Comment l’urgentiste Patrick Pelloux a vécu le drame de «Charlie Hedbo»

«J’ai laissé une partie de moi-même là-bas. Ça fait 25 ans que je fais de la médecine d’urgence. J’ai vu des trucs horribles… Quand je suis arrivé là, je n’ai rien pu faire, j’étais inutile…»

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«J’ai laissé une partie de moi-même là-bas. Ça fait 25 ans que je fais de la médecine d’urgence. J’ai vu des trucs horribles… Quand je suis arrivé là, je n’ai rien pu faire, j’étais inutile…»

Le visage défait, l’air hagard, la voix faible, c’est l’urgentiste français Patrick Pelloux qui parlait ainsi au lendemain du drame du Charlie Hebdo.

Urgentiste des SAMU (services d’aide médicale urgente) de Paris, président de l‘Association des médecins urgentistes de France, le docteur Pelloux était chroniqueur à Charlie Hebdo. Il est aussi l’auteur de plusieurs livres, le plus connu étant On ne meurt qu’une seule fois et c’est pour si longtemps, un récit de la mort des grands personnages de l’histoire.

(Cliquez sur l’image ci-dessous pour vous rendre sur la page où se trouve l’entrevue donnée par Patrick Pelloux à l’émission On n’est pas couché.)

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Mon collègue a vécu ce drame de toutes les manières possibles : comme médecin, ami, chroniqueur et militant.

Patrick Pelloux, urgentiste et militant

Je connais un peu l’homme et le médecin, qui a mon âge — nous sommes nés à quelques jours d’intervalle —, pratique mon métier, aime écrire, milite pour la défense du système de santé public en France, prend souvent position publiquement et ne déteste pas les médias.

Accompagné de plus de 300 urgentistes français, il était venu à Montréal en 2005 pour un congrès international de médecine d’urgence, que j’avais organisé avec des collègues — dont Pelloux lui-même —, sous la gouverne de l’Association des médecins d’urgence du Québec. Il s’était forgé une réputation de batailleur en France en lançant l’alerte lors de la grande canicule de 2003 à Paris, qui avait fait tant de morts.

Il tient sa chronique dans Charlie Hebdo depuis plusieurs années, analysant les problèmes du système de santé, dénonçant les décisions politiques qui le mettent à mal ou, plus simplement, racontant sa vie d’urgentiste et celle de ses patients.

La tuerie

Le 7 janvier, en matinée, s’achève la réunion de l’équipe de Charlie Hebdo. Le thème est la lutte contre le racisme.

Pelloux aurait dû être présent, mais il se trouve plutôt à 200 m de là, dans un autre édifice, pour une réunion entre les SAMU et les Sapeurs-pompiers (l’autre branche des intervenants d’urgence en milieu préhospitalier) afin d’améliorer l’arrimage entre les équipes et les départements urgence.

À 11 h 30, on l’appelle sur son cellulaire. C’est Jean-Luc, un graphiste, qui lui crie: «Viens vite, on a besoin de toi !»

Pelloux raconte ainsi : «J’ai cru que c’était une blague. J’ai cru qu’ils avaient fini plus tôt et qu’ils voulaient qu’on boive un coup plus tôt. J’y suis allé avec le médecin-chef des pompiers de Paris ; on était à 500 m de Charlie. Je suis arrivé en premier. Je ne vous décris pas ce que j’ai vu.»

Il monte rapidement jusqu’à la salle de réunion. Ce qu’il voit le démolit. Devant lui : ses amis en sang, plusieurs blessés, autant de morts. Tous ses amis. Il devait être avec eux. «C’était horrible. Horrible.»

Mais il est urgentiste : son métier l’amène à intervenir partout dans les rues de Paris, les maisons ou les lieux publics. Alors il agit. Il n’a pas le choix, il plonge au cœur du carnage.

