Aux origines de la spécialité de médecine d’urgence

Pourquoi le Québec a-t-il pris des décennies de retard sur le reste de l’Amérique du Nord en matière de médecine d’urgence spécialisée? Le Dr Alain Vadeboncoeur répond à la question en poursuivant son exploration des origines de sa spécialité.

Photo : iStockPhoto

La médecine d’urgence spécialisée, ça vous dit quelque chose? C’est une des dernières spécialités médicales reconnues en Amérique du Nord. Elle a vu le jour en 1972 aux États-Unis et en 1980 au Canada. Mais, notez le bien, seulement en 1999 au Québec. L’histoire de cet accouchement plutôt difficile fait la lumière sur une lutte intéressante, celle de médecins convaincus depuis longtemps que c’était bien la voie à suivre. Je vais maintenant vous la raconter de mon mieux.

Commençons par bien définir les termes : un médecin d’urgence spécialiste détient son diplôme… de médecin d’urgence spécialiste (ce qui n’est pas très original), généralement suite à une formation supplémentaire de 5 ans (qu’on appelle «résidence»)  après son doctorat en médecine, formation ponctuée de stages consacrés à des apprentissages à l’urgence et dans des spécialités connexes.

Au Québec, on trouve actuellement 180 spécialistes, pratiquant surtout en centres universitaires et régionaux, où ils soignent des patients et s’activent aussi en gestion, développement, enseignement et recherche. Ils assument aussi du leadership dans diverses disciplines issues de la médecine d’urgence, comme la toxicologie, la traumatologie, l’avion-ambulance, le préhospitalier ou la médecine hyperbare. Comme toutes les autres, sauf la médecine familiale, la spécialité est encadrée par le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada.

Notez que la majorité des médecins oeuvrant à l’urgence sont issus de la formation de médecine familiale, une résidence de deux ans. Parmi eux, un groupe de plus en plus nombreux suit une 3e année complémentaire de formation en médecine d’urgence, tout en conservant le titre de médecins de famille. C’est le Collège canadien des médecins de famille qui chapeaute ce programme et ces médecins au Canada.

Les origines de la médecine d’urgence

La pratique de la médecine d’urgence provient à l’origine d’une nécessité, celle de bien soigner les patients accidentés et les grands malades. Dès la fin du 19e siècle, l’Hôpital Notre-Dame est ainsi désigné centre d’urgence spécialisé dans les soins aux accidentés. Mais c’est surtout au 20e siècle que les centres de trauma voient le jour. Le premier centre américain de soins spécialisés en traumatologie est ainsi fondé à l’hôpital de l’Université de Louisville aux États-Unis en 1911. En Grande-Bretagne, la spécialité portera d’ailleurs bien plus tard le nom de «consultant en accidents et urgence» (accidents and emergencies consultant).

Même si le premier «médecin d’urgence» est nommé dès 1952 en Grande-Bretagne, la médecine d’urgence spécialisée est essentiellement d’origine américaine. La fondation du Collège américain des médecins d’urgence (ACEP – American College of Emergency Physicians) en 1969 accélère grandement son développement.

Le premier programme nord-américain de la médecine d’urgence spécialisée est ensuite créé en 1970 à l’Université de Cincinnati et c’est au Dr Bruce Janiak que revient l’honneur d’être le premier résident de médecine d’urgence spécialisée aux États-Unis, à l’Université de Cincinnati. Il sera plus tard président de l’ACEP.

Plusieurs programmes de médecine d’urgence spécialisée voient ensuite le jour. Le Dr Peter Rosen devient directeur à temps plein de la médecine d’urgence à l’Université de Chicago et commence cette année-là une résidence en médecine d’urgence. Chirurgien de formation, il est considéré comme un des pères de la médecine d’urgence américaine et publiera plus tard le textbook le plus vénéré de la discipline.

En 1972, la spécialité de médecine d’urgence est reconnue par l’American Medical Association. Le collège américain de médecine d’urgence compte alors près de 3 000 membres qui transformeront considérablement les soins d’urgence. La même année, les débuts en Grande-Bretagne sont plus modestes, avec 32 postes de consultant en accidents et urgence, sans reconnaissance de spécialité, puisque c’est seulement en 1977 qu’un programme de spécialité nait aussi en Grande-Bretagne. Mais elle n’est toujours pas reconnue au Canada.

