Françoise David n’a rien d’une star. Et pourtant, dans le petit café montréalais où nous avons rendez-vous en ce matin de janvier, trois personnes viendront la saluer et l’encourager. Dont l’écrivain Robert Lalonde. «Bravo, continuez, lui dit-il. Beaucoup de gens du milieu artistique sont derrière vous.»
«Je ne peux plus mettre les pieds quelque part sans que ça arrive», me confie-t-elle, à la fois ravie et touchée. «Je ne prends pas ça comme un compliment personnel, mais comme le signe qu’il se passe quelque chose pour la gauche au Québec. Reste à savoir si ça va se traduire par des votes.»
Françoise David est co-porte-parole de Québec solidaire, ce parti de gauche qui vient de naître au Québec. Un parti issu de la fusion du mouvement Option citoyenne, qu’elle a fondé en 2004, et du parti de l’Union des forces progressistes (UFP). Présidente de la Fédération des femmes du Québec de 1994 à 2001, auteure de Bien commun recherché (Écosociété, 2004), devenu un best-seller, Françoise David a longuement hésité avant de se lancer dans l’arène politique.
Elle espère aujourd’hui convaincre les Québécois que son parti représente une «solution de rechange au néolibéralisme».
Selon un sondage CROP-L’actualité, un Québécois sur quatre penche à gauche, un sur six à droite, un sur quatre est au centre et un sur trois ne sait pas trop où se situer. «La conjoncture n’a jamais été aussi favorable à l’émergence d’un parti de gauche, croit Jean-Herman Guay, politologue à l’Université de Sherbrooke. Une part importante des électeurs québécois est mécontente du gouvernement et ne se retrouve dans aucun des partis existants.»
Il faut souvent au moins deux ou trois élections pour qu’un nouveau parti fasse sentir sa présence de façon significative, observe toutefois le politologue. Ainsi, l’Action démocratique du Québec (ADQ), née en 1994, a mis du temps à s’imposer. «Construire un parti demande beaucoup d’enthousiasme et d’investissement en temps de la part des militants. Quant aux ressources financières, elles viennent généralement avec!»
De l’enthousiasme, il n’en manque pas: à la veille de son congrès de fondation, début février, à Montréal, le parti comptait déjà 4 000 membres, en additionnant les 2 600 d’Option citoyenne et les 1 400 de l’UFP (elle-même née de la fusion, en 2002, du Rassemblement pour une alternative progressiste, du Parti communiste du Québec et du Parti de la démocratie socialiste, entre autres). C’est plus que l’ADQ de Mario Dumont.
L’élection de Stephen Harper et la poussée des conservateurs au Québec, lors du scrutin fédéral de janvier dernier, changent-elles la donne? «À eux deux, le Nouveau Parti démocratique et le Parti vert du Canada ont récolté près de 12% des votes au Québec, répond Jean-Herman Guay. Si la gauche réussissait à obtenir ne serait-ce que la moitié de ces votes, ça pourrait faire mal au Parti québécois. Au prochain scrutin provincial, le PQ pourrait se faire gruger des votes à gauche comme le Bloc québécois vient de le vivre à droite.»
Au-delà de l’apparent recul des idées progressistes, le vote du 23 janvier dernier démontre d’abord une volonté de changement, croit le Dr Amir Khadir, co-porte-parole de l’UFP et maintenant du nouveau parti. «Cela traduit aussi un ressentiment de la classe moyenne modeste vis-à-vis de l’élite sociale et économique. Il n’est pas exclu que la gauche puisse convaincre ces électeurs qu’une autre voie est possible.»
Si elle rêve déjà d’avoir «une couple de députés» à l’Assemblée nationale, Françoise David n’en est pas moins consciente de l’«énorme travail» qui reste à accomplir. «Il va falloir quitter les discussions théoriques et se mouiller. On ne pourra pas juste dire: “On est contre!”»
