Le 2 avril à 9 h 51, Mylène Drouin appuie sur « Envoyer ». La directrice régionale de la santé publique de Montréal, préoccupée par l’avalanche de nouvelles infections au coronavirus, qui ont franchi les 2 000 cas en moins de trois semaines sur son territoire, envoie un courriel sans dentelle au cabinet du premier ministre François Legault, au directeur national de la santé publique, Horacio Arruda, et à son adjoint, Richard Massé.
Le document de quatre pages joint au courriel ne laisse aucun doute quant à l’urgence de la situation. « Il faut agir dès maintenant, sinon nous aurons une amplification dans l’intensité et la durée pour le grand Montréal. C’est maintenant !!! »
Horacio Arruda et Richard Massé avaient demandé la veille à Mylène Drouin d’élaborer un plan pour contenir davantage l’épidémie à Montréal. Ils sont servis.
En 24 heures, la directrice régionale et son équipe produisent un document intitulé Recommandations Montréal, qui propose une opération de confinement de grande envergure : isoler l’île, ses quartiers et ses habitants.
La Direction régionale de la santé publique (DRSP) souhaite que les Montréalais limitent leurs déplacements à leur secteur résidentiel, fassent leur jogging à moins d’un kilomètre de la maison, et qu’une seule personne désignée par famille se rende à l’épicerie. Sous la rubrique « Milieux à risque », on peut lire que les résidants de multiplex devraient « restreindre leurs déplacements à l’essentiel ». La DRSP suggère aussi la fermeture des parcs pour au moins une semaine.
Dès le 26 mars, Horacio Arruda avait prévenu l’équipe de François Legault que la région métropolitaine devait être considérée comme l’épicentre de l’épidémie au Québec, voire au Canada
Le document propose la mise en place de barrages policiers aléatoires sur les ponts autour de Montréal et de Laval afin de « vérifier les déplacements interurbains ». Une mesure « plus symbolique qu’efficace pour réduire la transmission », convient toutefois la DRSP de Montréal, qui estime qu’elle peut avoir « un impact important au niveau économique ».
« Est-ce possible de se parler rapidement ce matin pour regarder la mise en œuvre de ces mesures et l’annonce à la population ? », écrit Mylène Drouin à la cellule de crise du gouvernement Legault.
En ce froid début d’avril, le nombre de cas double tous les trois jours dans la région de Montréal, alors qu’il double tous les 7 à 10 jours ailleurs au Québec.
Dès le 26 mars, Horacio Arruda avait prévenu l’équipe de François Legault que la région métropolitaine devait être considérée comme l’épicentre de l’épidémie au Québec, voire au Canada, et qu’un plan particulier pour y contenir la crise devait être envisagé.
La bataille de Montréal sera épique pendant des semaines, en raison de la forte densité de population, des îlots de pauvreté, de l’itinérance, du nombre élevé de CHSLD et de résidences pour aînés, et de la multitude de personnes en contact avec leurs familles vivant dans des zones chaudes aux États-Unis et en Europe… Pendant cette période, l’équipe de la mairesse Valérie Plante croisera le fer avec le gouvernement Legault sur la spécificité de Montréal et la nécessité de déclarer les mesures d’urgence.
Le spectre de la fermeture
En ce 2 avril, Montréal est à environ deux semaines du pic de l’infection. La Dre Drouin, aux commandes de la santé publique de Montréal depuis 2018, écrit dans son courriel qu’au lieu de tester seulement les travailleurs de la santé et les personnes qui reviennent de voyage avec des symptômes, le ministère de la Santé devrait procéder à un « dépistage populationnel de masse » pour le grand Montréal et « rehausser le dépistage dans les quartiers où [il y a] des communautés culturelles qui ne se déplacent pas pour se faire dépister », notamment à l’aide de cliniques mobiles.
Ce dépistage massif ne sera lancé qu’un mois plus tard, au début mai, faute d’une capacité suffisante de tests, explique aujourd’hui Mylène Drouin. « On manquait de tout en avril : réactifs chimiques, écouvillons, personnel en laboratoire… On s’est concentrés sur le plus urgent, là où ça brûlait. Dans les circonstances, c’était le bon choix. » Pour ne pas être à sec, elle a même dû réquisitionner d’urgence 15 000 écouvillons dans les cliniques de l’île, qui utilisaient ces cotons-tiges pour d’autres prélèvements.
Les contraintes dans le dépistage ont empêché la santé publique de déceler l’émergence de la transmission communautaire dans les quartiers chauds, comme Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies ou Parc-Extension. « On a été deux semaines en retard, il a fallu se rattraper », dit Mylène Drouin.
La veille de l’envoi de son courriel, le 1er avril, le médecin-conseil Marc Dionne, de la Direction des risques biologiques et de la santé au travail à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), annonçait de sombres nouvelles à la cellule de crise du gouvernement concernant la région de Montréal, là où vit la moitié de la population de la province.
Ce spécialiste des épidémies est troublé lorsqu’il se présente au troisième étage de l’édifice Honoré-Mercier, à deux pas du parlement, où l’attendent le premier ministre François Legault et sa garde rapprochée — quelques conseillers et hauts fonctionnaires, la ministre de la Santé, Danielle McCann, et Horacio Arruda.
Le diplômé en santé publique de la prestigieuse université américaine Johns Hopkins va droit au but : « Je n’ai jamais vu une épidémie de cette rapidité en 40 ans de carrière. » L’homme aux cheveux blancs et aux petites lunettes grises prend une courte pause avant d’ajouter : « La vitesse de contagion à Montréal se compare à celle de l’Italie. »
Autour de la longue table de conférence en bois, les conseillers Stéphane Gobeil et Pascal Mailhot échangent des regards soucieux. « On s’est dit : “Ouch !” Quand une présentation commence en parlant de l’Italie, ça part mal », raconte Pascal Mailhot, directeur de la planification stratégique au cabinet du premier ministre.
Jonathan Valois, le chef de cabinet de la ministre de la Santé, se souvient d’un document « à glacer le sang ». « On a agi tellement vite pour confiner le Québec qu’on ne pensait plus qu’un scénario à l’italienne était encore possible », relate-t-il.
Si les hôpitaux de Montréal ne sont pas débordés comme ceux de l’Italie, explique Marc Dionne, c’est notamment parce que le virus se transmet alors davantage chez les moins de 60 ans, en meilleure santé et moins à risque de souffrir de complications que les aînés — une situation qui changera dramatiquement dans les jours suivants, avec les éclosions dans les CHSLD et les résidences pour personnes âgées.

