Grimpeur chevronné, bien entraîné, formé en désobéissance civile pacifique, Steven Guilbeault s’était préparé à tout avant sa célèbre ascension de la tour CN en juillet 2001. Ou presque. Car il n’avait pas imaginé que les oscillations du câble d’acier sur lequel il grimpait à petits pas verticaux lui donneraient… le mal des transports, pile au moment le plus important de sa carrière de militant.
Dans sa combinaison orange de Greenpeace, secoué par des vents violents à mi-chemin de l’expédition qu’il effectuait accompagné d’un acolyte, Steven Guilbeault n’en menait pas large sur son perchoir, quelques dizaines de mètres avant de déployer une immense banderole accusant les gouvernements canadien et américain d’être des « assassins du climat ».
« Je garde des souvenirs absolument vifs de cette journée », dit le ministre fédéral de l’Environnement et du Changement climatique en se servant du café dans la salle à manger de l’appartement, au cœur du Plateau-Mont-Royal, à Montréal, où il vit modestement avec sa famille — à loyer et sans voiture, un vélo d’hiver accroché au garde-corps devant la porte (ses proches le décrivent tous de la même manière : quelqu’un de cohérent dans ses choix de vie). Des souvenirs de ces haut-le-cœur, mais aussi de la pluie et des éclairs au loin sur le lac, qui ont forcé les grimpeurs à descendre rapidement vers les policiers qui les attendaient en bas.
Ce coup d’éclat a fait connaître Steven Guilbeault au grand public. Deux décennies plus tard, il continue de le définir — en bien ou en mal.



D’un côté, l’aura du militant de première ligne nourrit sa réputation de politicien. Lors de la 15e Conférence des parties (COP15), à Montréal, en décembre dernier, le commissaire européen à l’Environnement, le Lituanien Virginijus Sinkevicius, déclarait, sourire en coin, avoir entendu parler de ses « exploits héroïques » bien avant de travailler avec lui — un peu comme on évoquerait le parcours d’un vétéran de guerre. Quand Justin Trudeau a présenté le ministre au président américain Joe Biden, à la fin 2021, il s’est aussi appuyé sur ce même pan de carrière. « Il lui a dit : “Joe, laisse-moi te présenter mon nouveau ministre de l’Environnement. C’est un vrai militant : il a été arrêté quatre fois pour son activisme sur les changements climatiques”, raconte un Steven Guilbeault amusé. Le président a souri, avant de lancer : “Oh my goodness, je ne peux pas être vu avec des criminels…” »
À l’autre bout de la lorgnette, le même épisode de sa carrière militante alimente chez les conservateurs fédéraux la rhétorique d’un ministre qu’ils présentent quasi systématiquement comme un « extrémiste radical ».
Vue depuis 2023, l’aventure de la tour CN a aussi des allures de métaphore des défis auxquels doit faire face le ministre. Car à bien des égards, Steven Guilbeault est, à 52 ans, dans une position politique qui rappelle celle du grimpeur de 2001 : secoué par des vents contraires, à la recherche d’un point d’équilibre entre la volonté d’accélérer la lutte contre les changements climatiques et la réalité d’être membre du gouvernement du quatrième pays producteur de pétrole au monde, où le lobby gazier et pétrolier a du poids.
Qu’il soit agrippé à un câble d’acier ou qu’il cherche à marcher sur le fil de la realpolitik, sa mission reste délicate. Et il n’a pas droit à l’erreur.
Steven Guilbeault porte sur ses épaules le grand dossier du siècle, un enjeu au confluent de la politique, de l’économie et de la science. Il en a hérité à un moment crucial : le monde est à la croisée des chemins en matière de climat, et les décisions que le ministre et le gouvernement prennent maintenant auront des conséquences importantes pour les générations futures. Le GIEC, l’organisme international de référence sur la question, rappelait en mars que les effets des changements climatiques sont encore plus intenses et rapides que prévu. L’humanité laisse passer ses dernières chances sur fond d’incendies, d’ouragans, d’inondations et de réchauffement planétaire.
