
À la radio comme dans la rue, la rivalité entre les équipes de hockey les Flames de Calgary et les Oilers d’Edmonton, le sujet incontournable en Alberta, ne domine plus les conversations depuis des mois. Ce sont les déboires du gouvernement et la montée d’un nouveau parti qui accaparent les tribunes téléphoniques. Dans la province où les électeurs s’intéressent le moins à la politique provinciale ! C’est dire à quel point les Albertains en ont assez du parti au pouvoir. Dave Rutherford, influent animateur du matin à CHQR 770 AM, à Calgary, est formel : « Le Parti conservateur est en difficulté, et ce n’est pas arrivé souvent depuis 40 ans. »
Les prochaines élections provinciales en Alberta n’auront pas lieu avant la fin de 2011 ou même de 2012. Mais le Wildrose Alliance (du nom de l’emblème floral de l’Alberta, la rose aciculaire), plus à droite que les conservateurs, pourrait faire bouger les plaques tectoniques de la politique d’un océan à l’autre !
Les champs autour du petit village d’Armena, à 60 km au sud d’Edmonton, sont gorgés d’eau en cette fin de mars. Ce qui laisse aux cultivateurs encore quelques jours avant les semences. Réunis dans la cuisine d’Olav Traa, musicien d’origine norvégienne devenu soudeur afin de tirer profit de la manne pétrolière, trois fermiers en profitent pour discuter autour d’un café et de quelques gaufres préparées selon la recette de la mère d’Olav. De l’aveu même des quatre hommes, la scène a quelque chose d’inusité : ils parlent de politique provinciale !
Ken Cox, qui approche de la soixantaine, jette un regard amusé à ses voisins, Ernie Lang et Keith Stollerby. « C’est nouveau qu’on jase de politique, dit-il. En Alberta, les gens sont plutôt indifférents en général. »
Aux dernières élections albertaines, en 2008, à peine 41 % des électeurs ont voté (contre 58 % aux élections québécoises). Il faut dire que le Parti progressiste-conservateur (PPC) règne depuis 39 ans. Et que 11 majorités consécutives font des conservateurs — les Albertains prononcent rarement le mot « progressistes » — la plus longue dynastie politique encore active en Amérique du Nord. Bref, pas de quoi soulever les passions.
Mais depuis l’automne, le grondement sourd de la colère est de plus en plus perceptible dans la plus riche province canadienne. À peine 16 % des Albertains se disent satisfaits du travail de leur premier ministre, Ed Stelmach — le pire résultat de tous les chefs politiques du pays.
Le premier coup de tonnerre s’est fait entendre lors d’une élection partielle en septembre 2009, quand le Wildrose Alliance a arraché la circonscription de Calgary-Glenmore. Puis, en janvier 2010, deux députés du gouvernement ont traversé le parquet de la Chambre pour porter à trois le nombre d’élus du Wildrose Alliance, né en janvier 2008 de la fusion de deux petits partis marginaux de droite, le Wildrose Party et l’Alberta Alliance.
Les caricaturistes des journaux s’amusent à dessiner un gigantesque 4 x 4 aux couleurs des conservateurs en panne sur le bord de la route, avec un Stelmach qui tente de réparer le moteur pendant qu’une petite Smart aux couleurs du Wildrose Alliance passe à toute vitesse. Au volant, une femme de 38 ans aux cheveux mi-longs et aux yeux verts perçants : Danielle Smith.
Danielle Smith elle-même se réclame de Margaret Thatcher, la « Dame de fer » qui a déréglementé le Royaume-Uni. Ses chevaux de bataille sont avant tout économiques : réduire la taille de l’État, équilibrer les finances publiques, laisser le libre choix aux citoyens en matière de santé et d’éducation. Le Wildrose veut aussi que l’Alberta s’occupe de certaines responsabilités actuellement entre les mains d’Ottawa, dont la gestion des impôts et des taxes et la mise en place d’un régime de retraite albertain. Comme au Québec, quoi !
Depuis que Danielle Smith a pris les rênes du parti, en octobre 2009, celui-ci se maintient en tête des sondages. À la mi-mars, Angus Reid plaçait le Wildrose 15 points devant le PPC (42 % contre 27 %). Et l’avance se confirme autant à la campagne que dans les villes, chez les jeunes que chez les plus âgés, ainsi que dans toutes les tranches de revenu. Du jamais-vu depuis des décennies, convient Roger Gibbins, président de la Canada West Foundation, un groupe de réflexion qui observe la politique dans l’Ouest.
Après des années de croissance économique soutenue, les Albertains ont été frappés par la récession. Et ils se sont rendu compte que le gouvernement n’avait pas une main ferme sur le gouvernail. « Ce gouvernement est fatigué, à court d’idées, et les citoyens le sentent, dit Roger Gibbins. Ils ont maintenant un autre parti de droite crédible pour canaliser cette frustration. »
Dans une province où le Parti libéral et le NPD ont toujours suscité la méfiance et où deux citoyens sur trois se définissent comme des conservateurs, la naissance d’un nouveau parti de droite change effectivement la donne.