Le Québec est à ce moment-là confiné à la maison, François Legault ayant décrété le 24 mars la mise sur pause complète de l’économie, sauf pour les services et commerces essentiels. Une décision, espère Marc Dionne, qui fera chuter la transmission à Montréal. « Ça prend un peu de temps avant de voir les effets », souligne-t-il.
« La situation était très fragile, mais j’avais confiance que nous ne l’avions pas encore échappée à Montréal », racontera plus tard le médecin-conseil.
Tout de suite après cette allocution, Horacio Arruda et Richard Massé demandent à Mylène Drouin et son équipe de produire un plan de confinement plus sévère que celui en vigueur.
Certaines recommandations de ce plan iront de l’avant : la traduction des consignes et des brochures d’autosoins en plusieurs langues, l’augmentation du financement des organismes communautaires, la présence policière accrue dans les lieux publics très fréquentés et l’informatisation du suivi des enquêtes sur les cas positifs.
Les mesures pour confiner davantage Montréal resteront lettre morte.
« C’était des options. La pire chose dans une crise est de ne pas tout considérer et de le regretter ensuite », dit Marie-Eve Gagnon, la directrice de cabinet de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, qui a participé aux discussions entourant ces recommandations.
Certaines mesures pouvaient créer davantage de problèmes, comme les points de contrôle aux ponts ou le bouclage des quartiers. « La région de Montréal, c’est un tout. Il y a un flot constant », note Horacio Arruda.
De nombreux travailleurs essentiels, des policiers aux pompiers en passant par le personnel de la santé, résident dans la couronne, mais travaillent à Montréal ou à Laval. « Si on installait des barrages aux ponts, on avait peur que beaucoup d’employés refusent de rentrer travailler, explique Pascal Mailhot. Déjà qu’on avait une pénurie d’employés dans le réseau de la santé… »
Dans les jours suivant le courriel du 2 avril, la santé publique constate que la mise sur pause du Québec porte ses fruits à Montréal. La contagion se stabilise, ce qui rend caduques certaines propositions. « La coercition n’a pas été nécessaire », dit Mylène Drouin.
Politiquement, confiner Montréal aurait été payant, estime Stéphane Gobeil, puisque les sondages du gouvernement montraient que les Québécois en région souhaitaient majoritairement que les autorités serrent la vis à la métropole. « Nos experts en santé publique nous ont dit que c’était mieux de faire l’inverse et de protéger les autres régions, ce qu’on a fait », raconte le rédacteur de discours de François Legault.
N’empêche, dans la métropole, la tension grimpe depuis plusieurs semaines.
La dégradation
Il y a à peine 11 cas officiels de COVID-19 à Montréal, à la mi-mars, lorsque François Legault perd patience envers le gouvernement fédéral, qui tarde à imposer des mesures de contrôle et d’information à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau et aux postes frontaliers terrestres. Les douaniers demandent simplement aux vacanciers et aux gens d’affaires s’ils reviennent de Chine, d’Iran ou d’Italie, les plus importants foyers d’infection à cette période. Aucune mesure particulière n’est requise.
Entre le 1er et le 21 mars, 42 000 voyageurs étrangers et près de 250 000 Canadiens débarquent à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, souvent de retour de France, d’Italie ou des États-Unis
Le 13 mars, Pascal Mailhot appelle la directrice des relations publiques à Aéroports de Montréal, Anne Marcotte — qui a été attachée de presse de François Legault de 1998 à 2003, à l’époque où celui-ci était ministre dans le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard. Elle confirme qu’inciter plus fortement les voyageurs à respecter une quarantaine, même si elle n’est pas encore obligatoire, est une excellente idée. « On était inquiets nous aussi », dit-elle.
Alors que s’achève la semaine de relâche, le 8 mars, des dizaines de milliers de Canadiens rentrent au pays, dont un grand nombre seront finalement porteurs de la maladie — 17 % des tests effectués sur les voyageurs symptomatiques en mars s’avéreront positifs. « Arriver de l’étranger était le principal facteur de risque et il ne se passait rien à l’aéroport. C’était totalement nonchalant. Il fallait agir », raconte Mylène Drouin. Le lundi 16 mars, celle-ci envoie donc à l’aéroport une quarantaine de personnes de son équipe, qui vont se relayer pendant quelques jours pour intercepter les voyageurs à la sortie des terminaux, afin de les informer des consignes.

Les conseillers de François Legault sont estomaqués de voir que la mairesse Valérie Plante est là aussi, devant les caméras, pour parler de l’opération. « On est tombés des nues. Elle nous a soutiré la rondelle à la dernière minute ! », relate Pascal Mailhot, mi-amusé, mi-amer.
L’équipe Plante avait eu vent de l’opération le samedi, lorsque Mylène Drouin avait prévenu la mairesse qu’elle déploierait des agents à l’aéroport. Depuis plusieurs jours, la directrice de cabinet de Valérie Plante, Marie-Eve Gagnon, pressait le cabinet du premier ministre Justin Trudeau de resserrer les contrôles à l’aéroport. « C’était une passoire, dit-elle. Quand on a su que l’équipe de Mylène Drouin y allait, on a offert notre aide. »
La Ville de Montréal, qui a activé son Centre de coordination des mesures d’urgence le 13 mars, mobilise quelques policiers et agents de prévention des incendies pour aider la DRSP. « Notre monde était là aussi, alors on a parlé aux journalistes », justifie Marie-Eve Gagnon.
Valérie Plante parle tous les jours à Mylène Drouin, même si cette dernière ne relève pas des instances municipales, mais plutôt de la Direction générale de la santé publique du ministère de la Santé. Les deux femmes ont tissé des liens au fil des précédentes urgences sanitaires, notamment lors de la vague de chaleur en 2018 et des inondations en 2019. « Dès le début, on s’est dit qu’on serait au front ensemble », affirme Valérie Plante.
Après l’épisode de l’aéroport, le cabinet du premier ministre Legault en vient à la même conclusion. « On s’est dit qu’il fallait être les meilleurs amis du monde et tout se dire, pour éviter les surprises et les dérapages », explique Pascal Mailhot, revenu chez lui dans Rosemont après quelques semaines de résidence forcée à Québec au début de l’épidémie. Le conseiller politique de 51 ans est membre de Projet Montréal, le parti de Valérie Plante, plutôt à gauche, depuis l’époque de l’ancien chef Richard Bergeron. « Un caquiste membre de Projet Montréal, ça peut paraître surprenant, mais j’aime l’urbanisme ! », lance-t-il en riant. Chaque jour à 11 h 15, les deux cabinets échangeront en visioconférence pour coordonner leurs actions et les annonces.
Les craintes des autorités québécoises concernant la frontière se révéleront justifiées.