La formation politique ratisse large. Travailleurs communautaires, syndicalistes, étudiants, féministes, militants pour la justice sociale, l’environnement, la solidarité internationale, le droit au statut de réfugié, l’aide aux sans-abri… toutes les sensibilités de gauche du Québec s’y rejoignent. Autour d’un ennemi commun: la mondialisation néolibérale – dénoncée comme la source de tous les maux de notre époque. Avec Jean Charest, André Boisclair et George W. Bush, jetés allégrement dans le même panier. Sans oublier Stephen Harper!
Le nouveau premier ministre du Canada n’était pas encore élu, mais les oreilles ont dû lui tinter le 18 janvier dernier, lors de la soirée organisée par le Centre justice et foi, à Montréal. Malgré le verglas, une centaine de personnes se sont pressées au Centre Saint-Pierre pour entendre Françoise David, Amir Khadir et Jean-Marc Piotte, professeur de sciences politiques à l’UQAM, discuter des méfaits du néolibéralisme et des dangers du «virage à droite» à la sauce Harper.
Barbes et cheveux longs, lunettes d’intello, grosses tuques de laine, t-shirts et chandails informes, foulards grano… Ce soir-là, on se serait presque cru à une assemblée de cégépiens des années 1970. Sauf que bien des barbes et des chevelures étaient grises ou même blanches. Jeunes et vieux carburent aux mêmes espoirs de changer le monde. «Des citoyens engagés qui croient qu’un autre Québec est possible, résume Françoise David. Tout en sachant qu’on ne nous fera pas de cadeaux: nous allons devoir faire des saumons et des «saumones» de nous pour remonter à contre-courant la rivière du néolibéralisme – qui coule dru et vite.»
Il est temps que la gauche se mobilise et réactualise son discours, dit le sociologue Pierre Mouterde, auteur de Repenser l’action politique de gauche (Écosociété, 2005). «En ces temps où règnent le libéralisme et l’intégrisme, elle se doit de rétablir un rapport de force sur la scène sociale et politique.»
Ce n’est pas la première fois qu’on essaie de créer un parti de gauche au Québec, rappelle Jacques Pelletier, professeur à l’UQAM et auteur de La gauche a-t-elle un avenir? (Nota bene, 2000). Le nouveau parti devra éviter les écueils auxquels s’est heurtée la gauche québécoise jusqu’à maintenant, à commencer par les «querelles d’écoles» et le dogmatisme. «La plupart des membres d’Option citoyenne et de l’UFP semblent convaincus qu’il faut faire des compromis», observe-t-il.
Ces militants assurent aussi vouloir faire table rase des erreurs du passé. «Nous mettons en place une nouvelle gauche, explique Amir Khadir. Une gauche démocratique, qui offre une représentation égale aux femmes, intègre la pluralité des opinions, a une conscience aiguë de l’environnement, n’entretient pas de délire de grandeur et ne promet pas le bonheur garanti à l’humanité!» Résolue à faire de la politique différemment, la formation n’aura pas de chef, mais une «direction collégiale» et deux porte-parole: un homme et une femme.
S’il se veut écologiste, le parti n’a toutefois pas réussi à rallier le Parti vert du Québec. «À l’heure où la planète est menacée, le clivage droite-gauche nous paraît dépassé, explique Claude Sabourin, son président. Et nous ne sommes pas souverainistes.»
Les syndicats aussi sont réservés. «Ce parti est un peu trop à gauche et ses idées sont utopiques», dit Henri Massé, président de la FTQ, la plus grande centrale syndicale du Québec. «Parmi nos membres, il y a bien sûr des insatisfaits des vieux partis, mais ils attendent des choses plus pragmatiques.»
Cette «nouvelle gauche», qui s’inspirera probablement à la fois des pays scandinaves et des expériences tentées dans différents pays d’Amérique latine, ne fera pas de copier-coller, dit Françoise David. «On a encore beaucoup à imaginer en vue de créer un nouveau modèle de société.» Le groupe se donne un an pour élaborer son programme.
Il y a un chemin à trouver entre l’extrême gauche et la social-démocratie, croit Jacques Pelletier. «C’est dans cette recherche que sont engagés ces militants. S’ils réussissent, ils créeront quelque chose de tout à fait nouveau.»