Le Canada, pays nordique, n’est pas épargné. La température y augmente environ deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Au sein du G20, seuls deux pays émettent davantage de gaz à effet de serre (GES) par habitant… Le plus récent bilan national montre qu’en 2021, le Canada a émis 8,4 % moins de mégatonnes d’équivalent dioxyde de carbone qu’en 2005. Certes, la direction de la courbe est bonne, mais pour respecter son engagement de les réduire de 40 % à 45 % sous les niveaux de 2005 d’ici sept ans, le Canada devra néanmoins relever un défi colossal.
D’autant qu’à l’intérieur de la fédération, tous ne perçoivent pas la question de la même façon et avec la même urgence. « C’est un grand enjeu pour les provinces de l’Ouest liées au pétrole », relève Catherine McKenna, qui a vécu ces tensions nationales comme ministre de l’Environnement durant le premier mandat Trudeau (2015-2019). « Et c’est un enjeu utilisé de manière partisane par bien des politiciens conservateurs, qui donnent parfois l’impression de ne pas être convaincus que les changements climatiques sont réels et qu’ils sont causés par l’homme », estime celle qui a fondé Climate and Nature Solutions, une société-conseil en matière d’environnement (elle préside aussi un groupe d’experts de l’ONU qui surveille les engagements des entités non étatiques en faveur du zéro émission nette).
Le contraste est frappant entre une province comme le Québec, qui a le luxe de posséder un réservoir d’énergies renouvelables, et l’Alberta, où 26 % des revenus de l’État proviendront des énergies non renouvelables en 2023-2024 (environ 80 % du pétrole brut canadien est produit en Alberta). La résistance politique aux initiatives fédérales de réduction des gaz à effet de serre y est vive. Les décisions d’Ottawa sont souvent perçues comme des attaques contre l’économie albertaine, ou des intrusions dans un domaine de compétence provinciale (l’exploitation des ressources naturelles est du ressort des provinces, mais l’environnement est plus largement partagé entre les deux paliers de gouvernement).
Quand Steven Guilbeault a présenté en mars 2022 le Plan de réduction des émissions pour 2030, Jason Kenney, alors premier ministre albertain, l’a immédiatement rejeté, en dénonçant cet « ancien radical de Greenpeace » qui « s’attaque de plein front aux 800 000 personnes qui travaillent dans le secteur de l’énergie ». Pas question de coopérer avec le fédéral, prévenait son cabinet. Celui de sa successeure, Danielle Smith, décrit Steven Guilbeault comme étant « totalement hostile au secteur pétrolier et gazier ».
L’ombre des énergies fossiles plane sur plusieurs dossiers controversés qui relèvent en partie du ministère de Steven Guilbeault. Les libéraux promettent depuis 2015 de mettre fin aux subventions aux énergies fossiles — secteur où les profits ne manquent pas. Mais encore en 2021, le Canada a versé quelque 8,5 milliards en subventions au secteur pétrolier et gazier, selon le dernier rapport de l’organisation Oil Change International, qui place le pays au deuxième rang des membres du G20 qui financent le plus cette industrie. Le fédéral investit également beaucoup d’énergie (et d’argent) dans l’incitation au captage et au stockage du carbone, une technologie présentée comme une solution aux émissions de GES, mais qui permet implicitement la poursuite de l’exploitation des énergies fossiles.
Depuis sa nomination en octobre 2021, l’ancien militant a aussi approuvé deux dossiers hautement contestés qui, eux, sont entièrement sous sa responsabilité : le projet pétrolier Bay du Nord et un projet de liquéfaction de gaz naturel en Colombie-Britannique.
« Je prétends qu’il faut regarder l’ensemble de l’action d’un gouvernement pour bien l’évaluer », se défend Steven Guilbeault, en évoquant l’approbation de ces dossiers. « Parce qu’il n’y a pas un gouvernement sur la planète qui est 100 % cohérent et 100 % exemplaire. »
Quoi qu’en dise le ministre, entre les paroles d’intention et les gestes, le Canada n’avance pas assez vite, estiment de nombreuses voix. Le Climate Change Performance Index, un outil indépendant qui compare les efforts de dizaines de pays selon quatre grands indicateurs, classe le Canada au 58e rang (sur 63) pour ses efforts dans la lutte contre les changements climatiques. Les rapports du commissaire à l’environnement et au développement durable ainsi que ceux de la vérificatrice générale du Canada montrent une succession de cibles manquées ou en voie de l’être.