Au Canada et au Québec

La réflexion canadienne sur l’organisation des soins d’urgence et ses liens avec la traumatologie est alors menée, au tournant des années 1970, par le comité de traumatologie du Collège royal, qui recommande la reconnaissance éventuelle de la médecine d’urgence comme spécialité, une proposition alors rejetée par l’organisation. Notez qu’on en trouve des traces dès 1958, mais l’idée reste en jachère plus d’une décennie.

En 1971, trois résidents se partagent l’honneur d’être les premiers résidents canadiens en médecine d’urgence spécialisée. Les Drs Tim Allen de Québec et Ron Steward de Nouvelle-Écosse (et futur ministre de la Santé dans cette province) sont formés dans le programme de Cincinnati et la Dre Judy Levitan est la première résidente du programme de McGill, conçu en 1969 par un autre chirurgien de renom, le Dr Edmond D. Monaghan, démarré en 1971 et officialisé en 1972. Ces trois résidents pionniers sont diplômés en 1973.

L’Université McGill a donc créé la toute première résidence en médecine d’urgence spécialisée au Canada et probablement la quatrième en Amérique du Nord. On le doit aux convictions du Dr Monaghan, qui pratique à l’Hôpital Royal-Victoria, le berceau du programme. Selon mon collègue Georges Lévesque, un ancien directeur du programme, le Dr Monaghan transfère alors quatre cartes d’accès aux stages de résidence de la chirurgie dans le nouveau programme de médecine d’urgence, un geste audacieux à l’époque.

Mais ce n’est pas tout de suivre une résidence, il faut aussi être reconnu comme spécialiste. Le Dr Ron Stewart écrit donc en 1972 au Collège royal du Canada pour que soit reconnu au Canada son diplôme américain de spécialiste en médecine d’urgence. Ce qui lui est refusé, la spécialité de médecine d’urgence n’étant toujours pas reconnue chez nous et le Collège arguant qu’il n’existe pas d’entente de réciprocité.

Plusieurs médecins d’urgence vont ensuite s’impliquer à fond pour faire avancer la cause et ils ne sont pas seuls, puisque d’autres chirurgiens, surtout des traumatologues, notamment les Drs David Mulder de l’Université McGill et Léon Dontigny de l’Université de Montréal, en veulent aussi et jouent chez nous un rôle important dans l’émergence de la médecine d’urgence.

Le Dr Léon Dontigny, chirurgien cardiaque et traumatologue, est un bon exemple. Impliqué très tôt dans le développement des réseaux de traumatologie en Amérique du Nord et les formations dans le domaine qui créent des liens solides entre les praticiens, les soins aux traumatisés passent pour lui par la création de la spécialité de médecine d’urgence afin de renforcer le continuum de soins liant la scène de l’accident, les soins préhospitaliers, la médecine d’urgence et les soins hospitaliers.

Le chirurgien-traumatologue Léon Dontigny au chevet d’un patient accidenté à l’Urgence de l’Hôpital Sacré-Coeur. Image tirée du film À votre santé, du cinéaste Georges Dufaux. 1974. Site de l’ONF: https://www.onf.ca/film/a_votre_sante/

En 1975, on explore au Collège royal la possibilité de créer un programme conjoint avec le Collège canadien des médecins de famille (dont les membres prodiguent la majorité des soins d’urgence au pays) pour mieux encadrer et développer la pratique de la médecine d’urgence, mais les travaux n’aboutissent pas.

En 1977, la fondation de l’Association canadienne des médecins d’urgence (ACMU) ajoute de la pression pour voir la spécialité au Canada. De nouvelles demandes sont formulées. Et avec succès, cette fois, le Collège royal reconnait — enfin! — dès 1980 la spécialité de médecine d’urgence.

Le Collège canadien des médecins de famille n’est pas en reste: il crée au même moment son propre certificat de troisième année de compétence en médecine d’urgence. Les deux formations évoluent ensuite en parallèle, sans réussir à se rapprocher malgré d’autres tentatives.

Et au Québec?

La spécialité est donc reconnue aux États-Unis et au Canada… mais toujours pas au Québec – où il ne manque pourtant pas de militants convaincus et convaincants.

Le Comité des études médicales de la Corporation des médecins du Québec (CMPQ) réfléchit dès 1974 à «l’opportunité de créer une spécialité en médecine d’urgence et de demander aux facultés de médecine d’élaborer des programmes de formation», mais rejette alors l’idée, tout en demandant «aux facultés de médecine d’inclure au programme de formation des médecins les éléments nécessaires pour préparer les omnipraticiens aux problèmes rencontrés dans les cliniques d’urgence.»

