Si on était gouvernés comme dans Top Gun

Pourquoi le film Top Gun : Maverick est-il si populaire ? Pour ses combats aériens spectaculaires, bien sûr. Mais aussi parce qu’il nous montre combien ce serait formidable si nos gouvernements étaient capables d’accomplir quoi que ce soit.

Paramount Pictures / Facebook / montage : L’actualité

Paul Wells est analyste politique depuis près de 30 ans. Il a écrit notamment pour Maclean’s, le Globe and Mail et le Toronto Star, et collabore à de nombreuses émissions radiophoniques et télévisuelles, en anglais et en français. Il publie une infolettre consacrée à la politique canadienne, à la culture et au journalisme.

Tous les films sont des fantasmes. Une fois les lumières éteintes, la justice triomphe, les problèmes sont résolus, les leçons sont suffisamment condensées pour être mises en application avant la dernière scène. Même le cinéma d’auteur réaménage le réel d’une façon irrésistible. Le personnage principal a toujours une réplique futée en réserve, l’intello maladroit connaît toujours une rédemption d’intello maladroit. 

À l’autre bout du spectre cinématographique, si les films de superhéros ont dominé la dernière décennie, c’est parce qu’ils offrent le spectacle d’un pouvoir magnifié, concentré et — encore plus séduisant — simplifié. Dans la vraie vie, il est impossible d’avoir des certitudes ; les Avengers remédient à ça. D’un côté, trois gars qui brandissent un marteau, un bouclier et une carte de crédit. De l’autre, un type qui essaie de claquer des doigts. Enfin, un conflit qu’on peut comprendre. Que les suites de leur grand combat aient été temporairement ralenties par la COVID-19 — une catastrophe mondiale qu’on essaie toujours de s’expliquer, en vain — ne fait que souligner à quel point l’univers de Marvel est éloigné de celui dans lequel nous sommes coincés. 

Je réfléchis à tout ça parce que j’ai finalement vu Top Gun : Maverick hier soir. C’est un film génial. Allez le voir si vous ne l’avez pas encore fait. Et préparez-vous à recevoir des regards étonnés de la part de vos enfants lorsque vous brandirez le poing pendant les scènes de combat. « Papa, est-ce que ça va bien ? » 

Le mystère est de savoir pourquoi Top Gun : Maverick dépassera Doctor Strange dans le multivers de la folie en tant que film le plus lucratif de l’année, pourquoi c’est le plus grand film de la carrière de rêve de Tom Cruise et pourquoi il touche présentement une telle corde sensible, même si ses prémisses, son vocabulaire visuel et sa bande originale ont 36 ans. Pensons-y : en matière de distance chronologique par rapport au Top Gun original, c’est comme si le film le plus rentable de 1986 avait été une suite de la comédie musicale Annie Get Your Gun de 1950. 

L’hypothèse la plus évidente est que Maverick en met tellement plein la vue qu’il permet de laisser notre cerveau à la maison et de simplement profiter du spectacle. Mais beaucoup de mauvais films y allaient tout autant à fond la caisse, comme La matrice : Révolutions et S.O.S. fantômes : L’au-delà, et ils n’ont intéressé personne. Il doit donc y avoir une explication plus complexe.

Est-ce que Maverick triomphe parce qu’il correspond à l’esprit woke de l’époque ? La réponse est non. Le film ne fait que très vaguement référence au XXIe siècle. Aucune des jeunes recrues n’interrompt l’action pour reconnaître ses privilèges ou préciser les pronoms qu’elle souhaite qu’on utilise à son endroit. Quand le film fait de rares concessions à l’évolution culturelle qui a eu cours depuis l’époque de MTV, ce n’est pas pour aborder les combats d’aujourd’hui, mais plutôt pour refuser de s’y engager. Ces jeunes pilotes, de différents sexes et origines, sont incroyablement interchangeables à tous les autres égards. L’un d’eux multiplie les sourires en coin, un autre arbore une moustache, les autres n’ont aucun signe distinctif. (Lorsque la moitié des recrues sont écartées de la grande mission au bout de 90 minutes, il n’y a aucun effet dramatique, car il est impossible de les distinguer les unes des autres. « Désolé, Personnage A, j’ai décidé d’y aller avec Personnage B. ») Dans ce film, personne de moins de 30 ans ne fait l’amour pour le plaisir ou dans un but de procréation. Aspirer à vivre des contacts intimes est visiblement quelque chose que seuls les vieux font, comme écrire en lettres attachées ou posséder des livres. 

Sur le plan culturel, Maverick est si près de la tabula rasa qu’il n’y a pas vraiment lieu de l’analyser sous cet angle. Mais sur un autre plan, il remplit de manière éclatante la fonction première de l’art populaire : simplifier à outrance. 

C’est ce que j’ai compris lorsque j’ai réalisé que le personnage de Tom Cruise, malgré ses airs de rebelle, est un fonctionnaire.