Le Canada — comme le ministre Guilbeault — doit « arrêter la politique de l’incohérence, où on fait des gestes positifs qui sont annulés par des reculs et des demi-mesures », soutient le responsable de la campagne Climat-Énergie à Greenpeace Canada, Patrick Bonin. « Non seulement nos cibles ne sont pas assez ambitieuses, mais en plus, nos actions ne permettront pas de les atteindre. »
Ce n’est pas que le Canada n’agit pas. Sauf qu’en essayant de ménager la chèvre et le chou dans sa transition énergétique, il avance à pas de tortue. « Nous sommes encore dans une logique de compromis politiques qui est incompatible avec les limites de la planète », juge Caroline Brouillette, directrice générale du Réseau action climat Canada (et collaboratrice à L’actualité). Le ministre Guilbeault n’est pas le seul responsable de cette stratégie, mais c’est le mieux placé au Conseil des ministres pour faire progresser le dossier, croit-elle. « Est-ce que j’aimerais qu’il en fasse plus ? Oui. »
Le gouvernement auquel appartient Steven Guilbeault a pourtant bien des moyens légaux pour agir, rappelle Annie Chaloux, professeure à l’Université de Sherbrooke et spécialiste des politiques climatiques. Le jugement de la Cour suprême qui a confirmé en 2021 la constitutionnalité de la tarification sur le carbone, contestée en Saskatchewan, en Ontario et en Alberta, l’a illustré. « Mais Ottawa semble hésiter à utiliser tous les leviers à sa disposition et à pousser des politiques qui feraient avancer la cause environnementale, dit-elle. Le gouvernement ne veut tellement pas que le citoyen se sente touché… »
Catherine McKenna a été aux premières loges des efforts du gouvernement Trudeau pour accélérer la lutte contre les changements climatiques, après une décennie où le Cabinet Harper « niait la science et attaquait les scientifiques ». Elle estime que le pays a fait beaucoup de progrès depuis. Mais elle-même le dit : « Comme tous les gouvernements, le Canada n’en fait pas assez. »
Steven Guilbeault, qui a consacré toute sa carrière à la cause environnementale, sera-t-il celui qui renversera cette tendance ?
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En mai 2016, les militants libéraux réunis en congrès à Winnipeg ont invité Steven Guilbeault, alors directeur principal de l’organisme Équiterre, à leur parler de la lutte contre les changements climatiques. « On ne peut pas construire des pipelines et respecter nos engagements internationaux pour le climat, avait-il affirmé. Dans cette course contre la montre pour éviter le pire des effets des changements climatiques, il n’y a aucune logique, d’un point de vue moral et éthique, à produire et à exporter davantage d’un produit qui est responsable de ce qui menace l’avenir de nos enfants. »
Trois ans plus tard, Steven Guilbeault rejoignait les troupes libérales. Lesquelles, entre-temps, avaient acheté le pipeline Trans Mountain…
L’arrivée de Steven Guilbeault en politique n’a surpris personne qui suivait sa carrière. C’était écrit dans le ciel — et même dans L’actualité en 2007. Alors directeur de Greenpeace au Québec, il évoquait, dans un portrait qui lui était consacré, son attirance pour ce type d’action. « La politique m’intéresse. Mon travail est politique, même s’il n’est pas partisan », disait-il.
Steven Guilbeault mentionnait à l’époque avoir été courtisé par plusieurs formations, dont le Parti libéral du Canada. Une décennie plus tard, un conseiller de Justin Trudeau, Mathieu Bouchard, a mis près de deux ans à convaincre le militant de franchir le pas, en l’appelant « très régulièrement, presque chaque semaine, pour répondre à [ses] questions ». (Mathieu Bouchard a été par la suite son chef de cabinet au ministère du Patrimoine, de 2019 à 2021.)
Des considérations familiales faisaient hésiter Steven Guilbeault. Ce dernier a quatre enfants en garde partagée (aujourd’hui âgés de 13 à 24 ans), et sa conjointe a des jumeaux (qui ont maintenant 12 ans).
L’autre hésitation, plus fondamentale, concernait Trans Mountain. Le plus simple aurait été de choisir un autre parti, mais Steven Guilbeault ne se voyait pas dans l’opposition. Il voulait une chance réelle d’être au gouvernement, d’élaborer et de faire adopter des projets de loi. Pour changer les choses de l’intérieur, une dose de pouvoir est nécessaire, le pragmatique en lui le savait bien.