Il ne parlera pas beaucoup de ce qu’il a fait sur place, mais on l’imagine aisément : identifier les survivants, contrôler les hémorragies, assurer le maintien de la respiration, organiser les évacuations, contacter les hôpitaux. Bref, tout ce que fait, en France, un médecin des SAMU.

À un moment, il essaie de rejoindre le président Hollande pour le faire venir sur place. Il le connaît, l’ayant rencontré quelque temps auparavant. On lui passe le président, qui lui dit : «J’arrive».

D’ailleurs, on le verra, durant la grande marche de dimanche, serrer le président de la République dans ses bras. Ce président, qui arrive à faire rire les gens de Charlie au moment où il reçoit une «chiure» de moineau sur l’épaule. Tout à fait dans l’esprit de Charlie.


Les suites du drame

On voit ensuite Pelloux sur plusieurs plateaux de télévision, dans les 48 heures qui suivent. Sa douleur est terrible, sa peine est intense. Il est défait, submergé, catastrophé. Mais il témoigne. Il tient à témoigner. Peut-être que cela lui fait un peu de bien.

On le voit afficher humblement de la culpabilité, comme s’il n’avait pas assez fait : «Je les ai pas sauvés. — Si, vous en avez sauvé plusieurs.»

La perte des repères paraît tout aussi intense : «Votre boulot à vous, ça va être quoi dans les prochaines semaines ? — Je ne sais pas, je ne sais plus.»

C’est qu’il doit absorber le coup, l’urgentiste sonné de 25 ans de pratique : «Quand j’ai vu ça, putain… j’ai vieilli…». Il parle difficilement.

Il témoigne, parce qu’il faut que la vie continue. Il lui faut parler, se confier, et même arriver à prendre un peu de recul, recadrer le drame. Et comme il le dit lui-même : il faut continuer.

Continuer à vivre

Et continuer, pour lui, ça veut dire avant tout continuer Charlie Hebdo, continuer à écrire et dessiner, continuer à dénoncer. Mais on voit qu’il n’a pas beaucoup douté : «Est-ce que ceux qui restent ont envie ? Ç’a été la question qu’on s’est posée, jeudi matin. On s’est dit : “Ben alors, qu’est-ce qu’on fait ? On y va ?” Et tout le monde a dit : “On y va (…) On va y arriver.”» Ce qu’ils ont fait.

Le journal, la parole, le dessin surtout, tout ce qui a été attaqué a donc continué. Mercredi, leur numéro spécial a été tiré à plus de cinq millions d’exemplaires, surtout pour la France et l’Europe. On a vu des numéros se vendre des centaines de dollars dans les petites annonces de ce côté de la mare…

Comme il l’a lui-même dit à l’un des animateurs : «J’étais venu te dire que le journal va continuer, parce qu’ils n’ont pas gagné.»

Pelloux célèbre aussi les qualités des amis qu’il a perdus: «C’était des hommes tellement bons. C’était des hommes tellement généreux. (…) Tous autant qu’ils étaient, c’était de grands humanistes.»

Et pour garder la tête hors de l’eau et redonner un sens à tout ce qui arrive, il essaie de recadrer le drame dans une réalité plus large : «Il n’y a aucune haine à avoir contre les musulmans. Et que tout le monde, chacun, devant chez lui, au quotidien, doit faire vivre les valeurs de la République.»

Et il essaie, tant bien que mal, de conserver un peu de l’humour qui était la marque de commerce du journal : «Je suis sûr que Charb s’est levé pour les traiter de cons […]». Ce Charb qui lui avait dit, il y a peu de temps : «Tu sais, ils vont pas me buter, parce que ça va faire un scandale national.» On le voit sourire un peu. Il est toujours en vie.

Redonner un sens à la réalité

On peut se demander : comment continuer à donner un sens à la réalité, dans les circonstances ? Comme l’affirme un de ses collègues, c’est d’abord en restant qui on est, en restant authentique : «Il faut continuer à rire, il faut continuer des dessins violents. On serait extrêmement décevant pour eux de faire des dessins mous.»