Entre le 1er et le 21 mars, 42 000 voyageurs étrangers et près de 250 000 Canadiens débarquent à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, souvent de retour de France, d’Italie ou des États-Unis, des foyers d’infection importants. Par la voie terrestre, 157 000 Québécois reviennent au bercail et 36 997 Américains entrent au pays — dont 9 404 de l’État de New York et 4 825 du Massachusetts, deux États qui seront particulièrement atteints.
À Laval, des personnes qui reviennent de la Floride et d’Europe sont les premières touchées. À Montréal, les familles juives d’Outremont et de Côte-Saint-Luc écopent, suivies de la communauté italienne de LaSalle. « Ce qui a fait le plus mal à Montréal, ce sont les liens avec New York. Ç’a été déterminant dans les premières semaines », explique Horacio Arruda.
Dans les rues bordées d’arbres d’Outremont et de Côte-Saint-Luc, et devant les maisons individuelles de Boisbriand, trois secteurs où se concentrent les 4 000 familles de la communauté juive hassidique, les voitures portant des plaques d’immatriculation de New York sont nombreuses à la mi-mars.
La plupart des hommes de la communauté sont originaires de la mégapole américaine, ayant déménagé à Montréal pour suivre leur femme, comme le veut la tradition. « Nous voulons que les femmes soient proches de leur famille, car c’est toujours bon d’avoir de l’aide », souligne Mayer Feig, porte-parole de la communauté et membre du comité d’action des hassidim contre l’épidémie. Des hommes font régulièrement l’aller-retour entre Montréal et New York. Les leaders de la communauté ont pourtant fortement déconseillé de se rendre là-bas dès le début de la crise, ajoute-t-il. « Le virus était très présent à New York, et comme nous sommes une communauté sociale, qui se rassemble souvent, le risque était grand. »
La solitude est contraire à la tradition hassidique. Les membres de la communauté prient en groupe, partagent des repas et se réunissent dans les résidences pour l’école religieuse des enfants. Il y a toutefois un isolement culturel et linguistique par rapport à la société qui les entoure. La plupart ne regardent pas la télé, n’ont pas facilement accès à Internet, parlent yiddish et se fient à des rabbins qui, la santé publique le découvrira plus tard, ne transmettent pas toujours fidèlement le message des autorités politiques et sanitaires.
Pour informer les familles hassidiques de l’évolution de l’épidémie et des mesures annoncées par le gouvernement, les leaders de la communauté mettent en place une ligne téléphonique où un message préenregistré est renouvelé chaque jour. « En temps normal, on aurait affiché ces informations à la synagogue, mais on ne peut plus s’y rendre », explique Mayer Feig. À la mi-mai, la ligne avait reçu plus de 80 000 appels. Deux dépliants, en anglais et en yiddish, ont également été distribués dans les foyers.
Malgré tout, des interventions policières seront menées pour disperser des gens rassemblés dans un mikvé, le bain rituel, à Côte-Saint-Luc et près d’une synagogue à Outremont. « Une prière en groupe, c’est aussi un rassemblement. On a parlé aux leaders religieux pour qu’ils fassent passer le message », explique Marie-Eve Gagnon.
L’équipe Plante enverra un signal semblable dans plusieurs autres communautés culturelles, notamment auprès des musulmans, qui commençaient le ramadan en avril et dont la tradition les amène à festoyer en groupe à la tombée du soir. « On n’a eu aucun problème avec les leaders religieux. Ils ne voulaient pas mettre leur monde en danger », poursuit la directrice de cabinet de la mairesse Plante.
Reste qu’à la fin mars, alors que le nombre de cas franchit les 1 600 dans la métropole, la santé publique combat le virus à armes inégales.
Comme dans toute épidémie, elle tente de communiquer avec ceux ayant été en contact avec une personne atteinte, pour ainsi juguler la contagion. Mais cette fois, les enquêteurs reçoivent souvent des informations incomplètes. Dans près d’un diagnostic positif à la COVID sur cinq (17 %), le fax arrive du laboratoire sans le numéro de téléphone ou le courriel du malade à joindre !
Entre le prélèvement et l’analyse en laboratoire, ou encore lors de l’envoi du résultat à la santé publique, les coordonnées des personnes testées se perdent — ou sont mal collectées. Parfois, il n’y a que le numéro d’assurance maladie et l’âge, d’autres fois, que le nom de famille.
Certains jours, le découragement gagne Paul Le Guerrier, médecin-conseil en prévention et contrôle des maladies infectieuses à la DRSP de Montréal. « Nos équipes doivent fouiller dans le Dossier santé Québec pour trouver les adresses, mais souvent, les gens ont déménagé ou changé de numéro de téléphone. On finit par les joindre, mais ça peut prendre des heures. Le temps, en pleine épidémie, c’est précieux. »
Mylène Drouin doit mobiliser des équipes pour simplement dénicher le bon numéro de téléphone. « C’est arrivé que la personne ne vivait même pas à Montréal, mais en Montérégie ! »
L’état d’urgence
En mars, alors que le gouvernement étend les restrictions chaque jour, la panique s’empare d’Émilie Fortier. Depuis l’interdiction des rassemblements, la dynamique directrice des services du campus Saint-Laurent de la Mission Old Brewery voit les refuges pour itinérants fermer les uns après les autres en raison de la trop grande promiscuité des lieux. « Des gens n’avaient plus d’endroits où manger. La crise a été humanitaire tout de suite », raconte-t-elle. Bientôt, la Mission Old Brewery est le seul centre encore ouvert.
Pendant que François Legault intime à la population de rester à la maison pour se protéger du virus, ceux qui n’ont pas de toit sont contraints de rester dehors. Dans un centre-ville désert, des centaines de sans-abri à la santé chancelante errent au pied des géants d’acier et de verre. « J’étais sûre qu’ils allaient tomber comme des mouches. On s’attendait à une hécatombe », dit Émilie Fortier.
Pour loger les itinérants déclarés positifs, le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, responsable des sans-abri de la région, redonne vie à l’ancien hôpital Royal Victoria, sur le flanc du mont Royal. Mais pour les cas négatifs et les personnes en attente de leur résultat, il faut des endroits où dormir. « On était tous en panique ! », relate Julie Grenier, directrice adjointe aux partenariats et au soutien à l’offre de services au CIUSSS.
Pendant plusieurs jours, Julie Grenier et Émilie Fortier tentent avec leurs équipes de louer des chambres d’hôtel, sans succès, malgré un taux d’occupation d’à peine 5 %. « Dès qu’on disait vouloir y mettre des itinérants potentiellement atteints de la COVID, la porte se refermait, explique Julie Grenier. On se couchait tard, on essayait au cas par cas de placer les personnes. Tout le monde était apeuré. »
Le 23 mars, le jour où le premier ministre met le Québec sur pause, un habitué de la Mission Old Brewery est déclaré positif, ce qui entraîne la fermeture du dernier centre de jour pour itinérants de la métropole.