Le dilemme s’est réglé lors d’une rencontre en tête à tête avec le premier ministre Trudeau. « Je lui ai expliqué qu’il fallait que je puisse dire que je continuais à ne pas être d’accord avec le pipeline, relate-t-il. Le reste m’allait, mais pas le pipeline. Il m’a répondu : “Steven, aucun problème.” À partir de là, j’ai senti que j’avais ce qu’il fallait pour y aller… même si ça allait être un défi. »
Dans la circonscription de Laurier–Sainte-Marie, ses adversaires vont passer une partie de la campagne électorale à dénoncer un geste qualifié de « haute trahison » ou de tromperie. Il remportera l’élection, mais l’enjeu pétrolier reviendra le hanter sous la forme d’un dossier à forte valeur symbolique : Bay du Nord.
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Le 6 avril 2022, le ministre Guilbeault autorisait ce controversé mégaprojet d’exploitation d’énergies fossiles au large des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador. Plus de 300 millions de barils de pétrole (peut-être jusqu’à 1 milliard) pourraient être extraits par la pétrolière norvégienne Equinor, dans une zone où les fonds marins se situent à plus d’un kilomètre de profondeur.
Pour en arriver à cette décision explosive (applaudie par les conservateurs), Steven Guilbeault s’est appuyé sur la recommandation de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada, selon laquelle « le projet n’est pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants lorsque les mesures d’atténuation sont prises en compte ». Equinor devra donc respecter 137 conditions, dont celle que l’exploitation soit à zéro émission de GES d’ici 2050. L’entreprise estime qu’elle émettra 10 fois moins de CO2 par baril que les émissions moyennes des sables bitumineux. Mais du pétrole moins polluant demeure bien cela : du pétrole.
Dans les entrevues accordées par Steven Guilbeault le jour de l’annonce, son visage trahissait son malaise. « Ça a été une journée vraiment difficile, reconnaît-il maintenant. J’avais eu un dossier pas évident au Patrimoine avec le projet de loi C-10 sur les géants du Web… mais il n’y avait rien de personnel là-dedans. Alors que Bay du Nord venait heurter mes valeurs et mon passé de militant. C’est un autre genre de difficulté. »
Lui, l’écologiste qui martèle depuis des années qu’il faut abandonner le pétrole, approuve et défend un projet… pétrolier ? Le paradoxe saute aux yeux. « Je savais que des moments comme ça arriveraient en politique, dit-il. C’est une chose de le savoir rationnellement, mais ça en est une autre de le vivre — et de le sentir dans tes tripes. Je n’ai pas fait semblant que c’était une bonne nouvelle. »
Le ministre fait valoir qu’il ne pouvait pas aller à l’encontre des conclusions de l’Agence. Théoriquement, il aurait pu refuser la recommandation d’approuver le projet. Or, lorsqu’une telle divergence survient, le ministre doit obligatoirement porter le dossier devant le Conseil des ministres, qui tranchera. « J’avais parlé à suffisamment de gens au Cabinet pour savoir que ce serait une discussion difficile, raconte-t-il. J’avais l’impression que le Cabinet allait trancher dans le sens de l’Agence de toute façon. » Politiquement, il était coincé. « Il faut choisir ses batailles. »
Steven Guilbeault rappelle que la réforme du processus d’évaluation environnementale et énergétique adoptée en 2019 s’appuyait sur l’idée de dépolitiser le processus, de créer une véritable agence d’évaluation et de lui donner les moyens de fournir une expertise. « À partir de là, il faut vivre avec les décisions qu’elle rend. Et jusqu’à maintenant, chaque fois que l’Agence m’a dit go, j’ai dit OK. Même chose quand elle a dit non. »
La décision marque néanmoins une cassure dans la relation entre Steven Guilbeault et le mouvement environnemental. Les critiques fusent, la déception est vive. Laure Waridel, qui a cofondé Équiterre notamment avec lui en 1993, n’en revient pas encore. « Je l’écoutais défendre l’approbation de Bay du Nord et j’en pleurais… C’est comme s’il avait avalé le discours du lobby pétrolier, alors que je sais que ça ne correspond pas à ses valeurs. »


Le 6 mai 2022, Équiterre se joignait à la Fondation Sierra Club Canada et déposait une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale pour contester la décision du ministre, par ailleurs toujours membre honoraire de l’organisme (les audiences ont eu lieu en mars et la Cour étudie présentement la cause). « Par cohérence avec ce qu’on a fait dans le passé, nous avions le devoir de nous impliquer dans ce dossier », dit Colleen Thorpe, directrice générale d’Équiterre.
