
Sourd aux avertissements des partis d’opposition, des juristes, des experts et de son propre commissaire à la protection de la vie privée, le gouvernement conservateur n’aura peut-être plus le choix que d’entendre raison, après la décision rendue vendredi matin par la Cour suprême du Canada.
La décision du tribunal jette un gros doute sur la constitutionnalité d’au moins deux projets de loi actuellement à l’étude et qui fragilisent la protection de la vie privée.
Dans un jugement unanime rédigé par le juge Thomas Cromwell (un des juges nommés par Stephen Harper), la Cour statue qu’une demande de communication volontaire de renseignements personnels faite par la police à un fournisseur de services Internet constitue une fouille et exige par conséquent un mandat.
La cause tranchée vient de la Saskatchewan. Un consommateur de pornographie juvénile en ligne a pu être retrouvé par la police en obtenant volontairement du fournisseur de services Internet (FSI) Shaw les coordonnées de la personne à qui appartenait l’adresse IP qu’il utilisait. Avec cette information, la police a obtenu un mandat pour perquisitionner la maison où il se trouvait.
Il devra subir un nouveau procès à la suite de ce jugement, mais les répercussions de cette décision sont beaucoup plus vastes.
Depuis le printemps dernier, on sait que des centaines de milliers de demandes de renseignements personnels sont faites par les organismes d’application de la loi auprès des FSI. Cela est sans compter les demandes faites par les différents corps de police. Comme la loi permet aux FSI, dans certaines circonstances, de répondre volontairement à ces requêtes à l’insu de leurs clients, elles le font.
Ces pouvoirs ont toujours préoccupé le bureau du Commissaire à la protection de la vie privée, qui révélait ce printemps que plus d’un million de demandes avaient été faites en une seule année et que les FSI avaient volontairement répondu à près de 800 000 d’entre elles.
Sous prétexte de combattre la cyberintimidation, le gouvernement conservateur a inséré dans son projet de loi C-13 une vaste gamme de nouvelles dispositions touchant la protection de la vie privée. Il prévoit entre autres élargir la catégorie d’«agents» et «fonctionnaires» qui pourront se prévaloir de ces demandes de communication volontaire de renseignements personnels par les FSI.
Comme le notait le nouveau commissaire à la protection de la vie privée Daniel Therrien cette semaine, en comité, «en plus des agents de police, ces “agents” et “fonctionnaires” comprendraient les maires, les gardiens, les préfets, les shérifs, certains pilotes de ligne, les agents des douanes, les agents des pêches et tout agent fédéral ou provincial».
C-13 va encore plus loin. Il accorde l’immunité juridique à une personne ou à une organisation qui fournit volontairement des données à un enquêteur qui n’a pas d’autorisation d’un tribunal. C’est la recette parfaite pour la multiplication des échanges informels.
Le volet sur la cyberintimidation de ce projet de loi fait l’unanimité, mais il en va autrement de celui qui accroît les pouvoirs des forces de l’ordre et des fonctionnaires. La majorité des témoins qui ont défilé en comité ont demandé au gouvernement de scinder le projet pour adopter rapidement ce qui fait consensus et étudier plus attentivement le reste (dont je ne vous ai présenté que deux éléments).
Le gouvernement ne veut rien savoir. Il a ignoré (avec la même superbe) toutes les suggestions d’amendements des témoins et de l’opposition, sauf une. Il a accepté que la loi soit revue dans… sept ans.
(Le projet de loi doit encore être adopté en troisième lecture avant d’atterrir au Sénat. Le gouvernement n’a pas voulu dire s’il le modifiera pour tenir compte du jugement, mais on s’attend à ce que son cheminement soit sérieusement ralenti.)
Le gouvernement invoque la sécurité des citoyens et la lutte contre des activités illégales et crapuleuses pour justifier les intrusions autorisées. Selon lui, elles visent à mieux protéger les citoyens contre les abus, la fraude et le harcèlement.
La cour refuse cette logique. «La nature de l’intérêt en matière de vie privée ne dépend pas de la question de savoir si, dans un cas particulier, le droit à la vie privée masque une activité légale ou une activité illégale. En effet, l’analyse porte sur le caractère privé du lieu ou de l’objet visé par la fouille ou la perquisition ainsi que sur les conséquences de cette dernière pour la personne qui en fait l’objet, et non sur la nature légale ou illégale de la chose recherchée», écrit-elle.
Quant aux informations demandées aux FSI, elles s’apparentent simplement à une inscription dans un bottin téléphonique, aiment répéter les différents ministres conservateurs. Là encore, la cour n’est pas d’accord.
«En établissant un lien entre des renseignements particuliers et une personne identifiable, les renseignements relatifs à l’abonné peuvent compromettre les droits en matière de vie privée de cette personne, non seulement parce qu’ils révèlent son nom et son adresse, mais aussi parce qu’ils l’identifient en tant que source, possesseur ou utilisateur des renseignements visés», lit-on dans le jugement.
La décision de la Cour pourrait aussi affecter un autre projet de loi : le projet S-4, actuellement à l’étude au Sénat, et qui modifie la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques. Ce projet inquiète aussi, car il va élargir le pouvoir qu’ont déjà les entreprises de juridiction fédérale (banques, télécommunications, transport, etc.) d’échanger entre elles des renseignements personnels de leurs clients sans obtenir le consentement de ces derniers.
Ce ne sera pas seulement les accrocs aux lois qui pourront justifier ces échanges, mais le bris ou le non-respect de contrats. Et à peu près tous les témoins, là encore, ont dit au comité sénatorial que les garde-fous prévus étaient insuffisants. En vain.
C’est malheureux, mais c’est comme ça depuis quelques années : le Parlement a beau essayer de jouer son rôle de législateur, il est constamment ignoré. Encore une fois, ce sont les tribunaux qui servent de remparts contre l’obstination d’un gouvernement qui prétend toujours que ses projets de loi sont constitutionnels.
Vous trouverez ici le résumé législatif du projet C-13, préparé par la bibliothèque du Parlement, et une courte présentation du projet S-4 ici. Un des grands spécialistes de la question, Michael Geist, a beaucoup écrit sur le sujet. Voici un lien vers un de ces billets récents.
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À propos de Manon Cornellier
Manon Cornellier est chroniqueuse politique au Devoir, où elle travaille depuis 1996. Journaliste parlementaire à Ottawa depuis 1985, elle a d’abord été pigiste pour, entre autres, La Presse, TVA, TFO et Québec Science, avant de joindre La Presse Canadienne en 1990. On peut la suivre sur Twitter : @mcornellier.
« Encore une fois, ce sont les tribunaux qui servent de rempart contre l’obstination d’un gouvernement qui prétend toujours que ses projets de loi sont constitutionnels. »
Le philosophe Normand Baillargeon propose dans sa chronique du journal Voir des chansons qui pourraient avoir un intérêt philosophique (Pour des FrancophiloFolies). À la fin de sa chronique, il demande aux lecteurs d’en proposer. En lisant cet article, je lui suggérerais cette chanson hautement philosophique : « Ça recommence » des ex-Baronets.