Le problème remonte jusqu’au Centre de coordination des mesures d’urgence de Montréal, auquel siègent des représentants de tous les services de la Ville, et présidé par Richard Liebmann, le chef par intérim du Service de sécurité incendie. Même si l’itinérance relève du gouvernement du Québec, il est rapidement convenu que Montréal doit prendre les choses en main. « Le gouvernement était trop occupé avec les hôpitaux pour faire quelque chose », raconte Valérie Plante.
La mairesse souhaite décréter l’état d’urgence sanitaire sur son territoire afin d’accroître ses pouvoirs, pour réquisitionner des hôtels, conclure des contrats sans appels d’offres et assigner de nouvelles tâches à des fonctionnaires, notamment monter des abris temporaires pour les itinérants.
Dans un centre-ville désert, des centaines de sans-abri à la santé chancelante errent au pied des géants d’acier et de verre. « J’étais sûre qu’ils allaient tomber comme des mouches. On s’attendait à une hécatombe », dit Émilie Fortier.
Le gouvernement Legault refuse. « On ne voyait pas le besoin de faire ça, affirme Pascal Mailhot. On avait peur de l’effet domino, et que le Québec en entier soit sous le coup des mesures d’urgence, même dans les villes où ce n’était pas nécessaire. »
Le 27 mars, Pascal Mailhot constate avec surprise que la directrice de cabinet de la mairesse, Marie-Eve Gagnon, n’est pas seule au téléphone. Il note la présence du directeur de la police de Montréal, Sylvain Caron ; du directeur général de la Ville, Serge Lamontagne ; du chef par intérim du Service de sécurité incendie, Richard Liebmann ; de la directrice régionale de la santé publique, Mylène Drouin… « Ils avaient sorti leurs gros canons pour nous convaincre », dit Pascal Mailhot.
La colère et l’incompréhension dominent les plaidoyers. Tous ont le sentiment d’avoir des responsabilités importantes, mais pas suffisamment de moyens pour s’en acquitter. Après une trentaine de minutes, les arguments portent. « Quand le chef de police a dit qu’il craignait de “perdre le contrôle”, je suis allé voir le premier ministre », explique Pascal Mailhot. François Legault appellera Valérie Plante vers midi pour donner le feu vert au décret de l’état d’urgence sanitaire dans la métropole.
Deux jours plus tard, le matin du dimanche 29 mars, l’équipe du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal envoie un message pressant au bureau de Valérie Plante. « On leur a dit : “Utilisez vos pouvoirs de mesures d’urgence ! C’est maintenant ou jamais !” On n’en pouvait plus », raconte Julie Grenier.
La Ville dépêche un huissier à l’hôtel L’Abri du voyageur, près de la place des Festivals, pour en réclamer les clés. C’est un lieu stratégique, tout juste à côté du centre de dépistage, où le réseau communautaire envoie les personnes itinérantes se faire tester.

L’Abri du voyageur sera le seul hôtel réquisitionné ainsi par la Ville. Dans les jours suivants, 11 autres hôtels et arénas recevront des sans-abri grâce à des ententes signées avec l’équipe municipale. Au plus fort de la crise, près de 800 personnes y seront logées.
Dans le hall d’entrée moderne de l’hôtel Chrome, sur le boulevard René-Lévesque, près de l’Université du Québec à Montréal, la salle qui servait de bar, à proximité des ascenseurs, a été transformée en bureau. On y prend régulièrement la température des 62 itinérants qui logent sur les étages, arpentés par un agent de sécurité pour s’assurer que les consignes sanitaires sont respectées. Près de la porte de l’hôtel, un gardien rappelle aux occupants sortis griller une cigarette de « passer par la case Purell » à leur retour. « Les mains ! », lance-t-il presque sans arrêt. Tous portent un masque jetable bleu.
Assises sur un canapé gris dans le hall, Émilie Fortier, de la Mission Old Brewery, et Julie Grenier, du CIUSSS, discutent avec L’actualité tout en regardant avec satisfaction le va-et-vient de cette clientèle vulnérable. L’hécatombe n’a pas eu lieu. « Il y a eu des éclosions à certains endroits, mais qui ont été circonscrites assez rapidement », note Julie Grenier. Sur les 530 personnes testées qui ont séjourné à L’Abri du voyageur depuis le 30 mars, seulement 21 étaient atteintes de la COVID-19 à la mi-mai. « Ça indique que nos mesures ont bien fonctionné. »
Le 10 avril, le casse-tête de l’itinérance est résolu et la vague de contamination en provenance des voyageurs est largement maîtrisée. Montréal et Laval atteignent leur pic de contamination, un peu avant le reste de la province. « Les indicateurs étaient assez bons, souligne Marc Dionne, de l’INSPQ. On observait même une légère tendance des cas à la baisse dans la région métropolitaine. »
Puis, tout bascule. Les CHSLD et les résidences pour personnes âgées de Montréal et de Laval s’enflamment. « Cette catastrophe a changé la courbe de l’épidémie. L’amélioration de la situation a cessé et on a atteint un long plateau », explique Marc Dionne.
Pas moins de 87 % des 108 CHSLD publics et privés sur l’île de Montréal seront touchés par la maladie, ainsi que 68 % des 204 résidences privées pour aînés (RPA). À Laval, 76 % des CHSLD seront frappés et 38 % des RPA. Des proportions sans commune mesure avec le reste du Québec, où la contamination a touché moins de 10 % des CHSLD et RPA.
À la mi-avril, Mylène Drouin et Valérie Plante portent leur attention sur les 132 immeubles d’habitation à loyer modique (HLM) réservés aux aînés, où logent 10 500 personnes de 60 ans et plus.
Laval passe de quelques dizaines de cas à plus de 1 000 en deux semaines. Chaque matin, à la réunion de 8 h 30 avec son équipe d’enquêteurs, au rez-de-chaussée d’un petit bâtiment gris qui jouxte un centre commercial de Chomedey, la Dre Yannick Lavoie n’en croit pas ses yeux lorsqu’elle regarde le bilan. « C’était surréel. Ç’a décollé comme une fusée », raconte la coordonnatrice médicale responsable des maladies infectieuses à la DRSP de Laval.
Le gros fax noir du troisième étage crache jusqu’à 200 nouveaux cas par jour, la plupart des aînés en CHSLD ou en RPA, ou encore du personnel de la santé — 25 % des cas à Laval. « On savait que les CHSLD avaient des patients vulnérables et qu’il y aurait des cas, mais l’ampleur de la crise a pris tout le monde par surprise », affirme Jean-Pierre Trépanier, le directeur régional de la santé publique de Laval.