En dévoilant leur recours, les deux organismes notaient que « l’approbation du projet va à l’encontre des obligations internationales du Canada et de l’appel pressant à réduire les émissions mondiales de GES ». L’évaluation environnementale qui a servi de base à la décision du ministre était à leur avis incomplète : elle ne tenait pas compte des GES qui seront émis en aval (quand le pétrole sera brûlé) ni de l’avis des scientifiques du gouvernement concernant le risque pour les mammifères marins.
Mais surtout, rappelait Gretchen Fitzgerald, directrice des programmes nationaux de la Fondation Sierra Club Canada, il y a le contexte plus large de la lutte contre les changements climatiques : à peine deux jours avant l’approbation de Bay du Nord, le secrétaire général de l’ONU qualifiait de « folie morale et économique » les nouveaux investissements dans le secteur des énergies fossiles.
Ce n’est pas une couleuvre que Steven Guilbeault a dû avaler avec Bay du Nord, mais un boa, illustre Karel Mayrand, qui a été pendant 12 ans directeur pour le Québec de la Fondation David Suzuki (il est aujourd’hui PDG de la Fondation du Grand Montréal). « Je pense qu’il a toujours été conscient qu’il ne gagnerait pas toutes les batailles à l’interne. S’il demeure en place malgré cela, c’est parce qu’il sait qu’il peut faire avancer des choses qui n’avanceront pas s’il n’est pas là. »
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Dans l’œil du grand public, Steven Guilbeault a été un militant populaire : une vedette écolo, au statut nourri par d’innombrables interventions médiatiques. N’empêche que, dans l’univers complexe des groupes militants, où l’on se bat pour du financement et une place dans les médias, il a aussi déplu à beaucoup de monde au fil des ans.
« Steven a été clivant dans le mouvement parce que certains écologistes considèrent que la seule lutte valable est celle qui est faite à l’extérieur, sans compromis, croit Karel Mayrand. Alors que lui a toujours surtout cherché à faire des gains, ce qui passe par des compromis. »
Anne-Marie Saint-Cerny, qui a notamment dirigé la Fondation Rivières et la Société pour vaincre la pollution, parle de Steven Guilbeault comme de l’incarnation parfaite du « greenwashing » — ou « écoblanchiment », pour désigner des produits que l’on présente comme étant verts, mais qui ne le sont pas.
L’un des plus vifs critiques tant du militant que du ministre, André Bélisle, président de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique, le compare à un « plan de communication », à un « jovialiste qui fait des compromis sur n’importe quoi parce qu’il est carriériste ». « Quand on est militant, il faut savoir rester droit face aux choses inacceptables », dit-il.
Saint-Cerny et Bélisle faisaient partie des signataires d’une lettre ouverte vitriolique publiée durant la campagne électorale de 2019, où l’on présentait Steven Guilbeault comme une menace pour la cause.
Selon ces deux vétérans du mouvement environnemental québécois, son choix de rejoindre le Parti libéral du Canada n’était que « le dernier geste d’un long parcours qui l’a éloigné de l’écologie et de la lutte pour le climat ». La liste des récriminations à l’égard du candidat était longue, et revenait sur plusieurs dossiers ayant animé le débat public dans les années précédentes : la centrale thermique du Suroît, l’exploitation des gaz de schiste au Québec, le port méthanier Rabaska, la cimenterie de Port-Daniel… Partout, plaidait-on, « les positions de Steven Guilbeault ont systématiquement contredit, contrecarré et parfois même saboté les efforts acharnés et les luttes patientes de dizaines de groupes écologistes ».