Mais aussi, en s’assurant de conserver une réponse humaniste au drame, et non seulement un durcissement des positions, comme Pelloux l’affirme ainsi : «De n’avoir qu’une réponse sécuritaire, on se tromperait.»

Pour lui, le combat sera sur tous les fronts. Bien sûr sécuritaire, mais il y a aussi «l’éducation, la culture avec des choses qui pénètrent les consciences, parce que rien n’est jamais acquis […] Il faut aller vers des sociétés plus humaines, non violentes.»

Homme de gauche, il a aussi le courage de remettre en cause les idées reçues : «Il faut lever l’étreinte du dogme tout économique. Les peuples ont besoin de pouvoir mieux vivre, et il faut qu’économiquement il se passe quelque chose qui lève l’étreinte. Les gens qui gagnent des milliards en Bourse et qui regardent ce truc comme un événement d’un peuple qui essaie de défendre ses droits cela suffit.»

Prendre soin de soi

S’étant retrouvé au cœur de ce qu’on peut imaginer de pire, mon collègue Pelloux est à risque après cette catastrophe : risque de dépression, d’anxiété et même de choc post-traumatique.

On peut se demander quand et comment il reprendra son métier. Il va avoir besoin d’aide. On en a tous besoin dans de telles situations. Heureusement, les services d’urgence français ont une bonne expérience des interventions utiles en de telles circonstances.

Comment les gens d’urgence s’en tirent-ils, de manière générale — puisque nous rencontrons tous des drames intenses de cette nature ? Sans comparer l’ampleur du drame, j’ai déjà reçu à l’urgence toute une famille décimée au couteau et à coup de marteau par le père, que je devais soigner aussi. Et une autre, abattue par un des enfants. J’ai déjà eu à soigner des proches dans des situations urgentes. J’ai déjà réanimé des amis. Tous les gens d’urgence vivent de telles situations.

Comment survivre, moralement ? Il n’y a pas de truc, mais je suis certain qu’il faut rester humain, continuer de porter attention aux autres et ne pas se couper de nos émotions. Continuer à écouter nos malades et consoler les survivants, demeurer à l’affût de la détresse de nos confrères et prendre du temps pour soi et pour les autres après de tels drames. Et continuer à vivre.

C’est ce que Patrick Pelloux, qui a toute mon admiration, essaie de faire ces jours-ci. Bon courage, Patrick. Nos pensées t’accompagnent, toi et tes amis, les vivants comme les morts.

* * *

À propos d’Alain Vadeboncœur

Le docteur Alain Vadeboncœur est urgentologue et chef du service de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal. Professeur agrégé de clinique à l’Université de Montréal, où il enseigne, il participe aussi à des recherches sur le système de santé. Auteur, il a publié Privé de soins en 2012 et Les acteurs ne savent pas mourir en 2014. On peut le suivre sur Facebook et sur Twitter (@Vadeboncoeur_Al), et il a aussi son propre site Web : alainvadeboncoeur.com.

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Les commentaires sont fermés.

Vous avez toute mon admiration. Vous êtes un très grand médecin, profondément humain et d’une très grande générosité. J’espère pour vous le meilleur.

Hum… Un name-dropper qui name-drop au sujet de son travail? Le numéro du Président de la République, était-il sur le speed dial? Vachement « people » comme texte. Vos chroniques sont généralement pertinentes. Ici, ce n’est pas de votre meilleur cru. Vous avez écrit de bien meilleures chroniques par le passé, Docteur Vadeboncoeur.

Merci Dr Vadeboncoeur de prendre, vous aussi, position dans les médias. Plus que jamais, les québécois ont besoin de vos interventions…

Dr Pelloux ne croit pas aux « vraies affaires ». Les mauvais mythes de ce genre nous éloignent de solutions qui demandent de la créativité et de l’humanité.