La « grande saignée » du personnel dans le réseau de la santé commence. Les quarantaines se multiplient. Des employés ont peur et restent à la maison, particulièrement ceux à temps partiel — 50 % du personnel du réseau. « C’était l’enfer, ça tombait par dizaines », dit Jonathan Valois, le chef de cabinet de la ministre Danielle McCann.
Jusqu’à 12 000 employés seront absents en même temps au début mai, dont les trois quarts dans la région de Montréal, déjà aux prises avec une pénurie de personnel en temps normal.

Les PDG des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et de leur équivalent universitaire, les CIUSSS, se font appeler en panique chaque jour par les gestionnaires de CHSLD, publics et privés, qui manquent d’infirmières, d’aides-soignants et de préposés aux bénéficiaires. « Ça appelait à l’aide sans arrêt, et chaque établissement avait besoin de 10, 15 ou 20 personnes pour le lendemain matin », relate Jonathan Valois.
Le gouvernement du Québec se résout à réclamer 1 350 soldats en renfort. Pierre Bélanger, le copropriétaire de la Villa et des Loggias Val des Arbres, qui regroupent une résidence pour personnes âgées et un CHSLD privé dans le sud de Laval, est l’un des premiers à demander l’aide de l’armée, le vendredi 17 avril. Le premier cas de COVID-19 dans ses installations a été déclaré 10 jours plus tôt, mais lorsque les 30 soldats arrivent, le 20 avril, 68 % des 90 patients du CHSLD sont déjà infectés et 50 % des employés sont absents, selon le rapport spécial des Forces canadiennes. « La résidence s’est transformée en salle d’urgence en quelques jours », dit Pierre Bélanger. En cinq semaines, 53 résidants meurent, ce qui constitue l’un des plus lourds bilans dans les CHSLD du Québec.
Durant la même période, à la mi-avril, Mylène Drouin et Valérie Plante s’interrogent sur les milieux à risque. « On ne pouvait rien faire pour les CHSLD, qui relèvent du ministère de la Santé, mais on ne voulait pas qu’une autre clientèle vulnérable nous échappe », dit la mairesse. Rapidement, elles portent leur attention sur les 132 immeubles d’habitation à loyer modique (HLM) réservés aux aînés, où logent 10 500 personnes de 60 ans et plus.
L’équipe municipale utilise les nouveaux pouvoirs que lui confère l’adoption des mesures d’urgence et embauche l’entreprise de sécurité Garda pour surveiller l’entrée des immeubles. De son côté, l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM) conclut une entente avec l’organisme sans but lucratif Commissionnaires du Québec afin d’empêcher les rassemblements et de s’assurer du respect des consignes sanitaires.
Au pied des Habitations Hochelaga, séparées du fleuve par le port de Montréal, dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, Nathalie Dufort s’apprête à grimper les 11 étages avec en main une liste des occupants des 87 appartements. L’organisatrice communautaire au service de l’OMHM vient y distribuer des masques réutilisables. « On a deux sortes de locataires : ceux qui respectent les règles, et les rebelles !, dit-elle en cognant à une porte. J’ai dû casser le party de quelqu’un qui fêtait ses 64 ans. Ils étaient dans les balançoires les uns à côté des autres, sans distanciation. »
Aux Habitations Hochelaga, la mission de gardien des règles a été confiée à Amine Jabbara, 18 ans, un grand gaillard athlétique aux boucles brunes. Les résidants lui ont réservé un accueil plutôt froid, après qu’il eut refusé l’entrée à des amis des locataires, mais aussi à des travailleuses du sexe qui venaient embellir la nuit de clients. « Je devais souvent répéter les consignes : “Portez le masque, restez à deux mètres les uns des autres” », explique-t-il, droit comme un I près de la porte qu’il surveille depuis des semaines.

Posté sous une arche en bois, à côté de deux triporteurs, le jeune homme raconte comment il a été mieux servi par la gentillesse que par les menaces. « Au début, les gens ne voulaient pas utiliser de Purell. Une femme m’a même dit : “Je suis tellement vieille, que la COVID me prenne !” Je leur disais de penser aux autres résidants de l’immeuble. »
Amine, grand amateur de soccer, s’assoit parfois à deux mètres des locataires et les écoute pendant des heures. « Ils me racontent un peu leur vie. J’ai appris tellement de choses ! C’est une école pour moi d’être avec eux. »
Aucune éclosion n’a à ce jour frappé les 132 immeubles HLM pour aînés. « On a évité des drames sociaux grâce à ce genre de mesures », estime le maire d’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve Pierre Lessard-Blais.
Ailleurs à Montréal et à Laval, la crise dans les CHSLD et résidences pour personnes âgées commence toutefois à déborder dans la population. Les milliers de préposés aux bénéficiaires, aides-soignants, cuisiniers et membres du personnel d’entretien contaminés au travail ramènent à la maison le virus, qui se propage de la ligne de front jusqu’aux épiceries, pharmacies et petits commerces encore ouverts. Depuis la mi-avril, les deux villes s’échangent la tête des régions les plus touchées en nombre de cas et de décès par 100 000 habitants.
Le 21 avril à 16 h, lors de la conférence téléphonique quotidienne des 18 directeurs régionaux de la santé publique pour faire le point avec Richard Massé, l’adjoint d’Horacio Arruda, l’ambiance est au déconfinement un peu partout. Le gouvernement prépare son plan de relance de l’économie et des écoles. Certains directeurs abordent les questions du tourisme et de la pêche. Quand vient le tour de Mylène Drouin, un retentissant « non ! » se fait entendre.
« Mylène ne voulait rien savoir du déconfinement ! Ça allait trop vite pour Montréal », se souvient François Desbiens, de la DRSP de la Capitale-Nationale. Ce que confirme la principale intéressée : « On n’était vraiment pas prêts. Le tourisme était assez loin dans ma liste de priorités ! »
Mylène Drouin est rapidement appuyée par les quatre autres directeurs régionaux de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM). Près de 75 % des décès et 81 % des cas positifs au Québec ont été enregistrés dans la région. Elle compte plus de morts et de personnes infectées que toutes les autres provinces canadiennes réunies.
La décision du gouvernement Legault de retarder le déconfinement de Montréal déplaît à Valérie Plante, qui insiste pour que l’échéancier soit le même, afin de ne pas pénaliser l’économie de la ville et d’éviter de stigmatiser les Montréalais.
C’est une bataille que vous ne gagnerez pas. Si on retarde le déconfinement partout pour attendre Montréal, personne ne va se faire d’amis.