« La seule chose qu’on lui doit, dit encore André Bélisle aujourd’hui, c’est tout le temps qu’on a perdu dans la lutte contre les changements climatiques. »
Ancien coordonnateur du Réseau québécois des groupes écologistes, Bruno Massé consacre plusieurs pages de son essai La lutte pour le territoire québécois (XYZ, 2020) au « mythe » Guilbeault. Il dénonce sa proximité avec le pouvoir ; le fait qu’il ait travaillé pour des sociétés comme Deloitte ou Copticom ; son « optimisme débridé » ; sa « naïveté désemparante [sic] » ; le traitement jugé complaisant des médias à son égard… Tout y passe, et le portrait décape.
Hugo Séguin, directeur général de Copticom, une société de services-conseils spécialisée dans les enjeux climatiques, travaillait au cabinet du ministre québécois de l’Environnement (André Boisclair) quand il a connu Steven Guilbeault, en 2002. Dans son essai Lettre aux écolos impatients et à ceux qui trouvent qu’ils exagèrent (Écosociété, 2022), il fait valoir que « tout mouvement social a besoin d’une forte dose de radicalisme. En même temps, tout gain politique est le fruit du travail de personnalités capables de parler le langage de gens aux horizons différents, de les rassembler et de passer à l’action ».
À sa table de cuisine, Steven Guilbeault écoute sans broncher les questions sur les critiques à son endroit : il les connaît par cœur, et les associe à une divergence de vues profonde entre des factions du mouvement écologiste. « Tu peux poursuivre les mêmes objectifs, mais avoir des visions très différentes sur la théorie du changement, les tactiques, les stratégies, dit-il. Il y en a pour qui tu n’es pas un vrai militant si tu ne penses pas comme eux, et je ne suis pas d’accord avec cette approche. Mais au Québec comme ailleurs au Canada, mes critiques les plus sévères viennent de gens qui n’aimaient pas mon style de militantisme avant que je devienne ministre de l’Environnement. Et ça ne s’est pas amélioré depuis ! »
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L’ancien visage de Greenpeace et d’Équiterre a toujours présenté son passage en politique comme une « étape différente de [son] militantisme » — il se considère d’ailleurs comme un « militant au sein du Conseil des ministres ».
Le style et la stratégie Guilbeault, c’est un mélange d’art du compromis, de recherche de consensus, de volonté de conciliation. La conviction qu’il faut encourager chaque petit pas en faveur du climat et que, pour influencer les décideurs, il est nécessaire de cultiver de bonnes relations. « J’ai toujours préféré la collaboration à l’affrontement, explique-t-il. Quand j’ai quitté Greenpeace [en 2007, après 10 ans], j’avais l’impression qu’il fallait que je passe à autre chose en matière de militantisme — d’autant que tout le monde n’était pas à l’aise avec mon modèle. À la base, je me suis tourné vers Greenpeace parce que ça mariait deux choses qui m’intéressent beaucoup : l’environnement et le militantisme. Mais j’ai toujours eu ce côté pragmatique en moi, qui fait qu’on a commencé à être invités aux consultations prébudgétaires ou en commission parlementaire… »
Comme militant, il a conseillé des gouvernements et accepté de participer à différents comités. Il a également applaudi des plans de lutte contre les changements climatiques qui n’étaient pas parfaits — notamment celui de la première ministre albertaine Rachel Notley en 2015 (qui prévoyait une hausse des émissions de GES liées aux sables bitumineux, mais aussi un prix sur le carbone). Pour lui, le verre à moitié vide est surtout à moitié plein, et une demi-mesure est mieux que rien.
Plusieurs compagnons de route évoquent les mêmes qualités pour expliquer le succès du militant Guilbeault et l’influence qu’il a eue : compréhension nette des enjeux, efficacité et clarté dans les communications, éthique de travail « remarquable », capacité à cultiver des relations. Le tout fait avec une « grande gentillesse », souligne-t-on immanquablement — même chez ses adversaires.
La directrice générale d’Équiterre, Colleen Thorpe, malgré sa contestation judiciaire de la décision du ministre concernant Bay du Nord, parle d’un « militant capable de mener les dossiers de façon très calme ». Enclin au compromis, oui, mais « intègre », assure-t-elle.
Un homme qui a « toujours été beaucoup à l’écoute de ce que les autres ont à dire, ouvert au dialogue », ajoute Annie Chaloux, de l’Université de Sherbrooke.
