Protection du français : Au-delà de la loi 96

Si la « louisianisation » du Québec évoquée par François Legault est peu probable, il faut tout de même rester vigilants, disent les experts. Mais les enjeux à surveiller ne sont peut-être pas ceux que l’on désigne le plus souvent.

Photo : Rodolphe Beaulieu

Le premier ministre Legault avait le ton alarmiste à la fin mai : si Ottawa ne transfère pas au Québec plus de pouvoirs pour choisir certains immigrants, le français risque d’y devenir comme en Louisiane une langue folklorique qu’à peu près personne ne parle. Devant ses militants, il a tonné : « C’est une question de survie pour notre nation ! » Tout en nourrissant son discours sur la fierté, il plantait un enjeu électoral à fragmentation : maintenant que la réforme de la Charte de la langue française a été adoptée, que faire pour poursuivre le travail de protection et de valorisation du français ?

La sortie de François Legault laissait entendre que la loi 96, venue bonifier la loi 101, ne suffirait pas à freiner le déclin du français — ce qui était pourtant l’objectif. D’autres chantiers devront suivre, dans un dossier où les consensus sont rares. Bonjour-hi les discussions.

La première de ces discussions devrait se tenir avec les anglophones du Québec, affirme Sylvia Martin-Laforge, directrice générale du Quebec Community Groups Network (QCGN), qui représente des dizaines d’organismes d’expression anglaise de la province : la communauté anglophone a largement perçu le projet de loi 96 comme une attaque frontale. « Le prochain gouvernement aura des ponts à rebâtir, dit-elle. On ne veut pas que ça provoque un exode. On doit retrouver un esprit de cohésion sociale. »

Le QCGN a été au cœur de la résistance contre le projet de loi 96, à ses yeux la « dérogation la plus importante relative aux droits de la personne de l’histoire du Québec et du Canada ». Sa dirigeante croit « que le gouvernement devra jouer un rôle pédagogique pour bien expliquer les impacts de la loi. De notre côté, il va falloir l’aider à comprendre l’inquiétude de la communauté vis-à-vis de certaines mesures ».

Observateur attentif des relations entre anglophones et francophones, Jack Jedwab, PDG de l’Association d’études canadiennes, ajoute que « le gouvernement doit utiliser un langage plus inclusif et ne pas s’adresser uniquement à la “majorité historique” [francophone] ». Il évoque entre autres la nécessité, de la part de l’État, de changer la « rhétorique qui présente la langue anglaise comme une menace dangereuse pour l’identité du Québec, et qui positionne les opposants à la loi 96 comme des personnes anti-Québec ».

La loi 96 étend notamment le processus de francisation aux PME de 25 à 49 employés et renforce le droit des travailleurs d’exercer leurs activités en français. Elle plafonne l’admission aux cégeps anglophones et impose des cours « en » français (ou « de » français) à ceux qui choisissent d’y étudier. L’affichage public devra aussi faire une place « nettement prédominante » au français.

L’une des dispositions les plus controversées fait qu’à partir de mai 2023, les immigrants installés au Québec depuis plus de six mois recevront des communications de l’État exclusivement en français (sauf exception). Des chercheurs et intervenants en immigration soutiennent qu’il est irréaliste de demander à des nouveaux arrivants d’apprendre une langue aussi vite. Plusieurs suggèrent de rendre inopérante cette disposition — ce sera un des dossiers à suivre après les élections.

« Il y a beaucoup de positif dans la loi 96 », estime le sociologue Jean-Pierre Corbeil, professeur associé à l’Université Laval et ancien responsable du programme de la statistique linguistique de Statistique Canada. « Mais elle comporte plusieurs éléments qui sont surtout symboliques — le délai de six mois en est un. Combien de fois par année communiquez-vous directement avec l’État ? demande le sociologue. C’est assez marginal. Pour les immigrants, ça aura un impact certain, mais ça n’aura pas d’effet positif sur les indicateurs qu’on surveille. »

La bonne utilisation des bons indicateurs est d’ailleurs au cœur de la réponse que donne Jean-Pierre Corbeil lorsqu’on lui demande ce que le prochain gouvernement devrait faire dans le dossier linguistique. Parce que, pour le moment, il y a confusion, dit-il. Cela n’aide pas le débat, et encore moins la prise de décisions efficaces.

