L’auteur a travaillé pendant près de 20 ans sur la colline parlementaire à Ottawa, notamment à titre d’attaché de presse principal de Jack Layton, de secrétaire principal de Thomas Mulcair, puis comme directeur national du NPD. En plus d’agir en tant que commentateur et analyste politique, il est président de la Fondation Douglas-Coldwell et président de Traxxion Stratégies.
Le vote tenu lundi sur la Loi sur les mesures d’urgence (LMU) — une première depuis son adoption en 1988 — a été instructif à plusieurs égards.
Le Parti libéral n’en est pas à ses premières armes en matière de mise en place d’une loi d’exception, mais il était surtout fascinant de voir le Parti conservateur abandonner toute prétention d’être le gardien de l’ordre public. Pour le Bloc québécois, la cause était plus simple : l’opposition de l’Assemblée nationale du Québec, doublée du spectre de la Loi sur les mesures de guerre (l’ancêtre de la LMU) et de sa triste histoire pendant la crise d’Octobre 1970, rendait un appui aux libéraux quasi impossible.
Le poids de l’approbation — ou non — du recours à cette loi par la Chambre des communes pour contrer les manifestants reposait donc sur les épaules du NPD et de Jagmeet Singh. Et pour le parti de gauche, la situation était fort délicate, même si Justin Trudeau avait choisi, du bout des lèvres, d’en faire un vote de confiance qui aurait théoriquement pu plonger le pays en élections. La décision du NPD d’appuyer la LMU semble aller à contresens de la tradition néo-démocrate. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’était pas réfléchie, et stratégiquement habile.
Il faut savoir que, traditionnellement, le NPD s’exprime haut et fort en tant qu’objecteur de conscience. En 1939, J.S. Woodsworth, alors chef de la FCC (la Fédération du Commonwealth coopératif, première incarnation du NPD), s’était opposé à l’entrée en guerre du Canada contre l’Allemagne nazie. À la fin des années 1960, le NPD avait été le seul grand parti à dénoncer l’appui secret du Canada aux États-Unis dans la guerre du Vietnam.
La décision de Trudeau père de recourir à la Loi sur les mesures de guerre en octobre 1970 avait aussi été rejetée par le chef du NPD, Tommy Douglas, qui réprouvait les énormes pouvoirs arbitraires que s’arrogeait le gouvernement sans fournir « la moindre preuve » d’une « insurrection appréhendée » au Québec. Le courage de Douglas durant cette période a souvent été cité par Jack Layton comme source d’inspiration. En 2015, pour justifier son opposition à C-51, Thomas Mulcair avait comparé la Loi antiterroriste proposée par le gouvernement Harper à la Loi sur les mesures de guerre en 1970.
En plus du pacifisme latent, la base argumentaire souvent utilisée par les néo-démocrates dans ces débats est la responsabilité des élus de veiller à ce que les droits de la personne fondamentaux ne soient pas emportés par une vague d’hystérie collective. Au fil des ans, les décisions du NPD d’adopter des positions profondément impopulaires sont devenues une source de fierté pour le parti.
Or, en appuyant (même avec réticence) la mise en place de la Loi sur les mesures d’urgence, Jagmeet Singh semble aller à l’encontre de ses prédécesseurs. Sur les médias sociaux, une partie de la base militante s’est rebiffée : l’utilisation de la loi n’était pas justifiée, selon elle. L’ancien député Svend Robinson a accusé le parti de trahir l’héritage du NPD, affirmant qu’« un précédent très dangereux [était] en train d’être créé ». Le malaise était perceptible même au sein du caucus. Le député du nord de l’Ontario Charlie Angus a déclaré qu’en votant pour, « [le parti avait] ouvert la boîte de Pandore ».
Cependant, il faut également considérer qu’à Ottawa, tant au conseil municipal que sur le terrain, plusieurs néo-démocrates ont été au premier plan pour dénoncer les manifestants — de même que l’inaction de la police et de la Ville devant les rebelles. Jagmeet Singh avait des appuis chez ces militants.
Les anciens chefs Thomas Mulcair et Ed Broadbent ont aussi défendu la décision de Singh d’appuyer le recours à la loi. Dans une lettre ouverte publiée lundi, Broadbent expliquait avoir demandé la création de la Loi sur les mesures d’urgence pour remplacer la Loi sur les mesures de guerre, afin que « les libertés civiles des Canadiens soient protégées ». Quoi qu’en dise le Bloc québécois, les différences entre les deux lois sont importantes : dans la mouture LMU, la Charte des droits et libertés n’est pas suspendue, les pouvoirs sont limités dans le temps et peuvent être révoqués rapidement par les parlementaires. Une enquête sur les événements sera aussi automatiquement déclenchée.
Ces limites légales ont permis à Jagmeet Singh de justifier l’utilisation de la loi. Mais il faut dire aussi que, pour une fois dans ce genre de débat, le NPD se retrouve au diapason de l’opinion publique… et en bonne position stratégique. Alors que l’opposition au convoi grandissait au pays, le taux de désapprobation de la gestion libérale de la crise était également en hausse.
Pour le NPD, il y avait donc une occasion en or d’adopter une position pragmatique et de tenter de profiter du mouvement. Surtout que Justin Trudeau est vu — même par certains libéraux comme Joël Lightbound — comme en partie responsable de la montée du radicalisme antisanitaire, à force d’avoir politisé la vaccination. De l’autre côté, plusieurs députés conservateurs ont attaché leurs remorques au convoi, dont le seul candidat déclaré à la course à la direction, le favori Pierre Poilievre, de même que l’ancien chef Andrew Scheer et la chef intérimaire, Candice Bergen. Entre les reproches adressés aux deux principaux partis présents aux Communes, Jagmeet Singh et le NPD ont paru capables de se hisser au-dessus de la mêlée.
Ainsi, alors que la fatigue envers le gouvernement Trudeau s’installe et que les conservateurs se disqualifient en s’associant de trop près à des gens qui se retrouvent maintenant en prison, cette décision du NPD, bien qu’inconfortable, pourrait s’avérer un tournant pour le parti. Ses chances de croissance aux prochaines élections paraissent subitement plus concrètes qu’il y a quelques semaines…