Le cabinet fédéral que s’est donné le premier ministre Justin Trudeau pour naviguer en eaux minoritaires reflète deux réalités incontournables.
La première, c’est que le Parti libéral, s’il ne veut pas être recalé dans l’opposition plus tôt que tard, n’a plus droit à l’erreur.
Lors de la composition de son tout premier conseil des ministres, en 2015, Justin Trudeau n’avait jamais travaillé avec la plupart des députés à qui il a confié des portefeuilles. Bon nombre des nouveaux ministres faisaient leurs premières armes en politique.
On connaît la suite. Le fait que le courant passait mal entre M. Trudeau et des ministres comme Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott a puissamment contribué à transformer l’affaire SNC-Lavalin en psychodrame politique.
Cette fois-ci, le premier ministre a joué de prudence. Il a tenté de limiter le risque de mauvaises surprises au maximum. Pour l’essentiel, il a nommé aux postes les plus névralgiques du Cabinet des valeurs sûres ou tout au moins reconnues pour leur prévisibilité et leur fiabilité.
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La seconde réalité, c’est que M. Trudeau lui-même a été au centre des plus grosses crises qui ont secoué aussi bien son gouvernement précédent que la récente campagne libérale.
En rétrospective, l’opération la plus réussie du dernier mandat libéral — à savoir le sauvetage de l’ALENA — n’est-elle pas également celle au cours de laquelle Justin Trudeau a le plus cédé la vedette à un autre membre de son gouvernement — en l’occurrence la ministre Chrystia Freeland ?
Chose certaine, au moment où les nuages s’accumulent sur le front des relations fédérales-provinciales, l’équipe Trudeau ne peut plus tenir pour acquis que le premier ministre est, à tous coups, l’homme de la situation.
Dans les provinces des Prairies, le messager Trudeau nuit davantage au message fédéral qu’il ne convainc. En Ontario, il vient de passer la campagne électorale à casser du sucre sur le dos du premier ministre conservateur Doug Ford.
Au Québec, l’idée que le premier ministre — sur la foi de son siège montréalais — puisse se dispenser d’un lieutenant n’a pas vraiment tenu la route.
Ce n’est pas tant pour faire le pont avec le gouvernement de François Legault que Justin Trudeau avait besoin d’étoffer son équipe québécoise que pour faire le poids devant une opposition bloquiste revigorée.
Le retour en force du Bloc québécois a beau tenir au moins autant de la faiblesse des oppositions fédéralistes que du bilan libéral, vu de l’extérieur de la province, le résultat est souvent perçu comme une mauvaise note à porter au dossier du premier ministre.
Au moment où les nuages s’accumulent sur le front des relations fédérales-provinciales, l’équipe Trudeau ne peut plus tenir pour acquis que le premier ministre est, à tous coups, l’homme de la situation.
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On verra à l’usure si la décision de dépêcher la ministre Freeland en service commandé sur le front des relations fédérales-provinciales tient à autre chose qu’une manœuvre de diversion.
En ajoutant le titre de vice-première ministre à celui de responsable des affaires intergouvernementales de Mme Freeland, M. Trudeau a voulu marquer le coup. Il n’en demeure pas moins que la fonction de numéro deux du Cabinet est surtout protocolaire. Stephen Harper, pendant 10 ans, et Justin Trudeau, pendant son premier mandat, se sont dispensés de vice-premier ministre sans que personne y trouve à redire.
De Jason Kenney, en Alberta, à Doug Ford, en Ontario, les premiers ministres des provinces semblent disposés à laisser la chance au coureur. À les entendre, leurs échanges passés avec la ministre Freeland dans le cadre des négociations de l’ALENA les incitent à bien accueillir sa nomination aux affaires intergouvernementales.
Ce relatif état de grâce sera de courte durée s’il appert que la vice-première ministre n’a pas l’influence que suggère son titre.
Dans tous les scénarios, la partie qui s’engage s’annonce corsée pour Mme Freeland. Les provinces pourraient lui donner davantage de fil à retordre que le président américain.
Dans le dossier de l’ALENA, elle pouvait compter sur l’appui moral de la classe politique canadienne et sur une opinion publique prédisposée à lui donner raison lors de ses démêlés avec l’administration américaine.
C’est une dynamique nettement moins favorable qui l’attend au détour de ses échanges avec des premiers ministres provinciaux. Ils sont, pour la plupart, dénués d’atomes crochus avec le gouvernement libéral fédéral.
Si Chrystia Freeland manque son coup, son chef actuel pourrait couler avec elle. Mais si elle réussit à s’en sortir, les rangs de ceux qui rêvent de la voir remplacer Justin Trudeau vont encore grossir.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de janvier 2020 de L’actualité.
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