Petite révolution dans les salles d’opération

Mine de rien, près de 15 % de l’ensemble des interventions chirurgicales au Québec sont maintenant effectuées dans des cliniques privées. Une tendance qui ne fait que s’amorcer. 

Gumpanat / Getty Images

Vice-président de l’agence de relations publiques TACT, Pascal Mailhot a gravité dans les hautes sphères comme conseiller politique au cabinet du premier ministre du Québec successivement pour Lucien Bouchard, Bernard Landry et François Legault. Il a aussi occupé différents postes de cadre supérieur dans le réseau de la santé, notamment à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont à titre de porte-parole.

Pas moins de 160 000 personnes sont en attente d’une opération au Québec. De ce nombre, environ 20 700 subissent un délai de plus d’un an. Cette situation dramatique pour plusieurs s’explique par le délestage des interventions chirurgicales pendant la pandémie en raison du nombre élevé d’hospitalisations liées à COVID-19. La liste d’attente était de 115 000 patients avant mars 2020. Elle a explosé à 140 000 durant les deux premiers mois de la pandémie, avant de continuer d’augmenter pour atteindre un niveau record de 161 175 en date du 10 septembre 2022.    

L’une des priorités du ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, est donc de ramener le nombre de « patients hors délai », c’est-à-dire en attente depuis plus d’un an, au niveau où il se situait avant la pandémie, soit environ 2 500. Une tâche herculéenne — il faudrait réduire la liste actuelle de 90 % ! En avril dernier, lors de l’étude des crédits budgétaires, le ministre avait déclaré se donner 12 mois pour atteindre la cible.

À trois mois de Pâques, il ne peut plus qu’espérer un miracle. Selon le tableau de bord publié chaque semaine par son ministère pour suivre la performance du réseau de la santé, les aiguilles ont à peine bougé depuis les huit derniers mois pour les opérations, une variation à la baisse de 4 % ayant été enregistrée. On est loin du compte. 

Le problème tient entre autres à la faible disponibilité du personnel dans les blocs opératoires des hôpitaux — sans parler des débordements des urgences qui détraquent tout le fonctionnement des établissements. Le niveau d’activité chirurgicale n’y est pas assez élevé pour permettre un véritable rattrapage. Le volume total d’opérations réalisées plafonne autour de 35 000 par période (une année complète compte 13 périodes). Un volume considérablement plus élevé serait nécessaire pour ramener la liste d’attente au moins au niveau où elle se situait avant la pandémie. À l’évidence, le système public à lui seul ne parviendra pas à effectuer le rattrapage souhaité. 

C’est ici qu’entrent en scène les cliniques médicales spécialisées (CMS). Lancée en 2008 à la faveur d’une entente entre l’hôpital du Sacré-Cœur et la clinique privée Rockland MD, cette pratique a permis jusqu’en 2014 de réaliser plus de 10 600 interventions chirurgicales non urgentes dans les salles d’opération de Rockland MD, par les médecins de Sacré-Cœur, mais avec le personnel de la clinique privée. Durant cette période, on n’a jamais réussi à savoir clairement si les opérations réalisées au privé coûtaient moins cher que dans les hôpitaux. Le but de l’entente était pourtant d’établir un comparatif. Qu’à cela ne tienne, le ministre de la Santé Gaétan Barrette décide en 2016 de mettre en place un projet-pilote avec trois cliniques privées : Chirurgie DIX30, Opmédic et Rockland MD. En vertu de ce projet-pilote, les patients en attente depuis plus de neuf mois pour certaines interventions chirurgicales mineures pratiquées dans les hôpitaux (le traitement des cataractes, par exemple) peuvent désormais être opérés dans l’une de ces cliniques privées, sans avoir à payer un sou. 

Permettez-moi ici une petite parenthèse : il existe au Québec des cliniques privées, comme les groupes de médecine familiale, qui acceptent la carte soleil. D’autres cliniques, qu’on appelle « privées-privées », donnent des soins qui ne sont pas couverts par le système de santé public. Ceux-ci sont donc à la charge du patient (ou de son assureur privé). On peut choisir d’y aller pour être soigné plus rapidement, par exemple pour obtenir un remplacement de la hanche. Mais dans le cas des trois cliniques offrant les opérations déterminées dans l’entente de partenariat avec le gouvernement, les patients ne paient pas de leur poche le coût des traitements.