Fondatrice de la plateforme d’investissement en technologies propres Cycle Capital Management, Andrée-Lise Méthot connaît Steven Guilbeault depuis deux décennies — elle est marraine de sa plus jeune fille. « Je l’ai engagé en 2010 comme conseiller stratégique pour aider nos entreprises et notre équipe financière à décoder les attentes sociales et environnementales du public, se souvient-elle. Pour moi, il représente un élément qu’on amène dans la conversation pour en sortir gagnant. Pour pousser la réflexion. Il a compris tôt que, si l’argent n’est pas “intelligent”, on n’ira pas loin avec l’enjeu des changements climatiques. »
Le passage de Steven Guilbeault d’un militantisme de terrain à quelque chose de plus institutionnel, puis à la politique, s’est aussi inscrit dans la transformation plus large du mouvement environnemental québécois. Mouvement d’éveil et de contestation au départ, il s’est enrichi d’une volonté de travailler concrètement sur des solutions. « Steven Guilbeault n’a pas seulement accompagné l’évolution du mouvement, estime Hugo Séguin. Il l’a modelé, défini, guidé, avec une manière de faire qui a permis à beaucoup de gens de se voir en lui. »
Le directeur général de Copticom se dit d’ailleurs convaincu que, « si le rôle de porte-parole du mouvement écologiste avait été rempli par quelqu’un avec une posture différente, en opposition — le “crois ou meurs” de certains militants —, ça n’aurait pas eu le même impact dans la société ».
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Le dossier Bay du Nord illustre les paradoxes et contradictions d’un pays engagé dans la transition énergétique, mais dont l’économie demeure sensible aux retombées des riches gisements pétroliers. L’approbation du projet a-t-elle pour autant fourni la preuve que Steven Guilbeault manque de poids politique au sein du Conseil des ministres de Justin Trudeau — qu’il ne serait qu’une caution morale verte pour les libéraux ? À l’interne, plusieurs estiment qu’au contraire, le ministre a une voix qui porte… même s’il doit là aussi composer avec des intérêts divergents.
« Nous sommes dans un pays où il y a beaucoup de ressources naturelles », rappelle sa collègue et amie Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères. « Steven est conscient que certains le perçoivent comme un activiste et qu’il doit présenter ses dossiers de façon pragmatique pour les convaincre. » Elle estime qu’il a beaucoup évolué comme politicien depuis 2019. « Il a été capable de se bâtir un réseau pour pousser ses dossiers. Et il a beaucoup d’alliés autour de la table. »
Nombreux sont ceux qui vantent la bonne relation de Steven Guilbeault avec Justin Trudeau pour situer sa réelle influence. « Ils ont une relation de proximité. Le premier ministre l’apprécie vraiment, et lui sait comment le convaincre, affirme une source haut placée. Un conseil des ministres, ce n’est pas un vote : c’est le premier ministre qui interprète des consensus. Ça aide d’avoir l’appui de ses collègues, mais il faut surtout avoir l’appui du premier ministre. »
Steven Guilbeault parle pour sa part de son statut de militant à l’intérieur du Conseil comme d’un élément qui « ne fait pas l’affaire de tout le monde… mais qui fait l’affaire du premier ministre. Alors je n’ai aucun doute sur le fait que ma voix porte au Cabinet, dit-il. Et si on a des discussions vigoureuses sur comment on doit procéder, je n’ai besoin de convaincre personne de la nécessité de lutter contre les changements climatiques ».
Outre le dossier Bay du Nord, bien des choses avancent silencieusement et l’encouragent : création d’une nouvelle norme sur l’électricité propre (on vise la carboneutralité pour 2035) ; mise à jour du plan national sur l’adaptation aux changements climatiques ; élaboration de la réglementation sur le plafonnement des émissions de GES du secteur pétrolier et gazier ; fin attendue des subventions aux combustibles fossiles ; mise à jour du marché du carbone…
« Honnêtement, je n’ai jamais vu autant de projets de règlement et de loi dans une année, affirme-t-il. Le niveau d’investissements est inédit [près de 200 milliards de dollars, calcule-t-il d’après le récent budget Freeland], le rythme des actions aussi. On est en train de jeter les bases pour des changements qui vont transformer le Canada. Mais on n’est pas rendu encore. »
La capacité du pays à se rendre à destination repose beaucoup sur les épaules de Steven Guilbeault — où logent les espoirs de ceux qui le voient comme le ministre de la dernière chance. Toutefois, « on doit faire attention à la logique du héros qui va venir nous sauver des changements climatiques, prévient Caroline Brouillette. Il va falloir plus qu’une personne pour renverser la tendance ».