Après la reconnaissance canadienne, un comité est mandaté par la CMPQ en 1981 pour se positionner de nouveau sur la question. Formé d’administrateurs de la Corporation, il comprend le Dr Léon Dontigny, que vous connaissez déjà et qui a fait partie des promoteurs au Collège royal, de même que les Drs Hélène Lamontagne, Claude Roberge, Eugène Robillard, Wayne Smith (un des premiers médecins formés en spécialité à McGill et ensuite directeur du programme), Michel Tétreault (qui préside le comité et sera quelques années plus tard président de l’ACMU) et Peter Vaktor (urgentologue).

Cet intéressant rapport traite plus largement de la nécessité de se doter d’un système de soins d’urgence répondant aux meilleures normes de soins et spécifiquement, par sa recommandation 11, à la reconnaissance de la médecine d’urgence spécialisée: «Que la corporation favorise l’établissement de programmes de formation postdoctorale spécialisés en médecine d’urgence, établisse des critères, des méthodes d’évaluation, de la compétence spécifique des médecins d’urgence et délivre un certificat de spécialiste en médecine d’urgence aux médecins qui auront satisfait ces critères».

Mais cette recommandation est à nouveau rejetée par le Bureau des études médicales de la CPMQ, qui suggère toutefois de poursuivre l’étude de la question et  justifie ainsi sa décision : «Le Comité des études médicales constate que le comité ad hoc a décrit les éléments d’un système existant actuellement aux États-Unis et, tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’un bon système, ceci ne représente pas l’unique modèle à suivre. Certains éléments peuvent être retenus mais tous ne sont pas applicables dans le contexte québécois.»

Le conseil d’administration entérine cette décision, au grand désarroi des urgentologues jusque là impliqués. Mais la porte n’est tout de même pas complètement fermée puisque la médecine d’urgence comme spécialité doit faire « l ‘objet d’une étude plus poussée.»

Le Québec prend du retard sur le reste de l’Amérique du Nord en la matière. Mais le nouveau refus marque aussi le début d’une lutte opiniâtre qui s’étendra sur près de deux décennies. Je vous en reparle dans mon prochain et dernier billet sur l’histoire de la médecine d’urgence.

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Permettez-moi de me présenter .Je suis octogénaire et retraité de la pratique en Optométrie, troisième génération .:grand-père gradué de Boston en 1892 et Montréal en 1910,père de Montréal en 1929 et moi-même en 1960.
J’ai été consultant à l’Institut de Cardiologie pour prescrire des lunettes spécialisées pour les chirurgiens cardiaques.Pierre Grondin m’a lui-même invité à assister en salle d’opération à des chirurgies où je pouvais prendre des mesures précises des distances entre les yeux et les champs opératoires.
Ceci dit…je comprends bien le cheminement ardu de votre spécialité.
Les relations ophtalmologistes-optométristes ont subi un parcours aussi inexplicable (pour le bien-être des patients). Seul le corporatisme buté en est le responsable.Quand j’étais étudiant, les cours de pathologie étaient dispensés par des Ophtalmologistes de BOSTON.
Grâce à Guy Breton,recteur de l’Université de Montréal, mes confrères optométristes sont admis en clinique dans des hôpitaux.
Le Québec évolue trop lentement à cause d’un conservatisme dépassé …
Continuez,Alain,à baliser des sentiers…ouverts sur un avenir prometteur.

Buté, je ne sais pas, mais il est vrai qu’il y a toujours dans ce genre d’enjeux des intérêts en cause qui ne sont pas exclusivement ceux des patients que nous soignons. Merci du commentaire.

Bien hâte de voir votre suite de cet article Dr Vadeboncoeur. L’implication importante (trop large ?) des associations médicales CPMQ, FMOQ, FMSQ, … dans le développement de notre système de santé me rend toujours dubitatif … Peut-être est-il temps de faire basculer le balancier … et à chacun son champs d’expertise.

Il faut nuancer, le CMPQ n’est pas une « association médicale », c’est un ordre professionnel, issu de la loi médicale et régi par la Code des professions, avec des responsabilités précises, dont celle de statuer sur la création de nouvelles spécialités. Quant aux Fédérations, votre point se discute, effectivement. Merci du commentaire.