Priorité au volume 

Le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) s’installe ensuite au pouvoir, avec un parti pris affiché pour un rôle accru du privé dans le réseau de la santé. En moins de deux, la formule des CMS est pérennisée. La CAQ s’est engagée à réduire les délais. Il lui faut donc du volume, et encore du volume, afin de diminuer les listes d’attente : la priorité est là, davantage que dans le calcul des coûts.

Avec l’arrivée de la pandémie, en mars 2020, la tendance s’accélère : 29 autres ententes sont signées avec 15 cliniques privées, ce qui permettra de réaliser 85 000 opérations pendant la crise sanitaire, soit plus de 14 % du volume total de l’activité chirurgicale au Québec. Dans son « Plan pour mettre en œuvre les changements nécessaires en santé », présenté en mars 2022, Christian Dubé prévoit aller encore plus loin en ouvrant au privé presque tous les types d’interventions chirurgicales ambulatoires. Le principe restera le même : pour le patient, pas un sou à débourser. 

L’Ontario vient à son tour d’emboîter le pas. Le 16 janvier dernier, le gouvernement conservateur a annoncé que les patients pourront désormais subir des opérations de la cataracte, des remplacements de la hanche et du genou de même que des examens diagnostiques dans des cliniques privées. « Les Ontariens continueront à avoir accès à des soins grâce à leur carte santé, pas leur carte de crédit », assure le premier ministre Doug Ford.    

Mine de rien, une petite révolution est ainsi en cours. Verra-t-on pour autant les grands débats d’antan sur la place du privé en santé être relancés ? Alors que Québec solidaire réclame l’abandon du projet de minihôpitaux privés (un concept différent de l’entente avec les cliniques comme Rockland MD) présenté par la CAQ durant la campagne électorale, c’est le silence radio concernant le recours au privé pour diminuer les listes d’attente en chirurgie.

Il faut dire que l’opinion publique a considérablement évolué. Selon un sondage de la maison Mainstreet mené dans le cadre de la dernière campagne électorale, 74 % des gens croient que l’intervention accrue du privé en santé améliorerait l’accès aux soins, pourvu que le gouvernement paie la note.

En outre, une forte proportion de médecins estiment être plus efficaces au privé qu’à l’hôpital, selon un bilan du projet-pilote réalisé pour le compte de Rockland MD. On parle d’une productivité qui aurait augmenté de 20 % à plus de 40 % dans certains cas. « Il y a un monde d’efficacité entre l’hôpital et le centre de chirurgie privé », dit la Dre Dominique Synnott, chirurgienne en oncologie à l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. « À l’hôpital, tout demande plus de temps, et ça s’ajoute au fait qu’il manque régulièrement d’infirmières et de préposés. Ceux qui sont là font ce qu’ils peuvent, mais ça occasionne beaucoup de retards et d’annulations. »

Horaires scrupuleusement respectés, équipements de pointe, installations mieux adaptées : dans les CMS, tout est organisé pour optimiser les opérations. Et garantir la satisfaction des clients, comme pour toute bonne entreprise désireuse d’assurer sa survie et sa croissance dans le marché ! 

On doit reconnaître que le combat est fondamentalement inégal : les hôpitaux sont organisés pour offrir des soins aigus dans une vaste gamme de spécialités, tandis que les PME que sont les cliniques médicales spécialisées prennent en charge des cas plus simples nécessitant une infrastructure allégée. 

Dans le contexte actuel, les cliniques privées sont devenues essentielles à la réduction des listes d’attente. Elles permettent aussi de rendre plus cohérent le fonctionnement du système de santé. En envoyant les interventions chirurgicales mineures vers les CMS, les hôpitaux peuvent se concentrer sur les cas complexes et prioritaires, sans être forcés d’annuler des opérations à la dernière minute parce qu’il y a des cas plus urgents à traiter.

