L’auteur est étudiant au baccalauréat en études internationales et corédacteur en chef de La Revue du CAIUM.
De l’humilité, un peu d’audace… et l’esprit internationaliste qui animait Lester B. Pearson : voilà comment la ministre Mélanie Joly envisage le mandat qu’elle entame à la tête de la diplomatie canadienne. La cinquième titulaire du ministère des Affaires étrangères sous Justin Trudeau hérite d’une mission certes prestigieuse… mais aussi compliquée.
La conduite de la diplomatie sous les libéraux s’est avérée pour le moins ardue depuis 2015. Entre le dossier des deux Michael détenus en otages en Chine, la vaine tentative d’obtenir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU et les controverses sur les ventes d’équipements militaires à l’Arabie saoudite et à la Turquie, la politique étrangère d’Ottawa peine à retrouver les lettres de noblesse que promettait Justin Trudeau à son arrivée.
Quels sont les principaux défis de la nouvelle ministre ? Quatre experts brossent le portrait de ce qui attend Mélanie Joly.
1. Concrétiser la promesse que « le Canada est de retour »
« Paraphraser Lester B. Pearson n’a rien de nouveau ou d’innovateur », laisse tomber Frédéric Mérand, professeur titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal et directeur du Centre d’études et de recherches internationales (CERIUM). Presque tous ses prédécesseurs ont amorcé leur mandat en évoquant le nom de cette icône de la protection des droits et de la promotion de la démocratie (prix Nobel de la paix en 1957). Le défi est plutôt de donner du sens à cela.
L’élection de Justin Trudeau en 2015 laissait présager un « retour » du Canada sur la scène internationale, après les années Harper caractérisées par une certaine rupture avec la politique étrangère canadienne. « Dans les discours, il y a eu des avancées importantes dans l’énonciation de la politique étrangère [depuis six ans] », commente Dominique Caouette, professeur de science politique à l’Université de Montréal et spécialiste des relations internationales avec les pays d’Asie du Sud-Est. Sur le plan des actions concrètes, toutefois, peu a été accompli.
Le taux de roulement des ministres au cours des dernières années y est pour quelque chose, affirme François Audet, directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal. Stéphane Dion, Chrystia Freeland, François-Philippe Champagne et Marc Garneau ont précédé Mélanie Joly. « Ce n’est pas facile d’avoir une planification cohérente quand le patron change chaque année et demie en moyenne. »
2. Quelle relation avec les États-Unis ?
Mélanie Joly a effectué sa première visite officielle en tant que ministre des Affaires étrangères le 12 novembre dernier à Washington, où elle s’est entretenue avec son homologue américain Antony Blinken. Si elle renoue avec une administration plus en accord avec les valeurs canadiennes que sous les années Trump, l’héritage de ce dernier semble néanmoins se perpétuer.
Durant cette rencontre, elle a souligné les « répercussions négatives sur les emplois et la reprise économique » des mesures protectionnistes Buy America privilégiées par l’administration Biden. La signature de l’imposante loi sur les infrastructures américaines a également de quoi inquiéter le Canada, spécialement en ce qui a trait au crédit d’impôt à l’achat de voitures électriques construites aux États-Unis. La vice-première ministre, Chrystia Freeland, de passage à Washington aux côtés du premier ministre, a affirmé que cet incitatif « [avait] vraiment, vraiment le potentiel de devenir l’enjeu dominant de [leur] relation bilatérale ». Il s’agit d’une position délicate pour le Canada, qui dépend largement de ses échanges commerciaux avec les États-Unis. Les chaînes d’approvisionnement des deux pays, mises à mal en ce moment, sont hautement interreliées.
Un autre dossier litigieux est celui de la ligne 5 d’Enbridge, ce pipeline transfrontalier reliant le Wisconsin à l’Ontario en passant par les Grands Lacs. En début d’année, la gouverneure du Michigan avait ordonné la fermeture du pipeline, qu’elle avait qualifié de « bombe à retardement ». Jusqu’ici, le Canada s’est montré plutôt combatif pour contrecarrer cette initiative. Ces deux derniers dossiers ne sont pas du ressort direct de la ministre Joly, mais ils influenceront nécessairement les relations entre les deux pays — l’économie rejoint ici la diplomatie.
