Où sont les blouses blanches déchirées ?

L’annonce, le 20 septembre, du programme fédéral de soins dentaires aurait dû donner lieu à un festival de la chemise — ou plutôt de la blouse blanche — déchirée dans la campagne électorale québécoise. Pourtant, non. 

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Entendez-vous ce silence consensuel ? On avait prédit en début de campagne électorale que François Legault se servirait d’Ottawa comme d’une poupée vaudoue sur laquelle épingler commodément quelques blâmes. À une semaine du scrutin, force est d’admettre que la prédiction ne s’est pas matérialisée.

Non seulement le premier ministre sortant n’a pas multiplié les demandes à l’endroit du gouvernement fédéral, mais ni lui ni ses adversaires ne se sont offusqués de la mise en place de la nouvelle Prestation dentaire canadienne. Une intrusion fédérale qui passe comme une lettre à la poste pendant des élections québécoises ? On aura décidément tout vu…

La Prestation dentaire canadienne a été dévoilée il y a deux semaines par le ministre fédéral de la Santé, Jean-Yves Duclos. Pourtant, personne n’a encore déchiré sa chemise sur le chemin électoral. François Legault a à peine répondu aux journalistes qu’il réclamerait un droit de retrait avec pleine compensation financière, mais il n’a pas mis en avant ce sujet de lui-même. Idem du côté de Québec solidaire : on demande un droit de retrait avec compensation, mais on n’en fait pas un cheval de bataille. Le Parti libéral n’a émis aucune objection et le Parti conservateur n’a pas de position. Même au Parti québécois, l’attachée de presse du chef ne savait pas d’emblée la position officielle du parti sur cette question. C’est dire à quel point le sujet n’a pas attiré l’attention.

Le programme fédéral annoncé se veut intérimaire et ne devrait rester en place, si tout va bien, que deux ans, le temps qu’Ottawa concocte une véritable assurance dentaire pancanadienne. Les modalités sont simples. Les parents d’enfants de moins de 12 ans dont le revenu familial est inférieur à 90 000 $ pourront s’en prévaloir. Il suffira d’en faire la demande à l’Agence du revenu du Canada, qui promet un versement en cinq jours ouvrables. La somme sera de 650 $ par année et par enfant pour les familles gagnant moins de 70 000 $ ; de 390 $ pour les familles gagnant entre 70 000 $ et 80 000 $ ; et de 260 $ pour les familles gagnant plus de 80 000 $ mais moins de 90 000 $.

Comme le programme cessera en théorie à la fin de 2023 et que cette période est considérée comme durant deux années, il faut multiplier par deux les sommes auxquelles les familles auront droit. Ottawa évalue qu’un demi-million d’enfants en profiteront, pour un coût estimé de 938 millions de dollars.

Là où les choses deviennent intéressantes, c’est que la prestation ne sera pas modulée en fonction des frais vraiment payés par les parents. (D’ailleurs, on peut la réclamer en amont du rendez-vous chez le dentiste.) Si on se qualifie, on se qualifie pour toute la somme. Même si un parent ne débourse de sa poche qu’un petit pourcentage parce que sa province de résidence couvre en partie les soins dentaires, il pourra recevoir la totalité de la somme fédérale prévue. L’inverse n’est pas vrai. Si un parent bénéficie d’une assurance privée (offerte par son employeur, par exemple), il ne se qualifiera à aucun paiement fédéral, même s’il doit payer une partie des frais dentaires engagés.

C’est pour cela que le programme d’Ottawa est si alléchant pour les Québécois. Le Québec offre une couverture dentaire plutôt étendue à tous les enfants de moins de 10 ans. Les examens, les réparations (« plombages ») et les extractions sont couverts, mais pas les nettoyages. Les frais varient d’un dentiste à l’autre, mais s’élèvent à environ 125 $ pour un nettoyage. Alors pour peu qu’un parent québécois fasse détartrer les dents de son enfant, il aura droit à la pleine somme d’Ottawa. Le gain net sera, pour bien des gens, substantiel.

Il en ira autrement ailleurs au pays, où les couvertures provinciales sont soit beaucoup moins généreuses, soit beaucoup trop. En Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba, en Ontario et au Nouveau-Brunswick, l’assurance dentaire provinciale n’est offerte qu’aux familles à très faible revenu (avec deux enfants, le niveau maximal de revenu se situe entre 27 000 $ et 42 000 $, selon l’endroit). Pour tous les contribuables de ces provinces gagnant au-delà de ces plafonds, le chèque d’Ottawa sera « avalé » en plus grande partie par les sommes véritablement déboursées par les clients.

À l’autre bout du spectre, Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse offrent tous les soins dentaires de base aux enfants de moins de 13 et 16 ans, respectivement. Les parents là-bas n’obtiendront rien d’Ottawa puisqu’ils n’ont rien à payer. À l’Île-du-Prince-Édouard, la somme à débourser chez le dentiste est modulée en fonction du revenu familial. Les citoyens de cette province profiteront probablement eux aussi, comme au Québec, de la générosité d’Ottawa.

Les libéraux de Justin Trudeau ont accouché de ce programme bancal pour répondre à l’impatience du NPD, leur partenaire de quasi-coalition : la mise en place d’une assurance dentaire est LA pièce maîtresse de leur entente et le chef Jagmeet Singh exigeait un déblocage d’ici la fin de l’année. L’hésitation de Québec solidaire à condamner l’empiètement fédéral tiendrait-elle au fait que le parti de Gabriel Nadeau-Dubois entretient sur le terrain des liens significatifs avec le NPD ? On voit mal comment QS pourrait cracher dans la soupe orange.

Le Bloc québécois a bien critiqué le programme, mais il en a mal compris la teneur, ce qui l’a obligé à modérer ses attaques. Cela explique-t-il en partie le fait que le parti frère à Québec, le Parti québécois, attend un peu avant de dénoncer la mesure ? Quant à François Legault, il aura peut-être voulu éviter de se faire dire « non » une autre fois par Ottawa, après avoir essuyé un refus en immigration. Car dans les coulisses fédérales, on soutient qu’il n’est absolument pas question d’accorder un droit de retrait pour ce programme temporaire. Peut-être y aura-t-il une certaine ouverture lorsqu’un programme dentaire définitif sera mis en place, mais cela reste encore à voir.

Le constitutionnaliste et ex-ministre Benoît Pelletier est convaincu qu’il n’y a pas d’obstacle constitutionnel à l’instauration d’un programme dentaire entièrement administré par le gouvernement fédéral. Cela s’inscrirait, à son avis, dans le cadre du pouvoir fédéral de dépenser. Selon lui, la jurisprudence de la Cour suprême sur le sujet autorise Ottawa à procéder. N’empêche. C’est bien la première fois qu’on sent une classe politique québécoise si encline à se ranger à un tel argument.