Le 24 avril, la mairesse explique sa position aux médias. Cette sortie irrite le premier ministre et ses conseillers. Le lendemain, Pascal Mailhot met en garde Marie-Eve Gagnon. « C’est une bataille que vous ne gagnerez pas, lui dit-il. Si on retarde le déconfinement partout pour attendre Montréal, personne ne va se faire d’amis. » Les secteurs manufacturier et de la construction reprendront leurs activités en même temps, précise-t-il. Les commerces, les écoles et les garderies de Montréal devront attendre.
En entrevue, Valérie Plante mentionne que les données sur l’accélération de la transmission communautaire dans certains quartiers du nord-est de l’île se sont rendues à elle après sa sortie publique. « On est passés de confiants à inquiets rapidement, alors ce qui semblait une bonne idée est devenu une mauvaise idée », convient-elle.
La lutte dans les quartiers chauds
« François Legault peut continuer à nous appeler des anges, parce qu’on va tous être au ciel si ça continue ! On est déjà beaucoup à mourir. »
Louise nous parle de la fenêtre de sa chambre, au premier étage d’un immeuble vieillot de six logements en briques beiges du quartier de Rivière-des-Prairies, dans le nord-est de Montréal. Préposée aux bénéficiaires dans un CHSLD, les cheveux grisonnants malgré la quarantaine, Louise (dont nous avons accepté de taire la véritable identité pour lui éviter d’être reconnue dans le quartier) a été déclarée positive à la COVID-19 quatre jours plus tôt. Depuis, elle reste dans son appartement, à quelques mètres du boulevard Perras, où elle vit avec ses quatre garçons et son mari. Elle angoisse, sachant que bon nombre de ses compatriotes d’origine haïtienne ont été victimes de complications graves de la maladie.
Louise n’est pas la première à souffrir du virus dans son immeuble, où résident 30 personnes. Sa voisine de palier, qui habite avec sa fille et son beau-fils, est alitée depuis une semaine. Elle fait des ménages dans des tours de bureaux. « Elle est sûre qu’elle l’a attrapé dans le bus en allant au travail », dit Louise.
Deux étages plus haut, Aimée, elle aussi préposée aux bénéficiaires, a pris le temps de se maquiller avant de sortir sur son petit balcon. Elle n’en pouvait plus de voir ses traits tirés dans le miroir. En ce début d’après-midi, la femme d’origine haïtienne se réveille à peine après son quart de nuit dans un CHSLD. Aimée besogne sur un étage froid, sans patients atteints de la COVID-19, ce qui ne constitue en rien une certitude d’être protégé dans les quartiers où le virus se transmet dans la population. « Moi non plus, mon étage n’avait pas de COVID, et je l’ai attrapée quand même ! lance Louise. On va tous l’avoir. »
Ceux qui ne sont pas malades désinfectent la rampe d’escalier plusieurs fois par jour pour tenter de protéger les enfants qui vont jouer dehors. La cage d’escalier sent le désinfectant.
Comment va la quarantaine ? Louise éclate d’un grand rire sonore. « C’est pour les riches, ça ! Viens faire une quarantaine à six personnes dans un appartement, tu vas voir. Au travail, ils m’ont demandé : “Tu te mets bien en isolement, seule ?” J’ai répondu : “Oui, oui.” Qu’est-ce que vous vouliez que je dise ? C’est impossible de faire une vraie quarantaine chez nous. Les riches, ils ne rendent pas leurs enfants et leurs voisins malades. »
Le mari de Louise dort sur le canapé depuis que sa femme est atteinte ; les quatre enfants s’entassent dans la même chambre. « Quand je vais à la toilette, tout le monde s’écarte contre les murs pour garder la distance. Je leur fais plus peur que d’habitude ! » Encore ce rire contagieux. Puis son visage s’assombrit. « Je désinfecte la toilette après chaque passage, mais je suis épuisée par la maladie. Et quand on est fatigué, ça peut arriver d’oublier. C’est ça qui me fait peur. »
Sur l’île de Montréal, les cas de COVID-19 sont deux fois et demie plus nombreux dans les secteurs très défavorisés que dans les quartiers plus riches. Un habitant de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles a 70 % plus de risques d’attraper la COVID-19 que le Montréalais moyen. Une personne de Montréal-Nord, 153 % plus de risques. Un résidant de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension, 16 %. Un Westmountais, 63 % moins de risques de l’attraper que le Montréalais moyen…
La maladie a fini par épouser les contours de la pauvreté.

Dans les quartiers fortement touchés, une proportion importante de la population travaille dans les commerces essentiels ou dans le milieu de la santé, comme Louise et ses voisines. La faible scolarité et la barrière de la langue empêchent certaines personnes de bien comprendre les consignes de la santé publique. Ces quartiers renferment également moins d’espaces verts, censés faciliter la distanciation physique. Selon la santé publique, davantage de résidants y souffrent de maladies chroniques — jusqu’à 43 % dans certains quartiers plus pauvres —, ce qui nuit à leur capacité de combattre le virus.
« C’est la “tempête parfaite” », affirme Mylène Drouin en regardant la carte des quartiers touchés, assise dans son bureau à la peinture blanche un peu défraîchie, dans les locaux de la DRSP de Montréal, en bordure du parc La Fontaine. C’est pourquoi elle a déployé jusqu’à six cliniques de dépistage mobile dans ces secteurs afin de mieux cerner l’ampleur de l’épidémie.
Chaque jour, lorsqu’elle reçoit le bilan des tests effectués, elle vérifie si les personnes dépistées la veille possédaient une carte d’assurance maladie. C’est presque toujours le cas. Cela l’inquiète. « Ils sont où, mes sans-papiers ? Il y en a des milliers, mais ils ne viennent pas se faire tester », dit-elle. Malgré la hausse importante du nombre de tests réalisés en mai, le portrait demeure partiel, prévient Mylène Drouin.
Souvent ballottés d’un emploi précaire à l’autre, parfois par des agences peu respectueuses des normes du travail, les sans-papiers ne peuvent se permettre un diagnostic qui les écarterait du boulot pendant deux semaines. « Ils ont des familles à nourrir, alors ils mentent ou aiment mieux ne pas savoir », soutient Mylène Drouin.
C’est justement l’une des clientèles que souhaite atteindre la clinique mobile de dépistage installée à la limite de Montréal-Nord et de Rivière-des-Prairies en ce 7 mai venteux et frisquet. Les bourrasques secouent les panneaux qui rappellent aux gens de respecter la distance de deux mètres dans la file d’attente. Les bénévoles courent dans tous les sens pour les remettre en place.
