Qu’on aime ou qu’on déteste ce que représente Stephen Harper, si on s’intéresse à la politique canadienne, la lecture du livre de Paul Wells, The Longer I’m Prime Minister, est incontournable. Le chroniqueur et blogueur du Maclean’s est aussi un écrivain doué. Il décortique les motivations et la façon Harper de façon très convaincante, dans un style enlevé.
Le fait qu’il ait bénéficié d’un accès privilégié à des sources au sein même du Bureau du premier ministre confère une saveur toute particulière à ce livre. Il nous offre une vue de l’intérieur, comme si nous étions là, avec Stephen Harper et ses ministres ou conseillers. Si Wells a eu le privilège de jeter un oeil dans la forteresse conservatrice, le récit qu’il en tire est tout sauf complaisant.
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J’ai assisté de près à l’entrée de Stephen Harper comme chef politique à Ottawa, puis à son ascension au poste de premier ministre. Toujours soucieux de comprendre mes adversaires politiques, j’ai observé avec intérêt ce personnage énigmatique. Et même si je n’ai aucune affinité politique avec le chef conservateur, j’en suis venu à le respecter, comme on le fait d’un adversaire particulièrement coriace.
Au Québec, Stephen Harper est sans doute le premier ministre canadien le moins populaire des cinquante dernières années. Il a réussi, malgré ce handicap, à obtenir une confortable majorité en 2011. Pendant que les Québécois tombaient en pâmoison devant Jack Layton, les Canadiens, eux, ouvraient les bras à Stephen Harper.
Lentement mais sûrement, il change la politique canadienne. Stephen Harper ne rend pas le Canada plus conservateur qu’il ne l’était déjà. C’est le gouvernement fédéral et la dialectique politique qu’il est en train de modeler.
Les Québécois n’aiment pas ce qu’ils voient, et beaucoup pensent que les conservateurs sont le problème, qu’il suffit de les remplacer par un autre parti pour revenir à la normale. Ils se trompent lourdement. C’est le Canada qui a changé et il vaut la peine de lire le livre The Big Shift, de Darrel Bricker et John Ibbitson, pour s’en convaincre. Les auteurs parlent de changement sismique, rien de moins.
Or, les séismes sont causés par le mouvement millénaire des plaques tectoniques. Les plaques bougent lentement, imperceptiblement, pendant de longues années et soudainement, tremblement de terre! C’est la même chose en politique. Il y a de long mouvement de fond, presque imperceptible, qui produisent des changements soudains.
Le Canada et le Québec sont comme un continent en train de se séparer, très lentement et inexorablement. C’est la dérive des continents politiques, qui s’éloignent chaque jour davantage. Quand on voit Stephen Harper et son gouvernement, si loin de ce que nous sommes, ce qu’on voit en réalité, c’est le Canada, de plus en plus loin de notre réalité.
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Revenons à Paul Wells.
Ce qu’il tente de percer à jour, c’est l’homme politique qui dirige maintenant le Canada depuis plus de sept ans. Au moment des prochaines élections, s’il est toujours aux commandes, Stephen Harper aura gouverné pendant presque dix ans. Et comme je l’écrivais ici, il pourrait bien rajouter quelques années supplémentaires, ce qui conférerait au chef conservateur une des plus grandes longévités de l’histoire parmi les premiers ministres canadiens. C’est justement cette motivation qui constitue la trame du livre. Harper a une obsession : durer le plus longtemps possible comme premier ministre.
Wells nous apprend qu’aux lendemains des élections de 2006, Harper et ses conseillers étaient convaincus que les libéraux allaient essayer de les renverser dans les mois suivants. Je vous avoue que j’ai été surpris en lisant ça. De son côté, Duceppe était décidé à laisser la chance au nouveau gouvernement de régler — au moins en partie — le déséquilibre fiscal. Harper ne s’y est pas trompé, d’ailleurs, en tendant la main au chef du Bloc au moment du discours du Trône. Les libéraux seuls ne pouvaient pas renverser Harper.
L’auteur fait une démonstration très convaincante de cette obsession de durer à tout prix du chef conservateur. C’est que Stephen Harper a une grande ambition, un grand dessein : celui de reconfigurer complètement la politique canadienne. D’une part, en faisant en sorte que le conservatisme devienne un courant dominant et normal de la politique canadienne. Et d’autre part, en s’assurant que les prochains gouvernements ne puissent pas aisément défaire l’héritage conservateur. Pour y arriver, Stephen Harper devait éviter de brusquer les électeurs et donc procéder par petites étapes successives. Il avait donc besoin de temps.
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Réduire la taille de l’État fédéral et ses interventions dans les domaines sociaux constitue un des fondements du conservatisme harperien. La façon classique d’y arriver, c’est de fermer le robinet des revenus en baissant les taxes et les impôts. Un gouvernement avec beaucoup de moyens financiers sera inévitablement tenté de créer des programmes et d’intervenir dans tous les domaines. En coupant les fonds, Harper veut éviter une telle tendance dans l’avenir. Comme le montre Wells, Justin Trudeau lui a déjà donné raison en promettant de ne pas augmenter taxes et impôts :
«Trudeau would not have phrased it this way, but he was talking the talk of Conservative hegemony. Harper had sought, by degrees and over nearly a decade, to change perceptions about the proper role of the federal government, and this tax-freezing, oil-export-supporting, Chinese-investment-boosting young matinee-idol scion of the family that once represented everything Harper wanted to fight was now singing Harper’s tune (…)»
Mais ce ne sont pas toutes les fonctions de l’État fédéral qui sont contraires au conservatisme. L’armée, la police ou les symboles royaux, par exemple, participent d’un Canada conservateur, qu’il convient d’installer dans la durée. Cela doit devenir normal..