3. Promouvoir le féminisme à l’international
Le principal legs du gouvernement Trudeau en affaires étrangères demeure à ce jour sa politique étrangère féministe, un modèle inspiré par celui des Suédois. Présentée en 2017, elle préconise une approche qui poserait l’égalité des genres comme condition à remplir pour la construction de la paix. La situation des filles et des femmes écope souvent en premier lors du déclenchement d’un conflit, ce qui menace les perspectives d’une paix durable dans les pays touchés.
Parmi les chantiers potentiels qu’entrevoit Laurence Deschamps-Laporte, professeure invitée au Département de science politique de l’Université de Montréal, il y a le plan d’action du Canada par rapport à la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies sur les femmes, la paix et la sécurité, qui arrive à échéance et qu’il faudra renouveler. Cette résolution, adoptée en octobre 2000, impose aux États membres la responsabilité de respecter les droits des femmes et la sauvegarde de la condition féminine lors d’un conflit, tout en leur accordant davantage de place dans les processus de construction de la paix. Par exemple, pendant l’intervention onusienne au Mali, l’accès à la justice et aux soins de santé sexuelle dans les zones de conflit s’est considérablement amélioré, et un plus grand nombre de femmes ont pris part à la conclusion d’accords de paix.
La promotion d’une politique étrangère féministe pourrait constituer un héritage semblable à celui des Casques bleus, croit Dominique Caouette, pour peu que le gouvernement la prenne au sérieux et lui donne des moyens.
4. Relancer le multilatéralisme
Fondée sur la création d’alliances, l’influence canadienne dans le monde s’estompe parce que ces unions déclinent, soutient François Audet. Cela s’explique notamment par le repli sur soi causé par la crise sanitaire et par la montée en puissance de groupes armés non étatiques un peu partout sur la planète. « On observe une importante perte de terrain de l’espace démocratique dans le monde », dit le directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal, qui cite en exemple les retraits américain de l’Afghanistan et français du Mali. « Depuis, personne au sein des pays occidentaux ne se lève pour reprendre contact avec ces alliés. » C’est ce que signalait récemment le rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU quand il soulignait que la coopération internationale est menacée de toutes parts.
Pour Frédéric Mérand, la ministre Joly devra impérativement s’interroger sur le rôle que doit jouer le Canada au sein de ces alliances, notamment l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Dans les dernières années, le Canada y était davantage un observateur qu’un acteur. Une meilleure proactivité peut se transformer en rapprochements durables entre pays, estime-t-il.
À cet égard, François Audet affirme que le Canada doit participer au sommet pour la démocratie, prévu les 9 et 10 décembre, qu’organise le président américain. Ce sera une occasion de freiner la progression de l’autoritarisme dans le monde et de promouvoir les droits de la personne, deux chevaux de bataille de la politique étrangère canadienne.
Dominique Caouette évoque la Conférence des parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en janvier prochain. Ottawa n’a pas encore signé le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, alors qu’il a été ratifié par une cinquantaine de pays : voilà une chance de renouer avec la tradition diplomatique canadienne, illustre-t-il.
5. Repenser les relations avec la Chine
La libération des deux Michael et de Meng Wanzhou fait que l’heure est à la reconstruction des ponts avec la Chine. Depuis le conflit diplomatique sino-canadien qui a suivi l’arrestation de la numéro deux de Huawei, le Canada ne parle plus de la région Asie-Pacifique pour désigner ses partenaires asiatiques, comme le Japon, l’Indonésie ou l’Inde, mais bien de l’Indo-Pacifique. Une subtilité qui a pour effet d’exclure de facto la Chine.
La lutte contre les changements climatiques serait l’occasion idéale de relancer cette relation, en tentant de conclure des ententes avec Pékin sur ce thème consensuel. Les États-Unis ont pris cette direction lors de la COP26 en s’engageant aux côtés de la Chine à limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C.
Sauf que le jeu de chaises musicales aux affaires étrangères a nui aux relations sino-canadiennes, croit Dominique Caouette. En Asie, les liens se bâtissent à long terme, et aucun ministre des Affaires étrangères n’a bénéficié de ce luxe du temps.
Le Canada devrait également considérer l’approfondissement de ses relations avec les pays en périphérie de la Chine. Il faut « créer des partenariats commerciaux, économiques et culturels avec le Japon, la Corée du Sud et des pays de l’Asie du Sud-Est pour potentiellement attirer la Chine », estime le professeur de science politique de l’Université de Montréal.