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Top Gun : Maverick est un film sur les opérations d’un grand État moderne. C’est un film à propos de politiques publiques. Son message principal représente un formidable déni de la réalité, un exploit cathartique digne des Avengers. De même que les films de superhéros offrent un univers dans lequel on peut enfin distinguer les bons des méchants, Maverick propose un monde où les gouvernements modernes sont capables d’accomplir quelque chose.

Ma vision du film est peut-être influencée par le fait que je travaille à Ottawa. Depuis 2017, j’écris des variations autour d’une question simple : Justin Trudeau peut-il mener un projet à terme ? Je suis loin d’être le seul à me poser cette question, qui par ailleurs ne concerne pas seulement Trudeau, Ottawa ou le Canada. On a beaucoup écrit sur le chaos régnant dans les aéroports canadiens, mais la semaine dernière, le Financial Times a publié un reportage de fond sur le chaos aéroportuaire mondial qui ne mentionnait même pas le Canada. Joe Biden a promis de mieux reconstruire (« Build Back Better ») ; ça ne se passe pas très bien. En France, Emmanuel Macron est le premier président à être réélu en 20 ans, un véritable exploit, mais ça ne va pas très bien non plus. Le Brexit au Royaume-Uni ? N’en parlons même pas

Un terme générique pour désigner la capacité des gouvernements à accomplir des choses est la « capacité de l’État », et la littérature savante laisse vaguement entendre qu’elle est en déclin. Bon, le monde réel étant ce qu’il est, chaque élément de cette affirmation — que la capacité de l’État est en déclin, qu’elle peut être mesurée, le fait même qu’elle existe sous une forme mesurable — est contestable. Pourtant, tout cela semble vrai, n’est-ce pas ? 

Le monde n’a jamais été parfait, et à bien des égards, il était pire dans le passé. Mais avant, on avait le sentiment qu’il était possible de l’améliorer, alors que maintenant, on a l’impression que tout le monde tire à l’aveuglette en se croisant les doigts. 

La pandémie en fut une démonstration magistrale. Notre premier ministre, qui s’enorgueillit de sa capacité à humer l’air du temps, a donné à trois ministres fédéraux de la Santé successifs la directive de s’attaquer à la question de l’emballage des produits du tabac. Puis, le plus grand désastre de notre histoire en matière de santé publique nous est tombé dessus ; il n’y avait rien à ce sujet dans les lettres de mandat. Et il est difficile de blâmer qui que ce soit. Tout le chaos qui s’en est suivi trouve ses racines dans le chaos originel. La vraie vie n’a pas de scénario. Comme Homer Simpson l’a dit, la vie, c’est juste un tas de choses qui arrivent.

Mais dans Top Gun : Maverick, c’est complètement différent ! Voici l’intrigue du film en résumé. Le gouvernement détecte un très gros problème. Son diagnostic est correct. Il trouve comment résoudre le problème. Son plan est bon. Vingt minutes après le début du film, Tom Cruise est informé de la situation à l’aide de graphiques simples aux couleurs primaires. Lui et ses recrues passent l’essentiel du film à s’entraîner pour mettre en œuvre le plan que leurs patrons leur ont remis. Puis, ils l’exécutent. Et le plan fonctionne. 

Mon Dieu, mais c’est le paradis comparativement à la façon dont les choses se passent dans la vraie vie ! Aucune complication n’est tolérée dans l’histoire. Comment sait-on que les méchants sont méchants ? Parce qu’on nous dit qu’ils le sont. Qui sont-ils ? « Ce n’est pas votre problème, soldat. » Y a-t-il quoi que ce soit d’imprévisible autour de l’élément à détruire, que les méchants ont gentiment conçu en forme de cible ? Non. Les Américains doivent-ils agir dans l’ombre pour éviter de heurter les sensibilités locales ou de provoquer un autocrate grincheux ? Allons donc ! Maverick et ses jeunes protégés n’ont même pas besoin de chasseurs à réaction modernes. Ils sont heureux de piloter des F-18 rouillés presque aussi vieux que la bande originale du film. Leur cause est si pure qu’ils volent allègrement vers le danger en utilisant le genre d’équipement qui est habituellement réservé aux Canadiens

Au début, je me suis demandé si Top Gun : Maverick était une ode à l’ère Reagan, lorsque l’Amérique croyait qu’elle faisait progresser une certaine idée du bien et de la liberté dans le monde. Mais il s’agit d’un argument politique, et le film n’a pas la moindre once de politique en lui. C’est pourquoi nous n’apprenons jamais qui sont les méchants, et pourquoi le combat se termine après une seule bataille. L’Amérique dépeinte ici n’est pas un pays qui veut « aider », ni même un pays qui se demande à quoi pourrait ressembler cette aide. C’est simplement un pays qui se botte le derrière et fait ce qu’il a à faire. 