Reste le risque bien réel de voir des infirmières et des techniciens déserter les hôpitaux pour migrer vers le privé afin d’obtenir des conditions de travail plus avantageuses.

Il est vrai que les CMS n’ont pas à composer avec des contraintes syndicales. Elles peuvent offrir des salaires plus élevés, des horaires plus flexibles et d’autres avantages pour attirer et retenir du personnel qualifié. Quoi qu’il en soit, le génie est maintenant sorti de la lampe. Bien que certains puissent être réticents à ce nouveau modèle, il est indéniable que les CMS apportent une solution concrète au problème criant des listes d’attente en chirurgie et que leur présence est désormais un facteur permanent dans l’organisation du système de santé québécois.    

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À moins que ces mesures ne soient temporaires, mine de rien on s’en va vers un système pour les bien-nantis et un pour les moins bien-nantis !
Si tout le personnel du privé retournait au système public, la liste d’attente serait moins longue…, non…?
Ça me semble tellement logique!!!
Le privé ne règlera rien à long terme et risque de nous ramener en arrière.

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Pour les chirurgies, les patients ne paient pas de leur poche. C’est couvert par le régime d’assurance-maladie.

Sommes-nous en train de reproduire le « casse-tête » (un euphémisme) du système d’éducation à trois niveaux, dans le système de santé ?
Le privé prend le facile et le payant et les employés y sont plus favorisés, les GMF prennent le rapide, facile et les meilleurs horaires de travail, et le système hospitalier fait ce qu’il peut avec le plus difficile, les moins bons horaires de travail, les infrastructures en ruine et les ressources humaines épuisées qui restent !
C’est juste une question comme ça !

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Et si le système public se concentrait sur les cas lourds et complexes, autant pour les chirurgies que pour les urgences médicales ?

Excellent article… non ce ne sont pas des services de santé à 2 vitesses. Sortons les cas simples des hôpitaux et permettre aux gens en attente de chirurgie mineure d’être fonctionnel et autonome plus rapidement. Les hôpitaux devraient se consacrer aux cas lourds, ils ont l’expertise pour ça.

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La pandémie n’a été qu’un papier tournesol, un film révélateur que tous percevaient de l’intérieur sans avoir de vue d’ensemble.

On demande, à l’infirmière du bloc opératoire public beaucoup plus que celles au privé. L’infirmière au privé ne fera qu’une petite gamme d’opérations simples, par définition, de jour, du lundi au vendredi. L’infirmière du public doit maîtriser un large spectre de cas complexes. Du pontage coronarien à la craniotomie, passant par la traumatologie. 
Jour/sour/nuit/weekends.

Pour un moindre salaire. Pensez-y un moment.

Les cliniques chirurgicales privées, c’est un croisement entre la Formule Un et le guichet automatique – pour certains  spécialistes.

‪Toutes chirurgies ne sont pas possibles au privé. Une privée, ça carbure aux petits cas simples chez le patient alerte. La raison d’être est d’être expéditif, pour faire maximum de cas/jour. ‬Votre 20 à 40% d’efficacité se retrouve là – plus de petits cas. Plus d’actes médicaux/jour.

Un des attraits du bloc opératoire privé, c’est que l’on y fait pas de weekends. Ou de soirs. Et l’on y fait pas de cas lourds. Et les complications de ces chirurgies, on les envoit…au public.

Cela fait des années que la CSST envoie les gens souffrant de tunnels carpiens au privé – pour que le patient retourne travailler plutôt, ce qui est fort louable. Sauf que… c’est souvent le même chirurgien. Qui fait passer la filière CSST plus vite.

Car c’est un «client» régulier, la CSST, qui a droit à des égards… Il n’y a rien de nouveau à avoir un système à 2 vitesses.

2 vitesses? Avez-vous déjà vu un joueur du Canadien attendre à l’urgence? Ou du Cirque Du Soleil?

Oui, on vogue vers une acceptation d’un service à 2 vitesses. Mais décharner le système public se fera à un coup individuel énorme. Pour au moins une décennie.

(Et tout cela ne touche que le chirurgical; pas le reste des problèmes de santé. Et, là aussi, il y a pénurie.)

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