L’entente arrivait à point nommé pour servir leurs intérêts respectifs quand, le 5 août dernier, les premiers ministres François Legault et Justin Trudeau ont annoncé, tout sourire, qu’Ottawa verserait au Québec sa part des fonds du programme fédéral de garderies, soit près de six milliards de dollars sur cinq ans. Le tout sans condition, comme l’exigeait le premier ministre québécois, et contrairement à ce qu’allait réclamer le gouvernement fédéral aux autres provinces.
Le chef du Parti libéral du Canada avait besoin, avant les élections fédérales, de cet accord avec le Québec, dont le réseau de la petite enfance lui servait de modèle pour un programme qu’il tentait d’implanter d’un océan à l’autre. François Legault tenait mordicus à faire respecter la compétence exclusive du Québec, tout en obtenant sa part qui pourrait lui servir à remplir sa propre promesse en faveur du réseau québécois.
Si ce traitement différencié de Justin Trudeau pour le Québec a marqué les esprits, il est tout de même loin de définir le nouveau rapport de force entre Québec et Ottawa depuis que le parti autonomiste de François Legault a pris le pouvoir.
Le bilan des trois premières années du premier mandat caquiste de l’histoire, marqué par une forte affirmation nationaliste, est nuancé. Des accords importants ont en effet été conclus avec Ottawa.
En plus de l’entente sur les services de garde, d’autres ont été signées à propos du financement de logements abordables, de la relance du secteur aérospatial et de la levée du plafond d’embauche de travailleurs étrangers temporaires par les entreprises québécoises. Des accords ont également été annoncés concernant le déploiement d’Internet haute vitesse en milieu rural et l’assemblage de batteries de véhicules électriques au Québec. L’approche des élections fédérales n’était sûrement pas étrangère à l’empressement d’Ottawa.
« Dans le dossier d’Internet haute vitesse, les libéraux fédéraux ont réalisé qu’il y aurait une annonce sans eux s’ils ne bougeaient pas, raconte un haut fonctionnaire québécois. Ils ont trouvé l’argent. »
Mais des nœuds persistent entre les deux capitales, malgré l’insistance de Québec. Sur le front bilatéral, deux dossiers figurent en tête : l’immigration et les infrastructures.
Dans le premier cas, le gouvernement Legault veut que le Québec gère dès que possible la réunification familiale, la catégorie des immigrants parrainés par un membre de la famille déjà établi au Canada. Comme les réfugiés, ces immigrants relèvent uniquement d’Ottawa, contrairement aux immigrants économiques, choisis par le Québec. Les avis des fonctionnaires québécois interrogés divergent sur les chances qu’Ottawa cède dans ce domaine de compétence exclusive.
En matière d’infrastructures, le gouvernement Legault veut un retour aux façons de faire sous Jean Chrétien, quand Ottawa transférait les fonds en bloc, et non par projets, puis laissait Québec les sélectionner en fonction de ses propres priorités. À Québec, les fonctionnaires disent sentir une ouverture, mais on attend de voir la nouvelle mouture des programmes fédéraux, qui se fait attendre.
D’autres dossiers sont carrément au point mort, comme la demande d’une déclaration de revenus unique gérée par Québec ou l’encadrement du pouvoir fédéral de dépenser. Le financement du troisième lien entre Québec et Lévis n’est pas près de faire l’objet d’une décision par Ottawa, dit le ministre fédéral des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, surtout qu’aucun projet détaillé n’a été présenté.
La pièce maîtresse des demandes du gouvernement Legault face à Ottawa reste l’augmentation du financement fédéral en santé, une urgence à la lumière des problèmes mis en relief par la pandémie. Les premiers ministres provinciaux, Legault en tête, exigent qu’Ottawa éponge 35 % de la facture des soins de santé publics plutôt que les 22 % actuels. Cela représenterait une augmentation du Transfert canadien en matière de santé (TCS) de 28 milliards de dollars dès la première année.
Le gouvernement Trudeau, qui a lourdement endetté l’État canadien pour aider le pays à affronter la pandémie, refuse d’en parler avant la fin de la crise sanitaire. Il a en revanche promis des investissements ciblés pour l’embauche de médecins et de personnel, l’amélioration des soins de longue durée et l’accès aux soins de santé mentale. Les premiers ministres provinciaux refusent ce morcellement du financement qui, contrairement au TCS, s’annonce assorti de conditions.
Qu’importe la capacité ou non de François Legault de faire avancer les dossiers traditionnels des relations Québec-Canada, la pandémie aura au moins eu le mérite de forcer les protagonistes à se parler souvent, beaucoup plus qu’à l’époque de Stephen Harper ou de Jean Chrétien. Justin Trudeau a tenu une quarantaine de téléconférences avec ses homologues provinciaux. « Le rythme des rencontres entre les premiers ministres s’est accéléré, confirme un des hauts fonctionnaires québécois. Je pense que M. Trudeau et M. LeBlanc, qui participait aux appels, ont vu qu’il y a une valeur ajoutée à s’entendre avec les provinces plutôt que de leur enfoncer quelque chose dans la gorge », poursuit-il.
De plus, Justin Trudeau n’aime pas la querelle, ce qui a évité qu’un froid s’installe entre lui et François Legault à la suite de l’appui de ce dernier aux conservateurs durant les élections fédérales. Il y a peu d’atomes crochus entre les deux hommes, voire aucun, reconnaît Dominic LeBlanc, « mais Justin Trudeau travaille de manière à atténuer les frictions. […] Les instructions claires du patron sont de ne pas chercher les points de désaccord, mais des terrains d’entente. » Selon un autre haut fonctionnaire québécois, « ce climat régnait avant l’élection fédérale et il existe toujours ».
Ottawa se fait aussi un devoir « de ne pas laisser les questions identitaires infecter les discussions bilatérales sur les dossiers sectoriels », soutient Dominic LeBlanc. Concernant la Loi sur la laïcité de l’État, Justin Trudeau a fait état d’une possible intervention fédérale en Cour suprême, mais il laisse le processus judiciaire suivre son cours pour le moment. Son gouvernement s’est abstenu de se prononcer sur la refonte de la loi 101 qui modifierait la Constitution pour y inscrire que le Québec forme une nation dont la langue officielle est le français. Constitutionnaliste et ancien ministre québécois des Affaires intergouvernementales, Benoît Pelletier estime la démarche du Québec constitutionnelle et note « la prudence manifeste d’Ottawa », qui a « probablement des opinions juridiques allant dans le même sens ».
En ce qui a trait à la langue, les sources dans les deux capitales affirment qu’il pourrait exister des pistes pour répondre à la demande de Québec de soumettre les entreprises sous autorité fédérale aux dispositions de la loi 101, tout en respectant le droit d’Ottawa d’exercer ses compétences en matière de langues officielles à la grandeur du pays.
L’accord sur les garderies a pour sa part confirmé une « évolution importante » du fédéral à l’égard des ententes asymétriques, dit M. Pelletier. La politologue Geneviève Tellier, de l’Université d’Ottawa, parle même d’« asymétrie décomplexée ».
À l’approche des élections, la CAQ veut boucler le plus de dossiers possible avant le décollage de la précampagne. Justin Trudeau fera preuve de retenue, croit le directeur de l’Institut d’études canadiennes de l’Université McGill, Daniel Béland. « Il sait que François Legault a de très bonnes chances de rester premier ministre après octobre et qu’il sera donc encore son interlocuteur. »
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2022 de L’actualité, sous le titre « À la recherche de la convergence ».