Regarder ce film m’a donné envie de voir Tom s’attaquer à d’autres problèmes dans de futures suites. Dans Top Gun : Contrôle douanier, Tom et une équipe d’architectes d’élite construisent un aéroport qui ne vous détruit pas l’âme à coups de files d’attente. Dans Top Gun : Visionnaires, le budget d’infrastructure de Tom permet de bâtir des choses qui améliorent réellement la vie des gens. Dans Top Gun : Retombées industrielles, Tom et ses jeunes collègues parviennent à acheter une frégate et deux hélicoptères avant que leurs petits-enfants ne prennent leur retraite. Dans Top Gun : Résidence officielle, le premier ministre Tom Cruise choisit l’endroit où il va habiter.

Évidemment, certaines intrigues mettraient à rude épreuve la crédulité du public le plus enthousiaste. La seule arène dans laquelle Cruise est autorisé à gagner est celle, très restreinte, des prouesses militaires. Aucune autre ne pourrait même être caricaturée de manière plausible.

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Une autre production sortie cette année a construit son récit sur le déclin des capacités de l’État, plutôt que de prétendre comme Top Gun que le phénomène n’existe pas. Il s’agit du film Le Batman, de Matt Reeves. Son jeune antihéros revêtu d’une cape se donne comme nom « Vengeance » et se balade dans Gotham City en tapant sur des gens qui ont commis divers méfaits. Malheureusement, à l’instar de ceux qui ont écrit les lettres de mandat de Trudeau, il n’a pas la moindre idée de ce qui va se passer. Il n’arrive pas à résoudre les énigmes posées par le Sphinx, à moins que ce dernier ne lui fournisse les réponses. Et lorsque le Sphinx élabore son plan diabolique, Batman est impuissant à l’arrêter. 

Le Batman est un film sur la bullshit. Le seul personnage qui comprend cela est le Sphinx. Il tue les membres de la classe dirigeante corrompue de Gotham, les qualifiant de « connards sournois et bidon ». Le vrai visage de Gotham, dit-il à Batman, c’est « la corruption, la perversion se cachant sous l’apparence du renouveau ». L’événement central du film est une élection municipale dans laquelle aucun vote, même pour le jeune et télégénique aspirant maire, ne changera quoi que ce soit. C’est une œuvre profondément cynique, mais son cynisme n’est pas gratuit, il découle d’une lassitude tout à fait contemporaine. La seule concession du Batman à l’optimisme est la transformation finale de son personnage principal, qui cesse d’essayer de comprendre la société et se contente de panser les plaies de la ville. Batman, contrairement aux leaders du monde réel, admet enfin ses limites. Heureusement pour lui, il n’a pas à se faire réélire, et c’est peut-être ce qui le sauvera.

J’ai aimé Le Batman plus que je ne l’aurais cru, mais c’est un film déprimant. À l’inverse, Top Gun : Maverick est le film réconfortant de l’été. C’est un classique dans le genre « on passe à l’action ». Espérons que nos dirigeants iront le voir.

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S’il est un paragraphe à retenir de cet excellent texte de Paul Wells, c’est le suivant : « Le monde n’a jamais été parfait, et à bien des égards, il était pire dans le passé. Mais avant, on avait le sentiment qu’il était possible de l’améliorer, alors que maintenant, on a l’impression que tout le monde tire à l’aveuglette en se croisant les doigts. »

Mais alors, comment en sommes-nous arrivé là ? Et peut-on encore y remédier ? Où est-ce notre vision de toutes choses qui a changé ? En telle hypothèse que faudrait-il faire pour retrouver ou redécouvrir un vision plus saine des choses ?

Rien ne peut-être clairement amélioré, si nous ne regardons les choses telles qu’elles sont. Est-il imaginable qu’on ne veuille plus voir, que les officines gouvernementales de diverses parts, qu’elles nous renvoient cette absence de vision tout en nous délivrant ce message que cette absence de vision : « C’est la vision ! » ?

La politique est quelquefois considérée comme une science ou un art de l’action. L’avancement d’un dossier ou son inertie, sont-ils le fait d’un seul homme (par exemple le Premier ministre) ou cela est-il différent ? Pourquoi par exemple les objectifs du dossier climatique semblent-ils impossibles à atteindre ?

La démocratie selon nos penseurs contemporains est devenue un cadre indépassable de la pensée et ainsi de l’action politique… avec la médiocrité (relative) des résultats obtenus de l’avis même des dits penseurs. On peut penser à Hannah Arendt notamment.

Peut-on aller au-delà et agir en sorte de dépasser la démocratie pour s’assurer exclusivement de donner du sens à ce que devrait-être le bien commun ? Ne faut-il pas remettre la politique au cœur de l’action et définir des objectifs qui ne sauraient être atteints sans l’engagement de tous ? Sommes-nous condamnés à errer dans un cadre qui pour diverses raisons nous ne sommes plus habilités à pouvoir nous l’approprier ?