La sécurité aux frontières est un marché en pleine expansion. Tellement qu’on consacre désormais des «salons» dédiés à la technologie de la surveillance, et que la frontière en elle-même devient un moteur économique ; un lieu d’innovation comparable au complexe militaro-industriel déployé durant la guerre froide.
Pourtant, cette volonté protectionniste qui conduit à scarifier les territoires, à ériger toujours plus de murs le long des frontières et à séparer encore plus le Nord du Sud ne permet pas, au final, d’enrayer les flux migratoires — loin s’en faut.
En témoigne le naufrage d’un chalutier dans la mer Méditerranée, en fin de semaine dernière, qui a entraîné la mort de plus 800 personnes, selon de nombreux pronostics. En octobre 2013, une embarcation transportant environ 500 migrants clandestins africains a aussi sombré près de Lampedusa, une île italienne proche de la Sicile. Bilan : 366 morts.
Ces tristes événements le démontrent de manière encore plus spectaculaire qu’à l’accoutumée : Frontex, l’agence européenne qui régit les frontières, ne parvient pas à contenir les flux de réfugiés vers l’Europe, que l’Organisation internationale des migrations évalue désormais à 230 000 en 2014, et à 21 000 depuis le début de 2015.
Or, le discours de l’extrême droite européenne — qui diabolise les migrants et capitalise sur la fragilité économique de l’euro — passe à côté de l’essentiel : le danger de la migration est parfois moins considérable que celui de rester sur place, comme l’explique le quotidien britannique The Guardian dans son article «Risking death in the Mediterranean : the least bad option for so many migrants».
Un chemin semé d’embûches
La plupart des immigrants qui cheminent vers l’eldorado européen passent de longs mois en transit. S’ils proviennent parfois d’Asie, la majorité d’entre eux sont originaires de l’Afrique subsaharienne, de la Syrie, de l’Érythrée et de la Somalie.
Leurs histoires sont toutes celles du désespoir, de l’errance, de l’attente et de la peur. Ils ont rencontré la faim, la soif, l’hostilité des populations locales et les abus des autorités des pays qu’ils ont traversés. Des pays où ils ont parfois été arrêtés, tabassés, violés, détenus, déportés.
La trajectoire des migrants est donc hérissée d’embûches, d’obstacles et de dangers (naturels et humains), que la cartographie classique ne permet pas de restituer. En effet, si Frontex cartographie les sept principales routes migratoires vers l’Europe, ces cartes ne rendent pas compte de la réalité du vécu des migrants :

Néanmoins, on voit apparaître des projets de cartographie collaborative, comme celui que mènent Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary. Ces géographes françaises travaillent en compagnie de plusieurs migrants pour tenter de retracer leurs trajectoires individuelles et ainsi constituer des cartes qui rendent compte de leurs douleurs et leurs errances :
Les exclus du Sud
Devant une Union européenne (UE) qui projette le contrôle frontalier en dehors de son propre territoire, des pays qui ne sont pas toujours (c’est un euphémisme) respectueux des droits de l’homme — comme le Maroc et la Turquie — ont désormais la responsabilité d’arrêter, de détenir et d’expulser ceux que l’UE voit comme indésirables. C’est le cas, par exemple, des Libyens, des Nigériens et des Afghans.
Certains de ces «exclus du Sud» trouveront la mort en tentant de franchir les frontières de l’Europe. Dans la carte ci-dessous, le géographe, cartographe et journaliste français Philippe Rekacewicz les a identifiés au moyen de cercles rouges (qui sont proportionnels au nombre de migrants décédés) :

Par ailleurs, cette même illustration présente les diverses formes que peuvent prendre les mesures de protection contre les migrants. Le «mur» Frontex, soit une zone de surveillance accrue mise en place par l’Union européenne, est représentée par des lignes courbes de couleur noire sur la carte. Les camps d’enfermement, centres de rétention et postes de police sont identifiés par des points mauves. Quant aux flèches de couleur or, elles indiquent les principaux flux migratoires.
Le cimetière de la Méditerranée
Ils sont donc de plus en plus nombreux à se lancer à l’assaut des barrières de Ceuta et Melilla ; à tenter de franchir l’Evros à la frontière turque ; à se risquer à traverser la Méditerranée dans des embarcations de fortune… et surchargées.
Au point où la Mare Nostrum — l’expression latine qui évoque la mer Méditerranée — est devenue un véritable cimetière. On y dénombre plus de 31 000 morts depuis 1993, dont 28 000 depuis 2000 (selon la base de données The Migrant Files), au moins 3 500 en 2014, et 1 600 depuis le début de l’année 2015.