Je suis un peu déçu par cet article.l’auteur fait essentiellement l’historique de la reconnaissance de la médecine d’urgence comme spécialité.
J’aurais aimé qu’on m’informe plus sur ce que constitue la médecine d’urgence, quitte à l’expliquer par l’exposé de quelques cas.

Intéressant. Travaillant au Stade des Expos en 1974, je me fracturai une jambe et on m’offrit d’aller, soit à l’hôpital Victoria où les joueurs étaient amenés habituellement, ou à Sacré-Coeur, géographiquement plus proche. À l’époque, Sacré-Coeur héritait de tous les accidentés graves des Laurentides, me dit-on, ce qui retarda mon opération.

Désolé pour vous. Mais l’Hôpital Sacré-Coeur est effectivement un centre de trauma tertiaire. Une « simple » fracture pouvait sans doute être traitée dans un hôpital moins spécialisé. Ceci dit, vous parlez d’une époque lointaine, avant la mise en place du système de traumatologie.

Article fort intéressant et instructif, au sujet du développement, au Québec, de cette « nouvelle » spécialité de la médecine… Convenons que cette spécialité joue un rôle essentiel et incontournable, dans notre société, et répond à des besoins très réels. On doit constater, encore une fois, que trop souvent les « bonzes » déjà en place et possédant le « pouvoir objectif » de mettre des bâtons dans les roues de l’évolution normale de l’évolution des meilleures idées et pratiques les plus prometteuses, en ce domaine de pointe de la recherche appliquée… que trop souvent ces messieurs ( le masculin s’impose trop souvent, hélas, ici aussi, de toute évidence ) ont tout fait pour éviter de perdre leur pouvoir ou devoir le partager avec de nouveaux « penseurs »… Dommage, mille fois dommage !

Une chose, pourtant, qui m’énerve, c’est de lire, encore une fois, dans le sous-titre de l’article, une façon ( sensationnaliste ) de prétendre que ce qui se fait (ou ne se fait pas ici, au Québec ) nous place irrémédiablement au rang des cancres ( « les pires en Amérique » ), ce qui me semble un tantinet exagéré… et passablement naïf, en plus. Il suffit de voyager un tout petit peu, sur ce continent, en commençant par notre « plusse beau pays du monde », pour constater que tout cela n’est pas si vrai que ça… Cela dépend, pour sûr, avec qui l’on veut bien se comparer. Est-ce que, dans la vraie vie, chaque Province canadienne, chaque État américain, chaque ville de ce continent est plus avancée que nos propres villes? Loin de moi, le désir de « couper des ailes » à qui que ce soit. Loin de moi, la « pensée magique » désirant nous accorder des médailles, à tout prix, et surtout au « meilleur marché » possible… Mais de là à suggérer que tout est pire ici que « n’importe où en Amérique »… Je n’achète pas cet argument fallacieux, tant qu’on ne m’aura pas fourni des preuves solides que tout cela est bien réel, vérifiable, indiscutable… Cela n’enlève absolument rien aux valeureux défenseurs, promoteurs, réalisateurs de l’implantation de cette « nouvelle » spécialité de la médecine. Bravo, et merci… Mais, de grâce, lâchez-moi cette propension au misérabilisme local institutionnel…

Bien que cette partie du texte ne relève par de moi, ce qui est écrit est simplement factuel: la spécialité de médecine d’urgence a été reconnue respectivement 25 et 17 ans plus tard au Québec qu’aux États-Unis et au Canada, voilà tout. Merci du commentaire.

« Une chose, pourtant, qui m’énerve, c’est de lire, … irrémédiablement au rang des cancres »
Mais mon pauvre monsieur, nous SOMMES des cancres, à ce niveau-là. Et malheureusement, s’il n’y allait que de notre réputation !? Mais malheureusement, voilà, que ce serait l’exception honteuse à la règle que le ridicule ne tue pas. 30 ans d’obstructionnisme nous le démontrent bien. Les urgentologues, au Québec se font encore très rares. Nos urgences sont meublées de médecins de familles (Spécialité la plus courte, 2 ans) avec un tout petit certificat d’urgence(1 an). 75% de ce que les urgentistes savent, et utilisent, ils l’ont appris sur le tas. Et bien comprendre que le tas; c’est nous. Et que c’est, on devrait être heureux de l’apprendre, « un groupe de plus en plus nombreux suit une 3e année complémentaire de formation en médecine d’urgence »