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En ce 15 décembre 2022, Steven Guilbeault circule vivement dans les couloirs du Palais des congrès de Montréal. Nous sommes en plein cœur de la 15e Conférence des parties sur la biodiversité. À ce stade, toute l’énergie est centrée sur l’obtention d’un accord qui paraît alors improbable.
Quelques mois après l’épisode Bay du Nord, la COP15 donne à Steven Guilbeault la chance de terminer l’année du bon pied — et d’atténuer le désenchantement qu’a entraîné l’approbation du projet. Il est comme un poisson dans l’eau : dans les heures où L’actualité pourra le suivre, Guilbeault enchaînera les entrevues avec les médias ; les séances plénières de travail avec d’autres ministres du monde entier ; les rencontres bilatérales où il tentera de convaincre les uns et les autres de faire un compromis là, un effort de plus ici.


Aujourd’hui, le rôle d’un ministre de l’Environnement en est aussi un de diplomate : il faut savoir naviguer dans cet univers délicat où chaque mot a son importance — même quand les propos sont filtrés par la traduction en direct qui accompagne les échanges bilatéraux avec des dirigeants qui ne parlent pas anglais.
La cravate que porte ce jour-là Steven Guilbeault témoigne de ce volet « diplomatie environnementale » : elle n’a rien d’éclatant (des teintes de gris sur fond gris), mais c’est un cadeau de son homologue chinois, explique-t-il. Il la porte donc en signe de courtoisie, mais également comme preuve de leur bonne entente — la Chine et le Canada coorganisent l’événement.
Dans le contexte des relations politiques tendues entre Ottawa et Pékin, le ministre canadien admet être lui-même étonné de constater à quel point la collaboration est facile entre son homologue et lui. « On sait qu’il y a des tensions ailleurs, mais la biodiversité est un enjeu sur lequel on peut s’entendre », dit-il. La Chine étant le plus grand émetteur de GES sur la planète (26 % des émissions mondiales en 2019 — ses émissions ont augmenté de 75 % par rapport à 2005), cette bonne entente pourrait bien être utile dans l’avenir…
L’accord qui sera finalement trouvé à la COP15 (le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal, qui vise notamment à renverser la perte de biodiversité pour « placer les milieux naturels sur la voie du rétablissement d’ici 2050 ») sera largement salué — de même que la contribution du ministre Guilbeault tout au long de la Conférence. « Son niveau de connaissance des enjeux est incroyable, ses arguments sont appuyés », disait à la mi-décembre Virginijus Sinkevicius, le commissaire européen à l’Environnement. « Il est très respecté par la communauté internationale — je le vois vraiment comme l’un des leaders mondiaux des ministres verts. »
Steven Guilbeault met le dossier COP15 dans la liste de ce qui lui donne espoir d’être sur la bonne voie — et qui l’encourage à continuer. Tout devrait aller plus vite, concède-t-il, mais les changements environnementaux ne se font pas en claquant des doigts. Et chaque victoire compte.
Il y a 22 ans, Steven Guilbeault a vu venir un orage alors qu’il escaladait la tour CN. Actuellement, la tempête qui se profile est la crise climatique. Le temps presse pour agir. Il le sait, et ses enfants sont là pour le lui rappeler. « Je comprends la frustration et l’impatience des jeunes et des moins jeunes. C’est ce qui fait que je me lève le matin pour dire : “Qu’est-ce qu’on fait de plus aujourd’hui ? Comment aller plus vite ?” Et c’est pour ça que je suis en politique. »
Cet article a été publié dans le numéro de juin 2023 de L’actualité, sous le titre « Le ministre de la dernière chance ».
Un texte d’une acuité et d’une intelligence tout simplement remarquable…
Parfaitement d’accord!
Portrait nuancé d’un militant écologiste et homme politique qui cherche à changer de l’intérieur en faisant des compromis. Cette approche est louable lorsqu’on a du temps devant soi, ce qui n’est malheureusement plus notre situation. Il y a urgence d’agir et une approche plus « vigoureuse » s’impose.