Ainsi, quand François Legault ou le ministre Simon Jolin-Barrette s’inquiètent de voir diminuer le pourcentage de Québécois qui ont le français comme langue maternelle (c’était 74,8 % en 2021, ce sera autour de 70 % en 2036, selon Statistique Canada), ou que Québec brandit comme argument la perte d’importance du français comme langue parlée le plus souvent à la maison (81,6 % de la population en 2011 et 74,4 % en 2036, selon les projections — cela au profit des « langues tierces »), ils font fausse route, estime le sociologue. « Même si on ne choisissait que des gens qui ont déjà une connaissance du français, ça ne changerait pas leur langue maternelle ou celle qu’ils parlent le plus à la maison », précise Jean-Pierre Corbeil.

Si on ne considérait que ces deux indicateurs, l’anglais serait d’ailleurs menacé à Toronto et le français serait quasi absent en Afrique, ajoute Richard Marcoux, directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, à l’Université Laval. Il faut donc voir ailleurs. « On est de plus en plus dans des contextes plurilingues et il faut en tenir compte dans l’analyse. La loi 101, ça s’applique à la langue publique, d’affichage, dans la rue, au travail, à l’école… pas à la maison. »

Les deux spécialistes soulignent que le taux de transferts linguistiques — le fait de parler le plus souvent à la maison une autre langue que sa langue maternelle — relève lui aussi de la sphère privée. C’est un indicateur que brandit le gouvernement… et qui est « de moins en moins pertinent », selon Jean-Pierre Corbeil. « L’influence de ces transferts sur l’évolution de la situation du français au Québec est marginale », dit-il.

À la lecture des indicateurs qu’il juge pertinents — usage du français dans l’espace public, capacité de soutenir une conversation en français… —, Richard Marcoux conclut que le français n’est pas en déclin, mais que c’est une langue « fragile » qui doit être protégée. Notamment par une mesure qui compliquerait l’accès aux cégeps anglophones, un sujet qui divise la classe politique.

Directeur du Département de sociologie de l’Université Laval, Richard Marcoux prône une solution mitoyenne entre l’application de la loi 101 au cégep et un accès libre à ces établissements. « L’État devrait financer les cégeps qui sont en cohérence avec l’idée qu’on a une langue officielle, le français. Ce qui veut dire qu’on ne devrait pas financer des établissements postsecondaires où les cours se donnent en anglais. »

Le chercheur indépendant Frédéric Lacroix, connu pour sa vive inquiétude par rapport à l’avenir du français (la situation à Montréal est « catastrophique », selon lui), estime que les cégeps anglophones sont devenus des « passerelles pour intégrer les étudiants internationaux — de futurs immigrants — à la communauté anglophone du Québec ». L’auteur de Pourquoi la loi 101 est un échec (Boréal, 2020) milite pour qu’on étende la Charte aux cégeps. « Ce n’est pas une lubie-fixation, assure-t-il à L’actualité. C’est une des clés pour rehausser la vitalité du français. »

En ce qui concerne le niveau universitaire, Frédéric Lacroix estime que Québec devrait réformer le Programme de l’expérience québécoise (PEQ), qui s’adresse aux étudiants étrangers diplômés de la province et aux travailleurs étrangers temporaires, et qui permet d’obtenir un certificat de sélection du Québec pour s’y établir de façon permanente. « Il faudrait exclure du PEQ les diplômés en anglais. Si on sélectionne à cette étape des diplômés en français, on sait qu’ils ont plus qu’une simple connaissance du français : ils l’utilisent, ils ont des relations sociales en français. »

Le PEQ touche au dossier plus large de l’immigration. Outre François Legault, ils sont plusieurs à souligner que la politique fédérale d’immigration — qui fait une place prédominante à l’immigration temporaire comme voie de passage à l’immigration permanente — met le Québec en situation de vulnérabilité par rapport à ses capacités réelles de francisation. En 10 ans, le nombre de travailleurs immigrants (y compris les travailleurs saisonniers) et d’étudiants étrangers présents au Québec en vertu de permis temporaires a plus que doublé, passant de 79 000 à 177 000. Le Québec accueille environ 50 000 immigrants permanents chaque année.

Dans une étude soumise en mai au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, l’économiste Pierre Fortin, aussi chroniqueur à L’actualité, évoquait d’ailleurs un « risque de recul important de la francisation » de la population immigrante québécoise si le gouvernement ne réussit pas à « s’approprier le contrôle entier, efficace et indépendant de l’immigration temporaire », et s’il ne reprend pas le « contrôle direct de l’immigration permanente, qu’il a perdu ».

