
Respirez profondément. Encore. Doucement. Parfait. Maintenant, retenez votre respiration. Encore. Expirez à présent. Une autre fois. Voilà. Merci. Alors vous n’avez pas de souffle au cœur et vos poumons sont clairs.
Avez-vous déjà vécu cette scène ? Sûrement : je viens de vous ausculter. Comme je le fais 50 fois par jour à l’urgence avec tous mes patients. Grâce à mon stéthoscope, vieil ami, aujourd’hui âgé de 198 ans.
Accroché à mon cou toute la journée, cet objet-fétiche mérite qu’on souligne un peu son anniversaire.
C’est en effet le 17 février 1816 que le médecin français René Laënnec inventait cet outil diagnostique remarquable, qui a révolutionné la médecine. Laënnec avait vu juste, en plus de répondre à des questions d’hygiène et de bonnes mœurs.
L’étymologie montre la fonction : le mot vient de stétho- (poitrine) et -scope (observer). Mais plutôt que de coller son oreille directement dessus, Laënnec utilisera des liasses de papiers roulées pour prendre ses distances, surtout afin d’améliorer la transmission des bruits internes. Ce principe, il l’adaptera ensuite par la mise au point d’une série de modèles en bois qui feront école. Merci, collègue.
C’est ensuite vers 1840 que le médecin anglais Golden Bird remplace le tuyau de bois par un tube de caoutchouc, permettant de mieux adapter la position d’écoute et sûrement d’éviter les torticolis. Puis, en 1851, l’irlandais Arthur Leared conçoit l’appareil à deux conduits auditifs, un pour chaque oreille, qui préfigure le stéthoscope moderne.
Le stéthoscope fera son petit bonhomme de chemin jusqu’aux années 1940 et la révolution initiée par David Rappaport avec un double pavillon accroché à une double tubulure souple, qui deviendra pour longtemps le nec plus ultra du stéthoscope contemporain, vendu fort cher et livré dans un coffret de bois.
Jeune médecin, j’en avais d’ailleurs trouvé un avec émotion, tout démantibulé et abandonné dans un tiroir, à l’hôpital de Verdun. Je l’avais fait rafistoler et il m’avait suivi quelques années.
Mais il faudra attendre 1961 pour que le cardiologue David Littmann crée le stéthoscope moderne, encore utilisé de nos jours (et abondamment vendu), de faible poids, acoustiquement solide et surtout, abordable.
Avec les années 2000, la vague des stéthoscopes électroniques, qui amplifient les sons, fera long feu. Je n’en vois d’ailleurs presque jamais dans mon entourage.
D’une part, il ne faut pas manquer de piles. Et surtout, leurs qualités sonores n’ont jamais égalé l’acoustique «naturelle» des meilleurs outils disponibles. C’est, en tous cas, l’avis des meilleurs connaisseurs de l’Institut de cardiologie de Montréal.
Un instrument fort utile
Écouter le corps humain, c’est le principal usage du stéthoscope.
Certaines structures solides, comme les quatre valves du cœur, transmettent une vibration aisément perceptible jusqu’à la surface du thorax où nous appliquons notre diaphragme. Mais il s’agit surtout d’écouter les fluides et plus précisément leurs turbulences, d’où proviennent la majorité des sons utiles.
D’où le fameux «souffle cardiaque», par exemple — généralement absent si le cœur est normal, lorsque le sang s’écoule sans problème à travers les diverses valves, mais qui apparaît dès que les turbulences en troublent la régularité du flot.
On l’entend par exemple quand le passage d’une valve est un peu serré, comme lorsque l’on pince un tuyau d’arrosage : le passage du liquide engendre une sorte de frémissement. La plus fréquemment atteinte est la valve aortique, porte de sortie du cœur vers l’aorte et la circulation générale.
On l’entend aussi quand une valve est «fuyante» et laisse ainsi refluer un peu de sang lors de la contraction cardiaque, situation qui engendre aussi des turbulences audibles. L’insuffisance de la valve mitrale, souvent bénigne, produit de tels sons. Si vous voulez en écouter, plusieurs sites Internet présentent les différents bruits normaux et anormaux.
On dit couramment : «Vous avez un souffle». Alors nos patients restent parfois persuadés que «leur» souffle est une maladie bien identifiable, un peu comme si on avait un kyste ou une tache de naissance. Mais en réalité, rien de tel : un souffle n’est qu’un bruit, d’ailleurs souvent engendré par un cœur normal, par exemple chez les sportifs.
Mais dans certains cas, la présence d’un souffle permet d’identifier avec assez de précision une maladie valvulaire pouvant avoir des conséquences importantes. Le stéthoscope est donc alors fort utile.
L’âge d’or des années 1960
Il faut avouer qu’avec le développement de technologies beaucoup plus précises, comme l’échographie cardiaque, les médecins contemporains ont quelque peu perdu leur oreille.
