
C’est une jérémiade incessante, surtout dans les milieux nationalistes : les Québécois seraient devenus amnésiques. Ils ne connaîtraient plus ni les grands personnages ni les grandes dates de leur histoire. «Je me souviens» ? Allons donc ! La devise nationale aurait perdu son sens.
Il m’arrive de partager ce pessimisme… Je suis souvent frappé par la rareté des références au passé dans nos débats politiques et sociaux, du moins si je nous compare aux Français ou aux Américains.
Il m’arrive aussi de penser que le mythe de la Grande Noirceur, tel un torrent violent ayant tout emporté sur son passage, nous aurait rendus étrangers à nous-mêmes.
La riposte populaire suscitée par le projet hasardeux du ministre conservateur Denis Lebel de transformer le pont Champlain en pont Maurice-Richard a eu quelque chose de rassurant. Elle montre que les ressorts de la mémoire collective des Québécois ne sont pas brisés.
Durant les heures qui ont suivi l’annonce de cette rumeur, j’ai été frappé par les réactions hostiles sur les réseaux sociaux, qui dépassaient largement les milieux militants et anticonservateurs habituels.
Le lundi 3 novembre, à midi, j’étais invité à la tribune téléphonique animée par Denis Lévesque sur LCN. Le sujet a tellement passionné l’audience que la réalisatrice, elle-même surprise par cet engouement, m’a demandé de rester 30 minutes de plus que prévu. Je m’attendais à ce que beaucoup plaident la cause de Maurice Richard, à laquelle l’animateur était d’ailleurs plutôt sympathique.
À mon grand étonnement, la majorité des téléspectateurs au bout du fil, bien que respectant le «Rocket», préféraient conserver le nom de Champlain. Une femme a même émis une excellente suggestion : «Si l’on souhaite absolument du nouveau, qu’on ajoute le prénom et qu’on baptise le nouveau pont Samuel-De Champlain !»
Selon toute vraisemblance, le ministre Lebel avait bien mal évalué la popularité persistante du fondateur de Québec. D’après une enquête menée en 2004 par l’historien Jocelyn Létourneau auprès de 484 visiteurs du Musée de la civilisation de Québec, Samuel de Champlain se classe bon premier sur une liste de «10 personnages prééminents du passé québécois». Quant à Maurice Richard, il patine au 16e rang.
Dans les sédiments de notre mémoire collective, il est donc resté quelque chose de ce grand navigateur qui aurait traversé l’Atlantique 27 fois, dessiné la première carte du Québec et exploré les Grands Lacs.
Anthropologue dans l’âme, il nous a également laissé des écrits de premier plan sur les richesses de la Nouvelle-France et le mode de vie des autochtones. «Nos jeunes hommes marieront vos filles, et nous ne ferons plus qu’un peuple», déclarait-il à leurs chefs, avant de s’éteindre paisiblement le 25 décembre 1635.
Mais ce qu’avaient surtout sous-estimé les conservateurs, c’est le poids de la mémoire collective des Québécois, qui, malgré la Révolution tranquille, la modernisation accélérée et Internet, continue de nourrir et d’inspirer les consciences.
En 2009, le projet de reconstitution de la bataille des Plaines d’Abraham avait soulevé un tollé dans la population. Pour de nombreux Québécois, il n’était pas approprié de commémorer de manière aussi festive un événement dramatique.
En 2006, inspiré par un «renouveau pédagogique» malavisé, le gouvernement Charest avait proposé aux jeunes de 3e et 4e secondaire un programme d’«Histoire et éducation à la citoyenneté», lequel reléguait aux oubliettes des pans entiers de la trame politico-nationale plus familière à la plupart des Québécois — notamment la Conquête, les conscriptions et la saga constitutionnelle de la fin du XXe siècle.
Là encore, les attaques avaient été virulentes. Le gouvernement Marois demanda au sociologue Jacques Beauchemin de consulter le milieu et de proposer une nouvelle mouture.
Heureusement, tout indique que le gouvernement actuel suivra les sages recommandations de son rapport, qui propose de concilier l’histoire politique et l’histoire sociale dans une grande trame nationale.
On ne déconstruit pas certaines références au passé sans en payer le prix. Cela vaut pour les politiciens comme pour les fonctionnaires et certains intellectuels qui considèrent parfois la mémoire des peuples comme de purs construits, réformables d’un trait de plume !
Il est toujours périlleux pour un gouvernement de revoir le roman des origines.
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À propos de l’auteur
Éric Bédard est professeur d’histoire à la TÉLUQ et l’auteur de L’Histoire du Québec pour les nuls.
En 2014, la destitution de Champlain est un des événements qui m’a fait bondir. J’enseignais l’histoire au secondaire et je sais l’intérêt que les jeunes y portaient malheureusement le « nouveau programme » thématique et ses redites ont lassé les élèves et précipité ma retraite.