble aussi continuer à marcher avec ses oeillères comme si tout allait bien. Il commence à être temps que nos dirigeants se réveille.

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