La gauche d’aujourd’hui ne se compare plus à celle des années 1970, ajoute Gordon Lefebvre, conseiller politique de l’UFP. «Elle se caractérise par une sensibilité altermondialiste, éveillée par les manifestations autour de la réunion de l’OMC à Seattle, en 1999, et du Sommet des Amériques de Québec, en 2001.»
Barbichette et casquette à la Lénine, Éric Martin, 23 ans, militant de l’UFP, se présente comme un «enfant du Sommet des Amériques». Cette rencontre fut, dit-il, l’occasion de voir le vrai visage de la mondialisation, «de comprendre que les décisions se prenaient en secret, alors que le reste de la population était confiné derrière des clôtures».
Étudiant à la maîtrise en sciences politiques à l’UQAM, Éric Martin s’est fait connaître comme porte-parole de la Coalition de l’association pour une solidarité syndicale étudiante élargie (CASSÉÉ) lors de la grève étudiante du printemps 2005. Il est aussi l’un des coauteurs du Manifeste pour un Québec solidaire, rendu public fin octobre dernier par des personnalités de différents courants de la gauche – comme Françoise David, Amir Khadir, le chanteur Luck Mervil ou Steven Guilbault, de Greenpeace. Une réplique au Manifeste pour un Québec lucide, signé notamment par l’ex-premier ministre Lucien Bouchard.
«Notre société n’a jamais produit autant de richesses, dit Éric Martin. Il est indécent qu’on demande aux petits salariés de se serrer la ceinture alors que la grande industrie et ses capitaines touchent des salaires et des profits astronomiques.» Selon lui, la dimension politique de l’économie est complètement évacuée par les «lucides». «On nous invite à nous soumettre à des fatalités sur lesquelles nous n’aurions soi-disant pas de pouvoir, comme le choc démographique ou le remboursement de la dette. Or, l’avenir n’est pas figé et c’est collectivement que nous arriverons à le définir.»
Il est vrai que l’on demande aux gens de se serrer la ceinture, avec des hausses de tarifs et des prélèvements plus importants, «mais toujours avec le souci de protéger les moins nantis et les jeunes de demain», rétorque Pierre Fortin, professeur à l’UQAM et l’un des signataires du manifeste des «lucides».
L’économiste relève «15 erreurs manifestes» dans le Manifeste pour un Québec solidaire. Le taux de pauvreté n’a jamais été aussi bas au Québec, dit-il, s’appuyant sur les plus récentes données de Statistique Canada. Il rectifie aussi le credo selon lequel le problème n’est pas de créer de la richesse, mais de la répartir. «Créer et répartir de la richesse sont des tâches simultanées et indissociables.»
Les chiffres avancés par les «solidaires» à ce propos sont, dit-il, «inexacts». «Les solidaires déclarent que la hausse du revenu intérieur par habitant, au Québec, a été de 132% de 1982 à 2000. Or, les trois quarts ont été mangés par l’inflation! La vraie hausse de la richesse correspond à la progression du pouvoir d’achat réel, qui n’a été que de 33% en 18 ans – 1,5% par an en moyenne. C’est très lent merci.»
Cristallisées depuis l’automne par les divergences entre «lucides» et «solidaires», les notions de droite et de gauche commencent à émerger dans le discours politique québécois. La question nationale brouille cependant toujours les cartes.
«Le nouveau parti ne fait pas l’unité de la gauche, seulement de la gauche souverainiste», déplore le politologue François Grégoire, candidat du Nouveau Parti démocratique (NPD) dans Laurier-Sainte-Marie aux dernières élections fédérales. «La plus grande partie du projet de société de Françoise David est tout à fait réalisable dans le cadre du fédéralisme. En étant souverainiste, son parti se met à la remorque du Parti québécois. Il ne s’en démarque pas assez pour pouvoir percer.»
Pierre Dubuc, lui, croit qu’il est possible de «gauchiser» le PQ de l’intérieur. Directeur de L’Aut’Journal, mensuel de gauche qu’il a fondé voilà 21 ans, il a été candidat à la direction de ce parti cet automne (1,1% des voix). Il a eu l’idée, en 2004, de créer au sein du PQ un «club politique» de gauche, qui compte 500 membres – Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQ Libre), présidé par Marc Laviolette, ancien président de la CSN.