Un habitant de Montréal-Nord a 153 % plus de risques d’attraper la COVID-19 que le Montréalais moyen. Celui de Westmount, 63 % moins… La maladie a fini par épouser les contours de la pauvreté.
Dans les rues autour, la mairie d’arrondissement a mobilisé des équipes de bénévoles pour inciter les gens à se rendre à la clinique aménagée dans un autobus de la STM.
Un homme avec ses enfants change de trottoir en voyant les bénévoles approcher, puis revient sur ses pas et demande si des papiers d’identité sont exigés lors du prélèvement. « Non ? Sûr ? Ils ne demandent vraiment rien ? » Son plus jeune, âgé de cinq ans, tousse un peu. Il ira peut-être demain. Dans la file d’attente de la clinique, deux femmes avec leurs enfants s’assurent de pouvoir passer le test même si elles n’ont pas de carte d’assurance maladie.
Une bénévole, Yasmine, interpelle une femme d’une soixantaine d’années, aux bras chargés de sacs d’épicerie, pour l’amener à passer un test de dépistage. Après quelques mots en français, elle lui parle en kabyle. La femme pose des questions, avant de reprendre son chemin. « Elle dit que c’est compliqué de tout comprendre, elle n’a pas Internet ni la télévision, alors c’est sa voisine qui lui raconte les nouvelles. Mais elle m’a promis de transmettre le message à son entourage », dit Yasmine.
Une fourgonnette sillonne l’arrondissement, les portes arrière ouvertes pour laisser sortir de gros haut-parleurs qui diffusent des messages en six langues : français, anglais, italien, créole, arabe et espagnol. Ce sont des élus municipaux et fédéraux qui ont enregistré les courtes phrases qui enjoignent aux résidants de se laver les mains pendant 20 secondes, de garder leurs distances et de porter un masque.
La mairesse d’arrondissement de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, Caroline Bourgeois, enjouée sous son masque rouge à pois roses, distribue des couvre-visages avec quelques conseillers devant les épiceries. « Masques gratuits ! Masques gratuits ! » Les gens se pressent pour les agripper. « Il y a une clinique de dépistage, il faut y aller quand vous présentez des symptômes », lance-t-elle régulièrement.
Elle marche le long de la file d’attente d’une vingtaine de personnes devant un IGA, s’arrêtant pour prendre des nouvelles de « [son] monde ». « Si vous m’aviez dit il y a deux mois que je ferais passer des messages avec un camion dans le quartier, je n’y aurais pas cru », lâche-t-elle, ajoutant que les annonces qui se succèdent sur le déconfinement ont donné l’impression à plusieurs que la bataille est gagnée. « Ce n’est pas le cas. Notre défi, c’est de le faire comprendre à un maximum de personnes. »
Le phénomène est semblable à Laval, où les quartiers du sud et de l’est de l’île, comme Saint-François, Duvernay, Laval-des-Rapides, Pont-Viau et Chomedey, comptent beaucoup de travailleurs essentiels très exposés au virus, souvent d’immigration récente, coincés sur la ligne de front par des métiers que bien des gens ne veulent pas pratiquer. Près de 30 % des habitants de l’île Jésus sont nés hors du Québec — à Montréal, c’est 35 %. « Laval n’est plus seulement une ville-dortoir. L’île s’urbanise et prend une couleur qui ressemble à celle de Montréal », explique Jean-Pierre Trépanier, le directeur régional de la santé publique de Laval.
Un grand nombre de résidants se déplacent quotidiennement entre Laval et Montréal, notamment par le pont Pie-IX, qui relie les quartiers chauds des deux îles. « On a beaucoup de travailleurs de la santé qui habitent Laval et travaillent à Montréal, et l’inverse », dit Jean-Pierre Trépanier.
En ce début mai, dans son bureau en coin du troisième étage de l’édifice gris qui abrite la santé publique de Laval, Jean-Pierre Trépanier regarde la carte de l’île : il a les yeux rivés sur le quartier Chomedey, où les 19 décès survenus hors d’un CHSLD ou d’une résidence pour personnes âgées représentent un nombre quatre fois plus important que la moyenne du territoire. Le nombre de cas positifs est toutefois inférieur à ce qu’on observe dans d’autres quartiers. « Les décès, c’est la pointe de l’iceberg, dit-il. Pour chaque décès, ça signifie plus d’hospitalisations et plus de cas. Normalement, je devrais avoir un plus grand nombre de gens atteints dans Chomedey, mais je ne le sais pas parce que je ne l’ai pas mesuré. »
La quantité limitée de tests en avril lui a lié les mains, tout comme à sa collègue Mylène Drouin. « On s’est concentrés sur les travailleurs de la santé et les milieux de soins fermés, mais il se passait quelque chose ailleurs. » Au moment de l’entrevue, le 6 mai, la DRSP de Laval s’apprêtait à ouvrir une clinique de dépistage dans un aréna de Chomedey. « On va aller comprendre ce qui se passe », disait alors Jean-Pierre Trépanier.
Pendant que la bataille contre le virus à Montréal et à Laval se déroule rue par rue, ruelle par ruelle, François Legault et sa cellule de crise reviennent dans la métropole le jeudi 14 mai. C’est la première fois depuis le 9 mars, quand Horacio Arruda avait annoncé au premier ministre et à ses conseillers que la catastrophe sanitaire était à nos portes.
« On dirait une ville fantôme », évoque le directeur des communications Manuel Dionne en se rendant à la réunion du matin au bureau du premier ministre, au coin des rues Sherbrooke Ouest et McGill College. Mis à part quelques chantiers qui reprennent vie depuis trois jours, encore engourdis par l’arrêt prolongé, les commerces sont fermés, les boulevards dépourvus de voitures.
Pour faciliter la distanciation physique, un ascenseur supplémentaire, habituellement réservé au premier ministre et à son chef de cabinet, Martin Koskinen, est accessible aux autres conseillers. Manuel Dionne éclate de rire en entendant la voix qui y annonce les étages : c’est celle de Jean Charest ! L’ancien premier ministre, pour jouer un tour à sa successeure Pauline Marois en quittant le pouvoir, avait convaincu le gestionnaire de l’immeuble de le laisser enregistrer sa voix. Depuis 2012, tous les premiers ministres se font dire « quatrième étage » et « rez-de-chaussée » par la voix un brin nasillarde de Jean Charest. « Ça fait deux mois qu’on gère des drames, ça m’a fait du bien de rire », avoue Manuel Dionne.
L’équipe Legault rencontre pour la première fois Mylène Drouin, qui dresse un portrait de la situation à Montréal. Elle fait une forte impression. « La Dre Drouin était précise, factuelle, sûre d’elle. On a été rassurés, la capitaine de la santé publique de Montréal tenait fermement la barre », commente Stéphane Gobeil.