Dans le centre agricole de l’Alberta, le concessionnaire Ford de la petite ville de Wetaskiwin, le long de l’autoroute 2 entre Calgary et Edmonton, met en vitrine uniquement ses camions. Les voitures sont au fond de la cour. « Je vends deux fois plus de pickups que d’autos », dit Bart, l’un des vendeurs. La petite église luthérienne du coin est bondée tous les dimanches. Même dans ce royaume de fermiers, l’appui à Ed Stelmach s’effrite. C’est de très mauvais augure pour un gouvernement qui a toujours tiré la majorité de ses députés de la campagne, où se trouve la moitié des 83 circonscriptions.
Pourtant, le premier ministre Stelmach est un ancien agriculteur. Dans la cuisine d’Olav Traa, Ken Cox raconte lui avoir vendu des taureaux avant qu’il se lance en politique. « C’est un bon gars, précise Cox, mais ce n’est pas un leader. Ça me fait de la peine de le dire, mais il me déçoit. »
Keith Stollerby, lui, s’ennuie de Ralph Klein, le charismatique premier ministre qui a cédé sa place à Stelmach en décembre 2006. Ralph, comme on l’appelle ici — les Albertains interpellent les politiciens par leur prénom —, avait « du cran », dit Stollerby. « Qu’il ait raison ou tort, il se tenait debout et il faisait ce qu’il disait. »
Même insatisfaction dans les champs de Grande Prairie, à cinq heures de voiture au nord d’Edmonton. Mandy Melnik, 30 ans, petite blonde aux lunettes rouges, y exploite avec son conjoint une ferme biologique de 80 vaches. « Le gouvernement Stelmach est déconnecté des électeurs. Il n’écoute plus et n’a aucune vision », dit-elle. Aux dernières élections, certains députés conservateurs n’ont pas pris la peine d’ouvrir un local électoral. « Ils nous tiennent pour acquis », ajoute la jeune femme, qui votera pour le NPD la prochaine fois.
L’image d’un premier ministre hésitant colle à Ed Stelmach, qui a fait plusieurs volte-face depuis un an. Il a haussé les taxes sur l’alcool, avant de battre en retraite deux mois plus tard. Il a annoncé son intention de démanteler les régies régionales de santé afin de créer un grand organisme. Dans une province allergique à la centralisation, la réforme s’est heurtée à un mur.
À Calgary, on ne digère pas que depuis 2007 le système de redevances, qui impose aux entreprises pétrolières et gazières de remettre de 36 % à 40 % de leurs revenus à l’État, ait été modifié à cinq reprises, à la hausse comme à la baisse !
L’exploration doit s’étendre de plus en plus au nord et les puits doivent être creusés plus profondément, ce qui entraîne des coûts supplémentaires. Les entreprises n’ont donc pas apprécié la hausse des redevances en 2008. Même avant la récession, le secteur énergétique avait ralenti sa croissance. Dans cette province qui tire 40 % de son PIB du pétrole, du gaz, du charbon et des sables bitumineux et où 30 % des emplois ont un lien avec le secteur de l’énergie fossile, les hôtels ont cessé d’afficher complet et les restaurants se sont vidés, particulièrement dans les villes de moyenne taille.
« L’Alberta a perdu beaucoup de crédibilité aux yeux des investisseurs internationaux », dit Rosemary Bruus, associée de Keystone Capital, une société mondiale spécialisée en conseils financiers pour l’industrie de l’énergie. « Les investissements étant faits sur une longue période, vous ne pouvez pas changer de régime de redevances tous les six mois ! » ajoute-t-elle.
En ce mardi soir frisquet de printemps, plus de 200 personnes sont venues entendre la leader du Wildrose dans la grande salle du chic Calgary Petroleum Club, au centre-ville de Calgary. Son discours est doux aux oreilles de Rosemary Bruus. « L’industrie mérite le respect, affirme Danielle Smith du haut de sa tribune. Le gouvernement fait comme si l’Alberta n’était pas aussi dépendante du pétrole et du gaz pour ses revenus et ses emplois, mais c’est faux. On doit donner à ce secteur un cadre réglementaire qui lui permette de se développer. »
Devant la pression, le gouvernement a de nouveau reculé à la mi-mars et ramené les redevances presque au niveau de 2007. Mais le mal est fait. Le Wildrose a enfoncé ce clou sans arrêt, et les puissantes entreprises pétrolières et gazières ont rempli ses coffres à coups de dizaines de milliers de dollars (les dons des entreprises sont permis en Alberta).