Mais dans le «bon vieux temps», les cardiologues se servaient essentiellement de leur ouïe (et des symptômes) pour décider — ce que faisait, par exemple, le grand chirurgien Pierre Grondin — à opérer ou non à cœur ouvert une valve malade. Toute une décision ! Vous comprendrez qu’il ne fallait pas trop se tromper.
Un des champions de l’auscultation à l’Institut était le docteur Gabriel Gagnon, qui a pris sa retraite il y a quelques années. On disait qu’il pouvait estimer au millimètre près le degré de blocage d’une valve mitrale (la plus grosse valve du cœur) à l’oreille.
J’ai déjà trouvé, dans de vieux dossiers, ce qu’on appelait alors un «phonocardiogramme», signé par le docteur Gagnon. Tracé de l’enregistrement sonore d’une auscultation aujourd’hui tombée en désuétude, il était une marque «objective» laissée par les bruits, avec des critères précis pour évaluer à quoi correspondait tel ou tel bruit.
Mais tout cela, c’est du passé. Même si l’auscultation cardiaque a encore sa place, une vision plus précise et complète du cœur s’obtient aujourd’hui grâce à l’échographie, qui utilise également le spectre sonore, mais dans les «ultrasons». Elle permet de créer une image, formée par les échos de ces ultrasons se réverbérant sur les diverses structures cardiaques.
Du cœur aux poumons
Le stéthoscope sert aussi beaucoup à écouter les poumons, qui nous révèlent alors si le flot d’air y est normal ou bien si divers problèmes sont potentiellement présents.
Comme pour le cœur, différents bruits permettront de clarifier le tableau clinique : sifflements divers dans l’asthme, stridor (c’est-à-dire un sifflement inspiratoire) dans la laryngite, crépitants en cas de pneumonie ou d’œdème pulmonaire, ou encore diminution des bruits s’il y a accumulation de liquide autour des poumons.
Bref, le stéthoscope permet d’accéder à passablement d’informations utiles sur l’état des poumons, sans être égalé par la technologie dans certains cas.
L’échographie n’a pu prendre la place de l’auscultation pour bien renseigner le médecin (de même que l’infirmière et l’inhalothérapeute), parce que les poumons conduisent bien mal les ultrasons, qui sont rapidement dispersés. Mais ses applications sont aussi en croissance, pour localiser du liquide autour du poumon, vérifier l’absence de perforation pulmonaire (pneumothorax) ou encore évaluer, par des techniques indirectes, s’il y a du liquide dans les poumons.
La tension artérielle
Le stéthoscope est aussi utile pour évaluer votre tension artérielle, par la mesure du niveau de pression où le flot du sang afflue dans une artère (le chiffre du haut = pression systolique, qui correspond à la contraction cardiaque) et le moment où la turbulence disparaît dans les vaisseaux (le chiffre du bas = pression diastolique, qui correspond à la relaxation cardiaque).
Il permet aussi d’évaluer rapidement, mais imparfaitement, s’il y a de la turbulence dans les grosses artères — celle du cou, par exemple (les carotides), celles du ventre (l’aorte et les artères rénales par exemple) ou même dans les vaisseaux de la cuisse (artères fémorales). Un souffle (semblable à celui entendu au cœur en cas de problème valvulaire) signe aussi un phénomène de turbulence, souvent causé par un blocage au moins partiel de la circulation.
Il m’est aussi utile de temps en temps pour écouter le travail de l’intestin, en cas de douleur au ventre, par exemple. Les gargouillis causés par le péristaltisme, cette activité musculaire des intestins, sont en effet audibles — parfois à plusieurs mètres, d’ailleurs — quand on a faim. Augmenté, il signe peut-être une gastro-entérite. Métallique, il peut même indiquer un blocage intestinal. Absent, il dénote que les intestins sont paralysés, par exemple en cas de péritonite.
Dernière utilité du stéthoscope, non prévue par René Laënnec : prendre les réflexes. Comme on ne traîne pas toujours un marteau-réflexe, un bon stéthoscope à la tête assez lourde constitue un substitut fort commode.
Une dernière note : quand j’écoute votre cœur ou vos poumons, évitez d’engager la conversation. D’une part, j’entendrai très mal ce que vous dites. Ensuite, ce sera généralement très fort dans mes oreilles. Enfin, je ne pourrai entendre correctement les bruits normaux et anormaux recherchés.
La mort du stéthoscope ?
Le stéthoscope sera-t-il bicentenaire en 2016 ? On peut dorénavant se poser la question… C’est que plusieurs annoncent sa mort prochaine, en raison de la démocratisation de l’échographie en pratique courante, comme à l’urgence.
L’échographie utilise les ondes sonores comme son ancêtre, mais ouvre des fenêtres remarquables sur le corps humain — bien plus variées que celles offertes par le stéthoscope et, souvent, avec bien plus de précision et d’efficacité. J’y reviendrai.
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