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Il y a un passage fascinant dans le livre à propos des discours de Stephen Harper. Fascinant pour moi qui en ai écrit des centaines, mais aussi pour comprendre la nature de la bête politique. Paul Wells nous explique que le souci principal du chef conservateur, c’est que ses discours soient plates ! En fait, Harper ne veut absolument pas faire de déclarations fracassantes ou grandiloquentes qui pourraient être retenues contre lui plus tard. Il s’agit de préserver l’avenir pour, encore et toujours, durer le plus longtemps possible.
Et pour durer, rien de mieux qu’une bonne vieille majorité parlementaire. Harper l’obtiendra finalement en 2011, mais c’est au moment de la bataille de la coalition que ça s’est joué, selon Paul Wells. Il a entièrement raison. Après leur victoire de 2008, toujours minoritaires, les conservateurs avaient déposé des mesures qui constituaient une déclaration de guerre contre l’opposition.
Les libéraux et le NPD avaient alors formé une coalition soutenue par le Bloc. Harper avait dû proroger la Chambre pour sauver sa peau et il s’était lancé dans une vigoureuse campagne sur le thème «la coalition libérale-socialiste-séparatiste ou moi.»
C’est à ce moment-là que pour la toute première fois, Harper a vu dans les sondages une solide majorité émerger. Une majorité sans le Québec, seul endroit au Canada à favoriser la coalition. En 2011, il répétait tous les jours ce choix : «Soit on vote pour une majorité conservatrice stable, soit on vote pour la coalition.»
Il faut dire que du côté libéral, le chef conservateur n’avait pas des adversaires très redoutables. En exposant les défaillances de Stéphane Dion et de Michael Ignatieff, Wells se fait plaisir en exerçant son ironie sans retenue. Le pauvre Dion, admiré par Wells du temps de la loi sur la clarté, en sort complètement déculotté.
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À la fin de son livre, Wells raconte une anecdote qui l’avait frappé. À la veille de son départ de la politique et questionné par un journaliste qui lui demandait ce qui faisait un bon politicien, Jean Chrétien avait répondu : «Celui qui gagne.»
Stephen Harper a gagné. Il a gagné la course au leadership de l’Alliance canadienne. Puis celle d’un parti conservateur qui unissait cette droite que lui-même avait contribué à diviser en créant le Reform 20 ans plus tôt. Il a gagné les élections de 2006, de 2008 et de 2011.
Quoi qu’il arrive, il aura été un des premiers ministres les plus durables de l’histoire canadienne.
Observant Stéphane Dion obsédé par l’idée d’avoir toujours raison, un de mes amis avait conclu que «en politique, l’important c’est pas d’avoir raison, c’est de gagner.»
Gagner pour durer. Telle pourrait être la devise de Stephen Harper.
Cette obsession de gagner et de durer dont vous nous parlez montre aussi l’angoisse qui habite le personnage. Cette obsession de vouloir tout transformer quitte à se raccrocher à des valeurs surannées, montre aussi l’inquiétude à laquelle possiblement Stephen Harper dût faire face dans sa prime jeunesse.
Lorsqu’on a tout obtenu et justement tout gagner, il n’est pas rare que l’envie de gagner finisse pas baisser, c’est un peu comme la libido, simplement parce que toutes victoires réclament invariablement un coût toujours plus élevé à payer. La plupart des plus grands personnages de l’histoire connaissent invariablement leur « chant du cygne » quand dans ce cas la plus fameuse des victoires consiste à se retirer en pleine gloire.
Je ne crois pas que monsieur Harper aura le goût de se représenter, s’il devait apparoir qu’il y ait un risque qu’il ne puisse pas gagner. En laissant sa place fin 2014 ou début 2015, il entrera dans l’histoire auréolé de la gloire de n’avoir jamais rien perdu. Ce qui est considérable.
Un Premier ministre qui part en pleine popularité va qui plus est compte tenu de son âge, s’ouvrir toutes sortes de portes pour être consulté un peu partout dans le monde sur son expérience réussie et sur ses idées. En prenant le risque d’essuyer une défaite. C’est l’homme et son aura de téflon qui pourrait en prendre pour son rhume.
Puis pour valider cette théorie que la plaque tectonique du Canada s’est bien déplacée vers le conservatisme, cela prend un nouveau chef pour établir que c’est bel et bien le Parti Conservateur qui est devenu la voix (et le parti) naturelle du Canada et non pas l’homme qui a incarné cette sensée nouvelle voie par sa voix.
Je pense que Stephen Harper a en grande partie profité des conséquences de la Commission Gomery, du fait que les Libéraux étaient au pouvoir depuis plus de dix ans, puis de l’inadéquation des chefs qui ont succédé, exception faite de Bob Rae qui était selon moi, un très bon chef de parti quoique dépourvu d’ambitions personnelles.
En ce sens, rien n’indique que Justin Trudeau ne soit pas la nouvelle voix et le nouveau visage du Canada d’ici 2015. Ce qui tendrait à démontrer que les plaques tectoniques sont plus solides qu’on ne croit et que la dérive des continents ne sera jamais la cause première de la fin du monde.
Tant que la droite formera un bloc uni, les conservateurs conserveront le pouvoir, la force de Harper remonte à l’union des conservateurs et du reform party. Je crois qu’une scission ne devrait par tarder, ou les conservateurs vont être aussi embarrassés de l’aile conservatrice pure et dure que les républicains du tea party.