La sortie du premier ministre sur la « louisianisation » du Québec était « totalement exagérée », croit Richard Marcoux, qui rappelle que plus de 94 % des Québécois sont capables de soutenir une conversation en français. Entre Matane et Bâton-Rouge, il y a une marge considérable… ce qui ne change pas le besoin de vigilance au Québec, dit-il. 

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Il n’y a pas un pays au monde qui permet une communication dans une langue autre que la langue du pays…Pourquoi 6 mois est ma question ! Pensez-vous vraiment que si je décide d’émigrer au È.U., que je pourrais communiquer en français avec des institutions gouvernementales…Voyons donc! Il est absolument nécessaire que le gouvernement du Québec revoit la loi.

Pourriez-vous expliquer comment forcer à un immigrant allophone à parler français en six mois va arrêter le déclin de français? Non, mais, sérieusement… Est-ce qu’on peut parler de francisation, par exemple? Ou d’essayer de choisir 100% d’immigrants francophones (là je suis d’accord avec le PQ, par exemple). On peut trouver d’autres pistes dans l’article ci-dessus.
L’acharnement de la CAQ contre les immigrants, au-delà même de la loi 96, répond à deux faits: les immigrants sont concentrés à Montréal, une région dont Legault s’en fout carrément; puis, soyons honnêtes, derrière le «nationalisme décomplexé» de la CAQ il y a un (gros) brin de xénophobie. Ce n’est pas pour rien que Legault associe souvent l’immigration à des « belles » choses comme la violence, le déclin du français, la menace à la cohésion nationale, etc.

Forcer à un immigrant allophone à parler français en six mois, ce qui sera plus symbolique que véritablement appliqué en pratique à mon sens, devrait contribuer à réduire le déclin du français, car cela l’incitera à choisir (puisqu’il n’aura plus le choix) pour première langue d’intégration le français, plutôt que l’anglais. Trop d’immigrants au Québec, dans leur tête, immigrent au Canada et ont pour premier réflexe de tenter de s’intégrer en anglais. C’est ce que l’on veut éviter par cette mesure : leurs efforts d’appprentissage d’une langue étrangère devront se faire vers le français.
Maintenant, je ne vois là aucun acharnement contre les immigrants. On leur demande, puisqu’ils ont choisi d’immigrer au Québec, d’être cohérents avec leur choix, de respecter notre société et de s’apprêter à vivre ici en français. Ça ne ressemble pas vraiment à de la persécution.
Quant à parler de xénophobie comme le fait M. Caro en prétendant être « honnête», c’est une insulte gratuite qui ne repose sur rien. Il est tout à fait légitime, au Québec comme n’importe où ailleurs, de vouloir préserver notre société, y compris contre des dérives que l’on peut observer ailleurs.

Monsieur Rondel, permettez-moi de faire quelques commentaires, vous poser des questions et remarquer quelques faits:
– «Trop d’immigrants au Québec, dans leur tête, immigrent au Canada ». En fait, oui, ils émigrent au Canada, pas dans leur tête, mais ce le pays qui leur accorde une résidence permanente et après la citoyenneté. Le Canada étant un pays avec deux langues officielles, ça ne serait pas étrange qu’ils s’intéressent à apprendre les deux, s’ils ne les connaissaient pas avant leur arrivée.
– Le fait d’avoir à remplir quelques papiers ou communiquer avec un fonctionnaire de temps en temps, surtout aux premières démarches, ne les poussera à apprendre le français. Ils en sentiront plus le besoin au moment de s’inscrire dans une école, parler avec les professeures de leurs enfants et, surtout, travailler. Alors, à mon humble avis d’immigrant ayant vécu ce processus (même si j’étais déjà trilingue à mon arrivée), l’effort doit être mis dans la francisation, en classe et dans le milieu de travail. Bref, cette patante de six mois pour apprendre une langue est… comment dire… n’importe quoi.
– Si vous étiez immigrant vous comprendriez probablement le sentiment d’aliénation qui engendrent les commentaires du premier ministre, quand il fait, par exemple, des liens douteux entre la violence et l’immigration, par exemple. Oui, c’est une dérive qui alimente la xénophobie: Préjugé défavorable à l’égard des étrangers. Si je vous dit qu’un groupe de personnes menace la survie de votre nation, la cohésion nationale et fomente la violence… auriez-vous une opinion favorable à leur égard?
– Et des questions, pour presque finir, quelles sont ces « dérives que l’on peut observer ailleurs »? Pourquoi pensez-vous que ces « dérives » se reproduiraient ici? Quels faits soutiennent votre pensée à ce sujet?
Si le gouvernement veux arrêter le déclin du français, il peut changer des choses au niveau de l’immigration, bien sûr. 100% d’immigrants francophones? Je vote pour ça.
Je voterai même pour réduire le seuils à zéro, le temps de rebâtir les écoles du Québec, réduire l’analphabétisme et le décrochage scolaire, reconstruire le système de santé, construire assez de logements pour tout le monde, relancer une économie plus adaptée aux changements climatiques… il y a tellement des chantiers. Si ça prend 100 ans, sans immigration, amen! Puis pendant tout ce temps là, on nous laisse tranquille, sans nous sortir en épouvantail tous les 4 ans. Deal?