Bref, la mer tue. Et à elle seule, la Méditerranée représente 75 % des morts qui surviennent aux frontières.

Pourquoi tant de morts ?
Ces morts sont attribuables à plusieurs phénomènes (qui sont d’ailleurs bien expliqués par Polly Pallister-Wilkins, professeure à l’Université d’Amsterdam).
On pense d’abord aux sanctions sévères appliquées aux transporteurs — qui se voient obligés de vérifier les titres de voyage de tous leurs passagers — et aux politiques de visas toujours plus strictes de l’Union européenne. À cet égard, le Washington Post a récemment classé les passeports du monde en fonction de leur valeur, notamment circulatoire.
Résultat : ces mesures ont pour effet de faire glisser sous le radar les stratégies migratoires, laissant nombre de migrants entre les mains de passeurs de plus en plus organisés… et de moins en moins scrupuleux.
Ainsi, le durcissement des frontières fait naître des zones où la violence (viols, homicides, etc.) laisse parfois des cicatrices beaucoup plus profondes — et plus durables — que les murs frontaliers eux-mêmes.
Comme l’explique François Gemenne, qui enseigne la géopolitique du changement climatique et la gouvernance des migrations à Paris, il faut ajouter à cela le fait que le gouvernement italien a mis un terme à l’opération militaire et humanitaire Mare Nostrum, qui avait permis le sauvetage de plusieurs milliers de migrants l’an dernier. L’Union européenne y a substitué l’opération Triton, à la vocation policière et non humanitaire. On surveille, donc, mais on ne sauve plus.
Ce sont désormais des sommes faramineuses qu’on investit dans les structures, les infrastructures et les agences frontalières, mais au détriment des vies humaines. Et sans autre succès que de vulnérabiliser un peu et de tuer beaucoup plus, sans enrayer le flot humain — et en enrichissant acteurs privés et mafias.
Et s’il s’agissait simplement d’investir cet argent sécuritaire au Sud ? Question de rééquilibrer les échanges et le rapport de forces. De consolider les États et de renforcer les structures sociales. D’inviter les migrants à demeurer là où sont leurs racines, plutôt que les inciter à fuir à tout prix…
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À propos de l’auteure
Élisabeth Vallet (@geopolitics2020) est professeure associée au département de géographie (@UQAM) et directrice scientifique à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, qui compte une trentaine de chercheurs en résidence et plus de 100 chercheurs associés issus de pays et de disciplines divers et qui comprend quatre observatoires (États-Unis, Géopolitique, Missions de paix et opérations humanitaires et Moyen-Orient et Afrique du Nord). On peut la suivre sur Twitter : @RDandurand
Un peu facile de faire la leçon depuis les Amériques. Si l’Atlantique n’était pas si grand, c’est notre pays et les Etats-Unis qui auraient à faire face à ce genre de problème. Au lieu de ça nous avons politiques migratoires les plus strictes, comparées aux pays européens. Demandez aux étudiants français la galère pour obtenir une carte verte …
Les États-Unis vivent une situation similaire avec la migration mexicaine et cubaine, à cette différence près que les Mexicains passent rarement par la mer pour aller aux États-Unis.
@Valentin Brisoux vous vous trompez. c’est faux ce que vous dites.
Montrez-moi donc à quel endroit du Canada nous faisons face à une situation similaire ?
– voisinage de pays déstabilisés (la plupart par un pays qui est situé de l’autre côté de l’Atlantique en plus)
– attraction de notre continent riche sur un continent pauvre
– afflux massif de migrants économiques illégaux
– prise de risque sur un mer qu’on peut traverser avec un vieux rafiot
Le Canada est protégé de ce genre d’immigration car isolé géographiquement, c’est beaucoup plus difficile de se payer un billet d’avion, d’obtenir un visa ou même de voyager clandestinement en avion que de traverser la Méditerrannée pour rejoindre illégalement l’Italie ou l’Espagne comme attendent de le faire 600 000 à 1 million de personnes actuellement au Maghreb.
Décidemment, @Valentin Brisoux est complètement à côté de la plaque. Affligeant.
Arrêter la propagande ca devient lourd. Vous n’avez pas de leçon à donner à Michel Grants. Tiens bon Michel. Paul.