«En raison de notre mode de scrutin uninominal à un tour, les tiers partis sont marginalisés ou divisent le vote, dit Pierre Dubuc. Tout ce que risque d’accomplir le nouveau parti de gauche, c’est de faire battre les souverainistes et de reporter Charest au pouvoir!»
Un argument que les militants de l’UFP et d’Option citoyenne entendent régulièrement. «Lors de l’élection partielle dans Outremont, en décembre dernier, beaucoup de gens nous disaient que leur coeur était avec nous, mais qu’ils voteraient pour le PQ, afin de ne pas favoriser le candidat libéral», dit Amir Khadir. (Le candidat de l’UFP, Omar Aktouf, a récolté 7,2% des voix.)
Cela ne remet toutefois pas en question leur volonté de faire bande à part. Aux yeux de nombre d’entre eux, le PQ est «irrécupérable», surtout depuis l’arrivée à sa tête d’André Boisclair, perçu comme un chantre des valeurs de droite. N’a-t-il pas annoncé que, s’il devient premier ministre, il ne reviendra pas sur la loi spéciale adoptée à la mi-décembre par le gouvernement Charest, qui fixe les conditions de travail dans le secteur public jusqu’en 2010?
Dans le cas d’un référendum sur la souveraineté, le nouveau parti appellerait néanmoins la population à voter oui. «Pas pour que le Québec devienne membre d’un G9! dit Amir Khadir. Mais pour lui permettre d’être un rempart contre la toute-puissance du marché et des multinationales.» Ce qui, selon lui, séduit même des anglophones et des immigrants pas du tout souverainistes. Reste que la souveraineté n’est pas une fin en soi pour le parti, mais un tremplin pour réaliser une société plus juste.
La réforme du système électoral est l’un des chevaux de bataille du parti. «Notre objectif est de convaincre les gens de voter selon leurs convictions, sans se laisser culpabiliser par ceux qui les accusent de diviser le vote, dit Amir Khadir. Nous sommes persuadés qu’il est possible de percer, même si nous n’obtenons pas un scrutin à la proportionnelle: sinon, le Parti québécois n’aurait jamais pu exister!»
Pour l’historien Éric Bédard, professeur à la Télé-université de l’UQAM, la naissance de ce parti de gauche n’est cependant en rien comparable à celle du PQ. «Dès son premier test électoral, en 1970, le PQ a récolté 23% des voix, rappelle-t-il. Il proposait une redéfinition importante du nationalisme – plutôt à gauche, dans le prolongement de la Révolution tranquille. Et surtout, il avait à sa tête René Lévesque, homme très crédible et populaire, qui avait déjà été ministre et avait l’expérience du pouvoir. Il n’y a aucun personnage d’un tel calibre dans la gauche actuelle.»
Les idées politiques doivent être incarnées par un visage, une voix, ajoute le politologue Jean-Herman Guay. «C’est seulement ainsi qu’un message peut passer.» Selon lui, le nouveau parti commet une erreur en présentant deux porte-parole plutôt qu’un leader unique, connu et apprécié du public. À ses yeux, Françoise David, qui jouit d’une certaine notoriété, a plusieurs qualités d’un chef, tout en passant plutôt bien dans les médias.
Cela suffirait-il à séduire ceux – les jeunes surtout – qui ne croient plus en la politique? «On a l’intuition, dit Françoise David, que bon nombre d’entre eux iraient voter si on leur proposait un choix emballant.»
C’est le cas d’Alexandre Warnet, Montréalais de 22 ans qui n’était guère intéressé par la politique avant de découvrir Françoise David à la télé, en 2004. «Je me suis dit: «Wow! Enfin des idées rafraîchissantes.» Et j’ai acheté son livre Bien commun recherché dès le lendemain.» Depuis, il a converti ses parents, devenus membres d’Option citoyenne et du nouveau parti. Et cet étudiant en communication, politique et société à l’UQAM a maintenant l’ambition de faire de la politique…