Quant à l’affichage en magasin? Allez faire un tour chez Indigo. Je m’y suis sentie en pays étranger. Chez Adonis, il y a des emballages en anglais et une autre langue étrangère. Les instructions en français pour des appareils? Achetez un lave-vaisselle Frigidaire, vous verrez l’absence ou le gâchis. Ou encore, des oreillettes BWOO, les instructions sont en anglais, en italien et en espagnol, rien en français. On a beau clamer l’ouverture, je regrette, je me sens telle une »second-class citizen » dans ma propre province. Quand les gouvernements vont-ils mettre les sommes appropriées auprès des institutions chargées de faire respecter la loi. Allez voir combien d’amendes ont été émises l’an dernier par l’OQLF, 3!!!!! et regardez les sommes!!! max 1500$ C’est RI-DI-CULE! N’importe quel détaillant affichera ce qu’il veut bien afficher pour plaire à ses fournisseurs quand, pour recevoir une amende, il faut d’abord que quelqu’un porte plainte (pas l’OQLF), qu’il y a une »enquête » et ensuite une amende ridicule. Quel dommage.

Belle discussion en pays colonisé! C’est un fait que le Québec est un état colonisé depuis la cession du Canada à l’Angleterre et le pacte soi-disant confédéral s’est produit entre colonisateur et colonisés, ces derniers ayant des miettes pour plaire au colonisateur. Depuis la fin du XIXe siècle, la proportion de francophones au Canada n’a cessé de diminuer et celle des anglophones et des autres communautés ethniques a augmenté de sorte que les soi-disant langues tierces dépassent maintenant le français comme langues parlées au pays.

Vous décrivez l’hypothèse où «l’anglais serait d’ailleurs menacé à Toronto» comme ridicule mais sachez que des villes comme Richmond BC ont une population à majorité chinoise et que la langue du commerce et de l’affichage se fait de plus en plus en mandarin ce qui soulève les craintes des anglophones.

Pour en revenir au Québec, le fait qu’il soit un état colonisé est sous jacent à ces discussions qui, en d’autres lieux ne pourraient être prises au sérieux. La minorité anglophone vit au Canada, pas au Québec qui n’est qu’une province colonisée, et ses droits ont préséance sur ceux des francophones, comme c’est le cas partout au pays. C’est la raison pour laquelle ils montent aux barricades d’abord contre la loi 101 qui a été émasculée par la Cour suprême du Canada et contre la loi 96 ou toute loi visant le renforcement du français dans la Province of Quebec.

L’érosion du français est le plus évident à Montréal, métropole du Québec, et il fait peu de doute que le reste de la province suivra dans un genre de louisianisation si on continue à agir comme une colonie du Canada. La situation aurait pu être corrigée si les Québécois n’avaient pas tourné le dos à leur autodétermination à deux reprises et maintenant on doit accepter le verdict du fait accompli. Reste à sauver les meubles et si on est sérieux pour assurer l’avenir de notre langue et de notre culture, il faudra faire des gestes qui ne plairont pas au colonisateur. Les anglophones parlent d’exode et c’est leur droit le plus strict de choisir l’endroit où ils veulent vivre. C’est la même chose pour les francophones et les communautés culturelles. Autrement dit, si on veut vivre en anglais, on peut le faire partout ailleurs au Canada, un très beau pays avec des gens formidables. Par contre, si on veut rester au Québec, il faudrait accepter le fait que le français est un ingrédient essentiel à la survie d’une nation et qu’il faut tout faire pour en assurer la pérennité, y compris le parler à la maison, à l’école, au CEGEP, au collège, à l’université et au travail. Ne pourrait-on pas se décoloniser un p’tit brin?