Mylène Drouin présente au premier ministre des photos prises par des citoyens dans le métro : personne n’y porte un masque. « Je reçois toutes sortes de choses de la part des Montréalais, et ce matin-là je m’en suis servie ! », dit-elle, amusée. La décision est prise de renforcer le message sur le port du masque dans les transports en commun lors de la conférence de presse de 13 h et dans les jours suivants.
Vers 11 h, Valérie Plante rencontre à son tour François Legault. La mairesse, qui sort d’une réunion virtuelle avec les maires de la CMM, prévient le premier ministre que les villes de banlieue ne veulent rien savoir de rendre le port du masque obligatoire. « Et comme le transport en commun est très intégré, il faut en tenir compte », dit-elle. Ils conviennent d’y aller avec une distribution massive dans certains quartiers où les habitants empruntent davantage les autobus et le métro.
François Legault annonce à la mairesse qu’il va repousser l’ouverture des écoles primaires à l’automne dans sa région, et celle des services de garde au 1er juin. « Il y a une limite à toujours repousser », dit-il. Valérie Plante est soulagée. « C’est mieux comme ça », répond-elle.
Le ministère de la Santé s’affaire à monter des « équipes de choc » pour prévenir et contenir les éclosions dans les écoles, les services de garde et les milieux de travail.
Ce qui inquiète particulièrement le gouvernement et qui freine un déconfinement plus rapide de Montréal, c’est la capacité du système de santé à absorber une hausse des malades advenant une poussée du virus. À la mi-mai, il manque encore 11 300 employés dans le réseau de la santé, et 75 % des absents sont dans la région de Montréal. Sur les 1 800 lits occupés par des malades de la COVID-19 au Québec, 93 % se trouvent sur le territoire de la CMM.
Le ministère de la Santé a libéré suffisamment de lits pour absorber une hausse de plusieurs milliers de patients, mais l’absence prolongée du personnel complique la gestion du réseau. « C’est un casse-tête infini. J’ai beau avoir des lits, je n’ai personne à mettre autour », dit Jonathan Valois.
Le 14 mai en fin de journée, le premier ministre rencontre les 16 PDG des CISSS et des CIUSSS de la grande région métropolitaine au Palais des congrès de Montréal. L’ambiance est à couper au couteau. François Legault souhaite avoir l’heure juste et obtenir des comptes de la part des gestionnaires. Le lendemain, il est encore désenchanté. « J’en mettrais la moitié dehors ! », tonne-t-il lors de la réunion du matin.
Le premier ministre estime que certains PDG étaient mal préparés à répondre à ses questions et n’avaient pas suffisamment de détails sur la manière dont l’épidémie s’est comportée sur leur territoire, notamment dans les CHSLD. Martin Koskinen tempère la situation. Plusieurs dirigeants étaient visiblement au bout du rouleau après deux mois d’enfer à Montréal. « J’ai vu des PDG secoués par ce qu’ils ont vu et vécu, fortement ébranlés par la crise », dit-il.
Les leçons pour la deuxième vague
Du 15 mai au 5 juin, les hospitalisations dues à la COVID-19 chutent de moitié, tout comme le nombre quotidien de nouveaux malades, malgré la hausse du nombre de tests. Les décès, qui surviennent encore largement dans les CHSLD, sont moins nombreux. Le gouvernement peut ainsi accélérer le déconfinement de la région de Montréal… tout comme ses préparatifs pour affronter une deuxième vague de COVID-19. « On n’aura pas d’excuses, il faudra être prêts », dit Stéphane Gobeil.
Le ministère de la Santé s’affaire à monter des « équipes de choc » pour prévenir et contenir les éclosions dans les écoles, les services de garde et les milieux de travail. Des « SWAT teams » d’experts en maladies infectieuses, comme on les nomme à l’interne, qui se déplaceront rapidement. Une idée suggérée au gouvernement par Joanne Liu, ex-présidente de Médecins sans frontières, lors de sa seule réunion officielle avec la cellule de crise du gouvernement, le 11 mai.
« L’objectif est d’avoir du monde prêt à intervenir plus vite à l’intérieur du réseau », explique Martin Koskinen, le chef de cabinet du premier ministre. Chaque CISSS et CIUSSS du Québec aura ses équipes de choc, et une équipe volante composée de spécialistes de haut niveau se promènera partout dans la province pour les éclosions plus complexes.
Des équipes de prévention des maladies infectieuses seront attitrées aux CHSLD et résidences pour personnes âgées. C’est Daniel Desharnais, nommé sous-ministre adjoint par la CAQ en pleine crise, en avril, qui prépare la réponse à la deuxième vague dans ce réseau. Un choix qui a causé des remous auprès des médias et des partis d’opposition, puisque Daniel Desharnais, jusqu’à récemment directeur principal de la boîte de relations publiques TACT Intelligence-conseil, a été chef de cabinet de l’ancien ministre libéral de la Santé Gaétan Barrette. « On avait besoin d’un gars capable de gérer la pression et qui connaît déjà tout le monde dans le réseau de la santé », explique Martin Koskinen.

Mais ce qui inquiète les autorités de la santé publique, c’est la réaction des citoyens maintenant que le virus se fait moins menaçant. « On baisse la garde, on respecte moins nos distances parce qu’il fait beau, on oublie de se laver les mains… Les gens répondent moins bien, c’est évident », se désole la Dre Mylène Drouin.
À Laval, Jean-Pierre Trépanier s’interroge sur la capacité de confiner à nouveau le Québec advenant une deuxième vague à l’automne, en même temps que la grippe saisonnière. « Fermer des écoles, ça se fait, mais fermer de nouveau l’économie ? Ce serait difficile. »
Marc Dionne, de l’INSPQ, est soulagé de voir que Montréal n’a pas été victime d’un scénario à l’italienne, comme il l’avait évoqué le 1er avril, mais il sert un avertissement : tant que le virus n’aura pas été endigué, toutes les grandes villes du monde devront rester vigilantes. « Il y a une telle proximité, une telle complexité sociale, que ça restera toujours fragile. »
Cet article a été publié dans le numéro de juillet-août 2020 de L’actualité.
Martin Dufresne
Vous arrive-t-il de parler ensemble de l’industrie montréalaise de la prostitution et du refus apparent du Directeur des poursuites criminelles et pénales d’intenter des poursuites contre les proxénètes et prostitueurs?
D’après ce texte, la crise fut majoritairement limité au CHSLD de Montréal de par les actions et le leadership de Valerie Plante et Mylène Drouin. Bravo et Merci.