« Ça ne se compte pas en millions de dollars, nuance Danielle Smith en entrevue. Notre financement provient en majorité des petits dons des citoyens. C’est comme ça que je veux bâtir mon parti. »
Les récriminations contre le gouvernement Stelmach ont beau être nombreuses, dans les rues de Calgary, on n’a pas l’impression que la ville est enfoncée dans un marasme économique. Plusieurs gratte-ciels sont en construction, dont le spectaculaire The Bow, à l’architecture vitrée audacieuse, en arc. Cet édifice de 60 étages, le plus élevé à l’ouest de Toronto, abritera le siège social de la société gazière Encana, qui emploie 3 400 personnes.
Vrai que ça ne va pas si mal, affirme Jarrett Leinweber, 27 ans, qui termine sa maîtrise en sciences de l’énergie à l’Université de Calgary et qui s’attend à trouver un emploi rapidement. « Mais on peut faire beaucoup mieux », dit-il.
Je le rencontre dans un de ces petits pubs dont les Albertains raffolent, où l’on peut choisir parmi 30 sortes de bières pression tout en dégustant un steak devant un match des Flames, l’équipe locale de la Ligue nationale de hockey. Jarrett Leinweber, comme beaucoup d’Albertains, estime que la province est loin de réaliser son plein potentiel. « On doit attirer de nouvelles entreprises, diversifier notre économie et cesser de dépenser pour faire plaisir à tout le monde. Si le gouvernement avait mieux géré la croissance des dernières années, on n’aurait pas ce déficit de 4,7 milliards. C’est une honte », dit-il.
À la librairie Chapters du centre commercial Chinook, dans le quartier Glenmore, au sud de Calgary, les livres en vitrine témoignent de la préoccupation des Albertains : le leadership. Des titres comme The Confident Leader, Leadership : The Barack Obama Way et In Search of Leadership : How Great Leaders Answer the Question « Why Lead ? » sont à l’honneur.
Claude Couture, sociologue et historien à l’Université de l’Alberta depuis 22 ans, affirme que les Albertains en ont assez d’être gouvernés par des politiciens qui n’ont aucune vision. « On se compare avec la Colombie-Britannique et la Saskatchewan et on trouve que ça bouge plus là-bas. »
L’obsession du déficit des Albertains montre leur vraie personnalité, croit-il. « L’Albertain moyen est narcissique : il pense qu’il est riche parce qu’il travaille plus fort que les autres Canadiens, alors qu’il a seulement la chance d’être assis sur du pétrole et du gaz ! Et il souffre d’avarice : il préfère être riche et avoir de moins bons services publics. Ne pas faire de déficit, même en temps de récession, plutôt que de maintenir à flot les réseaux de la santé et de l’éducation. » La philosophie libertarienne et individualiste du Wildrose joue habilement sur ces cordes du conservatisme fiscal, explique Claude Couture.
Au gouvernement, on fait preuve de franchise. « C’est clair que notre politique sur les redevances a ouvert la porte à Danielle », dit Ted Morton, le ministre des Finances.
Il convient que le vent de changement souffle avec la force du chinook. « Il y a eu souvent des divisions à droite en Alberta. De petits partis sont nés, mais ils étaient marginaux, populistes et ruraux. Ça n’allait nulle part. La différence avec le Wildrose, c’est que ses membres sont plus urbains, politiquement avertis, mieux organisés. Il représente quelque chose de nouveau en politique albertaine. »
Le ton est calme. Mais on sent dans la voix de Ted Morton une pointe d’inquiétude. L’homme compte plusieurs amis au Wildrose, dont la chef. Certains de ses organisateurs sont allés la rejoindre. Et cet ancien professeur de l’Université de Calgary sait que les Albertains sont capables de grands bouleversements politiques : depuis 1905, quatre dynasties ont dirigé la province.
Le cabinet du premier ministre a préféré ne pas accorder d’entrevue à L’actualité sur les répercussions de la présence du Wildrose. La première réaction concrète est toutefois venue en février, lorsque Ed Stelmach a nommé Ted Morton aux Finances. Il s’agit de combattre le feu par le feu : Morton est un libertarien qui a la même conception de l’État que Danielle Smith. Les conservateurs fiscaux valorisent la responsabilité individuelle et glorifient le secteur privé.
Le Wildrose répète sur toutes les tribunes que la bureaucratie provinciale est incontrôlable, que les dépenses, en hausse de 9 % par année depuis une décennie, ne sont pas raisonnables et qu’un déficit dans une province aussi riche est irresponsable. « Il a en grande partie raison, dit Ted Morton. Il est évident que ma nomination est une tentative pour ramener au bercail les conservateurs fiscaux désabusés qui sont au Wildrose. »
La priorité du ministre des Finances sera donc d’équilibrer le budget avant les prochaines élections. « C’est notre meilleure arme, puisque les Albertains détestent les déficits. Si on arrive à équilibrer le budget, ça va être plus difficile pour le Wildrose. Si on échoue, ça va être dur pour nous », dit Ted Morton.